12. Poisson frais

Watch_Dogs

Vengeance partout, justice nulle part

La figure d’Aiden Pearce, énième tueur urbain tout-puissant, démontre que les grands studios ne parviennent pas à écrire des vraies figures de justicier, pour leur préférer des vengeurs brutaux et expéditifs.

Fusillades, courses-poursuites, et rêves de vengeance : au bout de quelques heures, difficile de différencier le Watch Dogs d’Ubisoft de l’un des blockbusters de Rockstar. Dans les deux cas, on passe le plus clair de son temps à fuir la police à bord d’un bolide volé, ou à massacrer à l’automatique des dizaines d’hommes armés. Certes, Watch Dogs ne nous promettait pas une révolution du genre, mais, c’est peut-être le drame, il laissait entrevoir une alternative. Car le personnage principal, Aiden Pearce, n’est pas l’éternel gangster aux rêves de gloire des GTA ; c’est un hacker, rompu aux techniques de combat, mais théoriquement plus enclin à exploiter les réseaux informatiques pour parvenir à ses fins qu’à faire couler le sang. Et c’est également un protecteur, un vigilante, habité non pas par l’appât du gain mais par un idéal de justice. Or, si le titre d’Ubisoft a su créer un gameplay intéressant autour des phases de hacking, il a pourtant renoncé à offrir une histoire digne de ses promesses, pour se complaire dans la facilité et une vision déformée de la justice, devenue synonyme de vengeance.

Grand Hack Auto

Le potentiel est pourtant là. Dans Watch Dogs, il est possible de terminer certaines missions sans s’impliquer physiquement. À Chicago, le ctOS relie tout, des téléphones aux SMS, des caméras de surveillance aux canalisations souterraines, en passant par les transformateurs électriques ou les engins de chantier. Pour accéder à une salle sécurisée, le joueur peut donc employer le réseau de vidéosurveillance pour explorer tout un niveau et atteindre un serveur protégé par des dizaines de garde, et ce sans tirer un coup de feu ; et s’il doit s’enfuir, son contrôle du ctOS lui permet de semer ses poursuivants sans entraîner d’accidents inutiles. L’espace d’un instant, on se prend à rêver : puisqu’Aiden Pearce peut accéder aux secrets les mieux gardés de Chicago, il est en mesure de transmettre des informations cruciales aux forces de l’ordre, d’empêcher des crimes en préparation et de démontrer la vulnérabilité de cette ville « intelligente ».

Les phases d’infiltration de Watch Dogs

Très vite, pourtant, on déchante. Plutôt que de transmettre aux autorités compétentes ces données clefs, Aiden Pearce ne fait confiance qu’à lui-même. La moindre interception est un prétexte pour tabasser un criminel à la matraque télescopique ou faire sauter un convoi automobile à l’explosif en plein milieu d’une avenue fréquentée. Il faut dire que les motivations de Pearce sont plutôt floues. Suivant un scénario usé jusqu’à la corde, le hacker est un ex-(cyber)criminel brisé par la mort de sa nièce, victime collatérale d’un braquage qui a mal tourné. Un an après ces évènements, Pearce tente de remonter la piste des assassins.

Justice aveugle

Cette quête personnelle de vengeance, Ubisoft choisit curieusement d’en faire un évènement majeur pour la ville dans laquelle on évolue. A chaque fois que Pearce est amené à arrêter un dangereux criminel, sa notoriété augmente, le consacrant comme « protecteur » puis « justicier » de Chicago. Et le jeu n’hésite pas à en faire des tonnes : les flashs infos au sujet des soutiens que reçoit Pearce se multiplient, et les passants s’arrêtent pour prendre le héros en photo. Impossible pourtant de comprendre ce qui vaut à Pearce ces sympathies, tant les missions nous conduisent à laisser derrière lui cadavres, carambolages et piratages dangereux pour les citoyens. Quand Pearce n’écrase pas des piétons, il vole leurs voitures, épie leurs conversations, vide arbitrairement leur compte en banque, fait dérailler leurs transports en commun et viole leur intimité. Peu importe : imperturbable, le compteur le consacrera toujours comme un « justicier ».

