Depuis le décès de sa mère, la principale ligne qui traverse l’œuvre de Hironobu Sakaguchi est la mort : Final Fantasy VII, Final Fantasy IX, Final Fantasy X, le film Final Fantasy : Les Créatures de l’esprit. Mais aussi Lost Odyssey, sans doute le jeu le plus abouti sur ce thème puisque toute la narration en découle. La mort y est associée comme toujours chez Sakaguchi au thème du temps, donc de la mémoire (qui trouve une résonance jusqu’au titre même du jeu : « L’Odyssée oubliée »). Surtout, ce jeu propose au joueur non pas de se faire raconter la mort, mais de la jouer.
Vivre dans l’oubli : la malédiction

Pour mieux comprendre la mort chez Sakaguchi, il faut bien considérer qu’il l’envisage forcément sous un autre angle que dans les sociétés occidentales : le Japon est un pays traversé par des conceptions shintô et bouddhique.
« L’immortalité du personnage est une métaphore évidente de cette souffrance perpétuelle causée par les mille vies de Kaim »
Le personnage principal, Kaim, souffre d’une malédiction double. Tout d’abord, il est amnésique. Dans le J-RPG les héros amnésiques sont un artifice fréquent permettant de faciliter la narration (impression de nouveaux mondes, ignorance totale et justification d’explications élémentaires données au personnage principal) ; mais Lost Odyssey en fait un ressort principal de son histoire en le couplant avec l’immortalité de Kaim. Dans le Bouddhisme, le cycle des réincarnations expose l’âme à des souffrances éternelles (vieillesse, maladie, désirs etc.) expérimentées par Siddhārtha Gautama, considéré comme le premier Bouddha. Pour s’en libérer définitivement, il faut atteindre le nirvāṇa, généralement traduit par « éveil », « libération », mais signifiant plus littéralement « extinction », afin de briser le cycle des réincarnations. Bref, mourir définitivement, permettant la béatitude de la non-existence, le détachement total de la vie terrestre. L’immortalité du personnage est une métaphore évidente de cette souffrance perpétuelle causée par les mille vies de Kaim. Il est celui qui reste quand les autres disparaissent, celui qui souffre de la mort des autres. Le pire dans l’histoire, c’est que Kaim a oublié pourquoi il a si mal.

C’est pour cette raison que le personnage dérange par son étrangeté et que tous les mortels évitent son regard. Le visage du héros est terriblement impassible et dans ses yeux sourd une tristesse infinie. Si le jeu propose des explications « terre-à-terre » en lien avec l’histoire globale du jeu (une sombre affaire de portails inter-dimensionnels entre deux peuples), c’est dans sa portée métaphorique que s’apprécie la narration dans ce qu’elle enseigne : faire face à la mort est la clé de l’apaisement.
Le devoir de mémoire pour ceux qui sont morts
Final Fantasy IX est sans doute le Final Fantasy le plus enclin à traiter de la thématique de la mort malgré ses innocents atours. Elle est absolument omniprésente : rares sont les lieux qui échappent à la destruction. Le CD1 se terminait en laissant pour morts tous les personnages face contre terre. Le cas du petit mage noir Bibi est aussi une réflexion sur l’existence : originellement une "marionnette" servant sur le champ de bataille, lui et certains de ses congénères ont acquis une conscience par accident. La question se pose alors : est-il vivant ? Les autres ont-ils été détruits ou sont-ils morts ? Dans un village où ces mages noirs se sont réfugiés pour vivre leur propre vie, Bibi interrogera le chef du village sur la question de son âme... face à une tombe, dans un cimetière. La mort avait aussi été abordée sous l’angle de l’oubli, avec le personnage de Freyja : cette femme disparaît aux yeux de son être aimé quand celui-ci revient de son aventure, complètement amnésique. Elle l’a attendu toute sa vie, tandis que pour lui, elle n’a jamais existé. Une mort symbolique, une mort dans l’oubli.

