Voyage en psycholudie
« Vous vous apprêtez à lire un article qui explore les obscurs secrets que recèlent les usages de la santé mentale dans les jeux vidéo. Perdez un d20 de santé mentale et obtenez 1 point de lucidité. »
La santé mentale est devenue un enjeu ludique et narratif central. Dans beaucoup de mes jeux préférés, la folie, la dépression ou les pathologies psychologiques sont abordées et même centrales. Et si cela tient surement en partie à ma sensibilité personnelle et à mon goût pour l’exploration des méandres des représentations humaines, il y a peut être des raisons bien particulières pour que les jeux vidéo se soient approprié les thèmes si complexes de la santé mentale et des pathologies psychologiques.
Le gameplay psycholudique
La santé mentale, c’est d’abord un élément ludique qui vient complexifier les stats du personnage. Dans un jeu de survie comme Don’t Starve, ne pas prendre de dégâts ne suffit pas à se maintenir en vie. Encore faut-il manger, n’avoir ni trop chaud ni trop froid et surtout pouvoir se divertir, égailler sa journée en cueillant quelques fleurs ou maintenir un cycle de sommeil raisonnable. La santé mentale est cette nouvelle jauge qu’il faut maintenir dans des seuils acceptables et qui vient s’ajouter à celle plus traditionnelle des points de vie. On la retrouve plus ou moins explicitement dans de plus en plus de jeux : Disco Elysium, Don’t Starve adoptent la double barre de vie et l’équilibre précaire entre points de vie et points de santé mentale ; l’environnement hostile de Curse of the dead Gods ou Darkest Dungeon finit inévitablement par affecter les aventuriers à la merci de forces qui les dépassent ; les conditions extrêmes de This War of Mine et Frostpunk nous obligent à faire des choix radicaux entre santé physique et santé mentale. Dans tous ces jeux, la santé mentale est un élément ludique qui vient souligner l’importance de la psyché d’un personnage et de la dureté de l’environnement dans lequel on évolue.
Elle a aussi l’intérêt de souligner l’urgence d’une situation en nous mettant dans des situations ludiques plus exigeantes. La détresse grandissante d’un personnage ou d’une population donne au jeu un rythme de plus en plus rapide, en ajoutant des mécaniques nouvelles, des déséquilibres à surmonter. Ainsi, si compléter un donjon dans Darkest Dungeon est souvent aisé, le parcourir dans son entièreté sans sombrer dans la folie est une autre paire de manches. S’occuper de la santé mentale au détriment de la progression générale dans Darkest Dungeon, ne pas prendre le temps d’enterrer dignement les morts dans Frostpunk pour se concentrer sur des tâches plus essentielles, subir les remords après avoir tué un survivant dans This War of Mine afin d’écarter un danger potentiel : tous ces choix nous obligent à des décisions ludiques complexes autant qu’à de vrais questionnement moraux et émotionnels.
La folle esthétique de la folie
Le thème de la santé mentale s’ancre donc facilement dans le gameplay mais elle est aussi un thème esthétique plus ou moins riche. La détérioration de la santé mentale est l’occasion pour le jeu de proposer de nouvelles manières de représenter le monde. Les jeux de guerre ont leur iconique écran rouge qui apparaît lorsqu’on est sur le point de mourir ; les jeux psycholudiques privilégieront les hallucinations, la dé-saturation des couleurs, des dégâts physiques périodiques, et même des pertes de contrôle comme autant de manières ingénieuses de représenter ces courbures du réel exercées par notre psyché.
Ce sont d’ailleurs là des occasions de laisser libre cours à une créativité libérée des bornes de la vraisemblance. Les peurs, angoisses et diverses folies se donnent à voir dans des représentations de la subjectivité qui sont fortes et marquantes. Le très prometteur Neurodeck par exemple, un roguelite-deck builder à paraitre qui nous fera affronter nos propres peurs et angoisses, se donne d’emblée par son thème les moyens de marquer graphiquement le joueur en lui montrant des personnalisations monstrueuses de la psyché.
Et puis, au milieu d’un monde transformé par ces nouvelles représentations, il reste souvent en suspend cette question : au sein du jeu, qu’est ce qui est réel, et qu’est ce qui ne l’est pas ? Les narrations hallucinées se déforment au gré des folies des narrateurs et personnages, elles entraînent cette superposition étrange du surnaturel et du réel si caractéristique des atmosphères fantastiques. Ce dédoublement de l’interprétation, du point de vue interne ou externe, est riche d’équivocités, d’ambiguïtés subtiles, et surtout nous donne à nous joueurs un rôle d’enquêteur attentif qui n’a rien à envier aux meilleurs jeux d’enquête. Dans Hellblade, Senua traverse-t-elle véritablement les enfers, ou est-elle en proie à ses propres démons ? Les puzzles et correspondances que nous devons effectuer pour avancer sont-ils des simples éléments de gameplay ou bien l’expression de ses névroses et mécanismes de défense ? Parce que le jeu montre qu’il peut nous tromper, il nous implique et nous pousse à en démêler une trame cohérente. En d’autres termes, l’interprétation du fantastique perçu par une psyché en déroute doit se faire à la fois dans le champ littéral et le champ métaphorique et pas juste l’un des deux, ce qui enrichit considérablement l’interprétation du jeu par le joueur. Un monstre qui apparait à un personnage qui sombre dans la folie est tout à la fois un adversaire qui demande une réponse ludique et l’incarnation d’une peur qui elle appelle une implication émotionnelle.