Aiden Pearce a accès aux informations personnelles de tous les habitants de Chicago... qui s’en moquent éperdument.

Pour justifier ce décalage évident entre les actes de Pearce et la perception qu’en ont les citoyens de Chicago, Watch Dogs multiplie les justifications a posteriori et les deus ex machina. Comment expliquer que l’on puisse tuer impunément les agents de Blume, l’entreprise chargée de mettre en place le ctOS ? Un flash info survient opportunément pour rappeler que Blume recrute uniquement des anciens criminels. Le jeu nous demande d’éliminer quelqu’un pour voler son identité ? Ouf, on apprendra vite qu’il s’agit d’un sadique qui torture les femmes. Tous les actes de violence, toutes les exactions trouvent ainsi leur justification dans le fait que les victimes méritent leur sort. Aiden peut tout à fait neutraliser sans tuer. Mais pourquoi le faire puisque le jeu nous rappelle sans cesse que ses adversaires sont des méchants, et qu’en tant que méchants leur mort se justifie ?

Watch Dogs avait pour lui une toile de fond moderne, un environnement bien pensé où s’enchevêtrent les problématiques liées aux dangers du numérique, à l’espionnage et à la surveillance généralisée. Mais plutôt que d’aller y puiser un scénario en phase avec son époque, Ubisoft lisse son jeu pour réaliser un énième bac à sable pour tueur omnipotent. Loin de défendre un idéal de justice, Aiden Pearce pratique les meurtres préventifs et la torture, sans que plus rien, finalement, ne le différencie des protagonistes d’un Grand Theft Auto. Noyant au passage tout ce qui aurait pu faire de Watch Dogs un titre unique et captivant.

Il y a 10 Messages de forum pour "Vengeance partout, justice nulle part"
  • un_pseudonyme Le 20 juin 2014 à 15:09

    Quand le joueur tue un passant ou écrase un piéton il sait que ça ne fait pas partie du scénario, car Watch Dogs n’est pas un RPG.
    Mais je suis assez d’accord sur le fait que Watch Dogs est passé à côté de ce qui aurait pu en faire un très grand jeu.

  • Nomys_Tempar Le 20 juin 2014 à 15:28

    Le gameplay est ce qui différencie Aiden Pearce des autres : lui il peut pratiquer l’infiltration et la neutralisation, en prenant garde aux citoyens. Après je convient que faire le jeu sans tuer personne reste un exploit difficile.
    Par contre c’est clair que coté mise en scène et scénar c’est pas ça du tout, mais bon si Ubi aimait faire les choses bien sur ce point ça se saurait depuis le temps (qui a dit Assassin’s Creed ?).

    Sur la caractérisation du personnage de Aiden Pearce, on est plus proche d’un Max Payne (hard boiled hero) lissé que du héro d’un GTA je trouve (après je connais finalement assez peu les héros des GTA). C’est pour cela que le coté justicier est du coup assez raté, si Aiden est un justicier, il applique ça propre justice ce qui correspond a sa quête de vengeance (et a son archétype de héros) mais qui passe finalement moyen pour un héros justicier.
    La mort de sa nièce aurait du être l’élément fondateur du personnage alors qu’en fait Aiden ne donne jamais l’impression de se rendre compte qu’il est un justicier (quel qu’il soit) et donc il passe à coté de tout le questionnement qui va avec.

    Sur les agressions, effectivement c’est étrange la première fois de ne pas juste informer la police et s’en aller. Le défi aurait été d’arriver à créer du gameplay avec ça et clairement ça aurait été plus difficile que de matraquer le coupable (ou de lui tirer dans le dos).