En ce qui concerne Lost Odyssey, la quête du personnage est de se souvenir d’un passé enfoui. Pour illustrer les multiples vies passées du personnage, surviennent à des moments inopinés, comme à l’occasion d’un envol d’oiseaux, d’un ballon qui roule ou encore d’un objet tenu dans la main, des réminiscences d’un personnage en quête de soi, exprimées sous formes de nouvelles à lire. Quasiment tous ces récits, si ce n’est tous, abordent une facette de la mort. Tous ces souvenirs ravivent des souffrances oubliées chez le personnage de Kaim. Une douleur pourtant nécessaire.
« Elle a écouté les chants de souffrance, a fait preuve de compréhension et surtout, d’acceptation »
Une des nouvelles que le joueur peut lire donne la réponse. Dans cette petite histoire, une île rend fou quiconque s’y rend. Kaim, immortel, se souvient de ce qui s’est passé et aide une chercheuse qui veut l’étudier. Un peuple entier y a été décimé lors d’une invasion. Les habitants chantaient pour célébrer leurs morts ; excédés, les envahisseurs ont décidé d’emmurer les derniers survivants. Quand ils moururent tous, c’est l’île elle-même qui reprit le chant. Kaim conseille à la chercheuse de ne pas se boucher les oreilles pour empêcher d’être fou comme chacun tente de le faire, mais bel et bien d’écouter les chants. La chercheuse s’y rend, et après une expérience éprouvante, elle est la seule à réchapper de la folie de tous les membres de l’expédition. Elle a écouté les chants de souffrance, a fait preuve de compréhension et surtout, d’acceptation. Il n’y a pas de deuil sans souvenir, il n’y a pas de souvenir sans douleur. Désormais, la chercheuse est en paix avec le passé et peut avancer.
Le temps du deuil
L’oubli et la mort sont intimement liés dans Lost Odyssey. Parmi les nombreux exemples remarquables, retenons celui-ci : dans un chapitre, Kaim retrouve sa fille, Lirum, sur le point de mourir, alors qu’il en avait oublié jusqu’à l’existence. Le choc des retrouvailles étant trop intense, sa fille à peine retrouvée décède dans ses bras. Pour la première fois, du visage impassible de Kaim se met à couler des larmes de douleur et de regrets.
Dans Lost Odyssey, la mort « s’affronte » en acceptant la douleur, comme une étape nécessaire au deuil. C’est peut-être ce qui a motivé Hironobu Sakaguchi dans la mise en scène des cérémonies funéraires, servant autant à se souvenir de l’être aimé qu’à être le premier pas vers l’acceptation de sa disparition. Dans Final Fantasy X déjà, beaucoup se souviennent de cette cinématique qui présente le personnage de Yuna, une prêtresse, effectuant une danse rituelle afin de guider les âmes des défunts devant des habitants éplorés.
Cela étant dit, cette scène est racontée au joueur, totalement passif. La scène de Lost Odyssey, quasiment similaire (l’envoi d’un cercueil en mer), a la particularité d’être jouée. Sans gameplay spécifique, le but de cette scène réside dans la préparation de la cérémonie funéraire, en cherchant du bois et des fleurs. S’ensuit la cérémonie funéraire à proprement parler, où le joueur va prendre le contrôle du petit-fils de Kaim, et imiter, manette en main, les gestes rituels pour faire retourner le corps de sa mère à l’océan, un peu à l’image de Yuna, en effectuant des mouvements avec une torche. Ensuite, l’enfant devra allumer, toujours en phase jouée, les torches des habitants du village voulant rendre hommage à leur mère, en prononçant un mot à l’égard du défunt, en répétant plusieurs fois – et lentement – les gestes rituels.