  • Manu Le 20 juin 2014 à 15:51

    D’accord aussi sur certains points, notamment sur le fait que l’histoire est globalement peu originale, sans surprises, avec des personnages sans profondeurs et des dialogues convenus.

    Par contre, contrairement à vous, j’ai justement apprécié le décalage entre la réalité de ce que le joueur est incité à faire avec Aiden, c’est à dire à pirater tous les comptes en banque qui lui tombe sous la main, et la perception qu’ont les citoyens de ce personnage, pour qui il est un héros. J’ai trouvé ça justement particulièrement bien trouvé, c’est une certaine manière d’induire un certain pessimisme, le refus de croire aux héros.

    Maintenant, malgré énormément de critiques qui peuvent être faites aux personnages, aux dialogues et aux scenario, j’ai trouvé qu’Ubisoft s’en sortait plutôt très bien pour arriver à faire un (anti)héros de comics des temps moderne, à la Batman, en trouvant tout un tas de super pouvoir très cools et qui collent bien avec les années 2010’s. Et je trouve qu’une des caractéristique de notre époque, c’est justement qu’elle n’est pas du tout propice à un héros manichéen, et que dans notre climat de méfiance généralisée par rapport à la politique, la police ne pouvait être qu’un ennemi de plus, certainement pas un allié.

    Et puis, il faut reconnaitre que si, pour chaque crime commis dans le jeu, nous devions appeler la police plutôt que de savater le criminel, ça aurait été beaucoup moins drôle à jouer...

    Par contre il y a une chose que j’ai trouvé particulièrement bizarre et qui ne colle pas du tout, c’est que, quand un crime doit être commis dans le jeu, si l’on fait fuir le criminel avant qu’il ne soit commis, la mission est considérée comme un échec, avec un gros bandeau qui apparait "échec : le crime n’a pas été commis". WTF !?! Pour le coup, je trouve que l’immersion est totalement brisée, même si l’on comprend la raison du point de vue du gameplay.

  • Nano Le 20 juin 2014 à 16:49

    Complètement d’accord avec cet article. Tout le côté scénaristique.. tout l’emballage de Watchdogs est incroyablement foiré.
    Heureusement, il y a quelques pépites de gameplay à piller sur le cadavre fumant (les phases de stealth, les courses poursuites marrantes, et globalement toute l’imbrication du piratage lolesque).

  • gregoire01 Le 24 juin 2014 à 10:41

    J’ai de plus en plus de mal avec ces histoire qui mélange vengeance et justice mais surtout qui se servent de la vengeance comme justificatif de tout les actes, sans aucune remise en cause. Watch Dog semble pas mal à ce niveau mais je crois qu’on ne fera jamais pire que Prototype a ce niveau..

  • jojo l’asticot Le 24 juin 2014 à 13:15

    Il est en effet particulièrement déroutant de constater qu’un jeu comme celui-ci se contente de servir ce qui rapportera du fric ...

  • BlackLabel Le 24 juin 2014 à 13:35

    Le piratage à lui seul est assez symbolique du titre ; invraisemblable, artificiel. Le smartphone sert juste à déclencher des actions à distance (la plupart du temps pour des appareils sans logiciel, bravo les tocards). On peut déclencher des grenades ?!... des grenades, quoi.

    À part ses contrôles et sa technique, ce jeu est un sévère navet.

    Manu a dit :"Par contre, contrairement à vous, j’ai justement apprécié le décalage entre la réalité de ce que le joueur est incité à faire avec Aiden, c’est à dire à pirater tous les comptes en banque qui lui tombe sous la main, et la perception qu’ont les citoyens de ce personnage, pour qui il est un héros. J’ai trouvé ça justement particulièrement bien trouvé, c’est une certaine manière d’induire un certain pessimisme, le refus de croire aux héros."

    Je pense que tu cherches trop loin. Si t’as barre de réputation est bleue tu es aimé de la foule, si elle est rouge non. Après tout le reste n’est qu’incohérences engendrées par un game-design idiot. Le gars est censé être incognito dans la foule mais tout le monde le reconnait... C’est du même niveau que l’imperméable magique sous lequel tu peux cacher 15 armes à feu, alors qu’on espérait tous à l’E3 un héros qui pour une fois ne serait pas un énième Rambo.

    Ubisoft applique des recettes génériques, les contradictions que ça engendre importent peu tant que le cahier des charges est respecté. Tout au plus ajoute-t-on ici et là de vagues prétextes pour justifier des missions qui n’ont aucun sens. C’est un jeu de piratage ? Il faut pouvoir TOUT pirater, même ce qui ne se pirate pas.

  • Demondriver Le 26 juin 2014 à 15:21

    Assez d’accord avec l’article. Le scénario ne vaut pas un clou et le héro n’est pas bon du tout. Cependant, je note quelques bonnes choses dans le jeu :
    1) les phases d’inflitration à la "2ème personne" : ou Aiden doit aider quelqu’un à sortir d’un lieu en piratant l’environnement pour l’aider. Ces phases sont très bien réalisées, pas forcément évidente au premier abord. Seul petit bémol concernant ces phases : elle ne se renouvellent pas tant que ça, et ne sont pas assez approfondies (pas d’utilisation de la hauteur des bâtiments : elles se passent toutes au sol par exemple)
    2) Les courses poursuites : elles sont haletantes et s’en sortir n’est pas toujours très simple (ce qui est un très bon point). Pareils, encore un petit truc qui n’est pas top sur ce point : lorsque l’on élimine une voiture de flic, les policiers meurent très probablement. Cependant, ces morts ne sont pas prises en compte dans la balance "bien/mal".
    _

  • Sfefs Le 30 juin 2014 à 04:37

    Je suis tout à fait d’accord avec l’ensemble de votre analyse, mais l’alternative que vous semblez proposer au personnage me semble problématique : en effet, sans tomber dans la rhétorique type "Un Justicier dans la Ville" sur la police foncièrement incompétente et corrompue, on est en droit de se demander si les "autorités compétentes", comme vous les nommez, le sont vraiment. En d’autres termes, la justice ne me semble pas naturellement compatible avec les institutions sensées la représenter, la police en premier lieu.

    Je pense qu’il est tout à fait possible, et même éminemment souhaitable, de mettre en scène un héros dont les actes, non-seulement ne constituent pas une glorification de l’auto-défense (qui n’a pour d’autre but que de remplacer une violence institutionnelle par une violence personnelle), mais interrogent également la légitimité des institutions judiciaires étatiques.

    Pour le reste, comme cela a déjà été dit, je pense que ce jeu constitue un cas flagrant de dissonance ludo-narrative puisque les actions qu’il permet (vols au hasard, meurtres gratuits...) sont en totale contradiction avec la psychologie supposée de son héros. C’est un écueil plus ou moins bien évité, à mon sens, par la licence GTA dont les protagonistes sont de "simples" criminels et ne s’embarrassent donc pas de considérations éthiques ou morales.

  • habitacle Le 20 décembre 2014 à 02:24

    Personnellement, la jauge de réputation m’a poussé à éviter d’écraser les passants. Car en mode anarchiste, les citoyens devenaient des obstacles aux missions en appelant tout le temps la police...ect
    Je me suis mis à aller secourir les gens dès que possible et à éviter les trottoirs ou de couper dans les carrefours. Résultat : ma réputation à remonter jusqu’à justicier, et mon comportement dans le jeu avait changé.

    Par contre, il existe une limite ludique, car au bout d’un moment, j’avais juste envide de m’éclater à foncer sans réfléchir, sniper des gens....
    On est tout de même dans un jeu, pas dans un film.

Laisser un commentaire :

Qui êtes-vous ? (optionnel)
Ajoutez votre commentaire ici

Suivre les commentaires : RSS 2.0 | Atom

© Merlanfrit.net | À propos | web design : Abel Poucet