Tout l’enjeu de cette scène se trouve dans le temps que prend le joueur à effectuer les préparatifs. Dans le walkthrough ci-dessous, qui ne montre que la cérémonie funéraire sans montrer le décès de la mère, la scène retient le joueur pendant plus d’une demi-heure. En prenant autant de temps, le joueur ne fait pas que chercher des objets ou répondre à des injonctions pour réussir un objectif, il s’implique avant tout émotionnellement dans le processus du deuil, d’autant qu’il s’imprègne d’un lieu qui, dans son ensemble, fait écho à la scène funéraire : un lieu en ruine, mort, certes, mais paisible. Pour la première fois, Lost Odyssey propose au joueur de faire face à la mort, de ne pas « passer à autre chose » trop vite. La mort existe et le deuil est un processus qui prend du temps, qui a ses conséquences. Tous les joueurs ayant joué à Lost Odyssey se souviennent de la mort de Lirum. Et c’était sans doute la visée de cette scène pour Hironobu Sakaguchi : en donnant une substance à la mort à travers la cérémonie, en acceptant la douleur liée à la disparition, le joueur gardera à tout jamais le souvenir. Un souvenir apaisé car la mort est acceptée. Cette scène peut être presque vue comme un miroir de la mort d’Aeris dans Final Fantasy VII : abrupte, choquante ; beaucoup sont restés dans le déni et ont cru que d’une façon ou d’une autre le personnage reviendrait dans l’aventure, comme si sa mort était inacceptable.
Je tiens à remercier Antonin Bechler, auteur d’un remarquable document sur la morphologie du J-RPG, hélas plus disponible sur l’Internet, qui a eu l’amabilité de me le transmettre afin de me remémorer les passages clés de Lost Odyssey.
Vos commentaires
Anthony Jauneaud # Le 7 décembre 2012 à 09:57
La séquence que tu décris est en effet un grand moment de jeu vidéo et conclue le premier CD du jeu avec une beauté infinie. C’est un de mes jeux préférés pour les raisons que tu évoques ; le gameplay en lui-même reprend cette idée d’oubli et de rappel, de mémoire qui va et qui vient entre les personnages. Le final est bouleversant. Merci Alexis !
Loïc Galand # Le 7 décembre 2012 à 11:30
Excellente analyse thématique de ce jeu qui reste, pour moi, à l’heure actuelle, le plus abouti de Sakaguchi d’un point de vue narratif (et accessoirement mon préféré). Cela ne fait en revanche que renforcer mon incompréhension de la fin du jeu : le cycle des réincarnations est censé déboucher sur la libération de l’âme en brisant ce cycle. Or, à l’exception de deux des immortels, la plupart des personnages reprennent le cours de leur existence millénaire dans une acceptation béate qui met pour moi à mal toute la thématique développée au cours de l’histoire selon laquelle l’immortalité des protagonistes ne leur apporte qu’une souffrance tout aussi illimitée. Aujourd’hui encore, il s’agit du seul point du jeu dont l’incompréhension vient entacher ce très beau tableau.
xaz # Le 7 décembre 2012 à 13:09
Article intéressant, surtout sur la question du rythme lors du rituel.
Je ne crois pas cependant qu’il soit nécessaire d’introduire ici la vision bouddhiste du samsara : à ma connaissance, les immortels du jeu ne se réincarnent pas (mais peut-être ma mémoire me fait-elle défaut).
Visent-ils seulement l’extinction ? Une fois acquise la connaissance de la loi, oui.
Ainsi, si l’on souhaite rester dans la lecture qu’en fait l’article, ne peut-on les assimiler à des bodhisattva ? Ayant atteint l’éveil hic et nunc, ils choisissent de rester néanmoins en ce bas monde pour y aider les vivants en leur proposant leur cheminement et leur comportement en exemple...
Loïc Galand # Le 9 décembre 2012 à 22:55
Les immortels ne ressuscitent pas au sens strict mais leur immortalité leurs ont offert plusieurs vies (différentes batailles, familles, etc). On peut aussi évoquer le fait que les immortels ressuscitent en combat.
Pour ce qui est du concept des Bodhisattva, c’est une lecture qui peut s’appliquer à Ming qui, certes, reprend son rôle de dirigeante de Numara, mais entend toutefois employer son immortalité à guider le peuple de Numara.
En revanche, difficile de faire correspondre Kaim et Sarah à ce modèle puisqu’ils choisissent une vie intimiste et recluse, en compagnie de Cooke et Mack.
benco # Le 12 décembre 2012 à 11:58
C’est pour ce genre d’article que je vient sur ce site. Un grand merci !
Bastien # Le 16 décembre 2012 à 22:14
Un très bel article. Ce genre d’analyse permet d’aller plus loins que le simple débat « j’aime / j’aime pas » qui anime trop souvent la communauté de fans de Square Enix.
Bastien, du site Final Fantasy Ring.
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