Exploration par le jeu, guérison par l’action
Mais l’apport des thèmes liés à la santé mentale ne se résument à la richesse d’un genre. Le simple fait d’incarner un personnage en prenant en compte sa santé mentale peut déjà être source de satisfactions importantes. Si vous avez déjà joué à un jeu de rôle, vous connaissez assurément ce plaisir si particulier qu’on prend à parler au nom d’un personnage auquel on a inventé un passé, imaginé une psyché. On prend plaisir à s’écouter parler, acteurs et spectateurs à la fois, d’autant plus que le personnage qu’on incarne n’agit pas comme nous, ne pense pas comme nous. L’acteur de théâtre vit mille vies et mille morts sur les planches, mais nous joueurs, combien en avons-nous vécues ? Une question reste alors : pourquoi prenons-nous si souvent plaisir à incarner des personnages désespérés, dépressifs, fous, schizophrènes ?
Peut être y a-t-il là un peu d’attrait pour de nouvelles perspectives sur le monde. Peut-être simplement prenons nous plaisir à connaître un peu mieux, à comprendre ce qui nous est parfaitement étranger. Ou peut-être au contraire retrouvons-nous en chaque personnage dérangé ou malade, un peu de nous-mêmes, de nos doutes et de nos heures sombres à traverser les insomnies, angoisses et autres étrangetés émotionnelles.
La santé mentale est si particulière aussi parce qu’elle ne s’éprouve que de l’intérieur, s’entretient par notre action et le jeu ne nous propose pas tant d’observer quelqu’un à travers l’écran, mais d’agir avec lui. Or, une pathologie psychologique, c’est toujours l’écart d’avec une norme qui nous convenait et la lutte pour retrouver cette norme [1]. Faire de cette lutte un enjeu ludique, c’est donner au joueur une occasion, certes symbolique mais d’une puissance considérable, de vivre lui-même cette lutte, et même et surtout sa résolution. Le jeu Gris est certes un platformer à la direction artistique magnifique, mais il est surtout un jeu qui parle du deuil de la meilleure de manière : en nous faisant vivre la tristesse, la colère, la dépression, successivement et surtout le combat pour le retour à une autre normalité. Ce qu’il nous raconte, il nous le fait vivre par des incapacités, des pertes de contrôle, des adversaires. Il exemplifie le deuil plus qu’il ne le représente.
Coeur panique
Et puis... et puis il y a cette scène de Celeste. Madeline, héroïne du jeu, est stoppée net dans son ascension par une bouffée d’angoisse qui prend le joueur et le personnage en même temps. Le joueur est tenu de réagir avec calme pour maintenir une plume dans les airs et se sort petit à petit de cette situation. Une crise de panique et sa gestion ; un déséquilibre et sa réponse ludique. On reprend souffle petit à petit, on se calme avec Madeline, avant de passer à autre chose, de continuer le jeu. Mais la scène reste, et dans nos petites déroutes éphémères, on se souvient de cette plume, du souffle délicat qui l’enveloppe, de son équilibre précaire et si précieux. Celeste nous a fait vivre la crise et nous a appris à la résoudre dans cette petite parenthèse qui vient casser le rythme du jeu comme pourrait le faire l’irruption d’une crise d’angoisse.
Tout fait sens, parce que toutes les actions que nous effectuons, toutes les émotions qui nous traversent renvoient aux actions et aux émotions de Madeline. La concentration face à la difficulté, le vertige face au vide ou face à ce qu’il reste à grimper, le découragement ou la détermination ; Celeste nous renseigne plus sur son histoire par le gameplay que par ses dialogues. Et tout cela impacte même la pure sensation de jeu puisque la détermination de Madeline devient la nôtre et nous motive à terminer l’ascension de la montagne, à retrouver une bonne santé.
Parce que les jeux vidéo nous font agir en leur sein, ils sont à même d’exemplifier le déséquilibre et la lutte pour l’équilibre qui vient avec. La maîtrise de soi, l’acceptation des échecs répétés, l’apprentissage lent et progressif, l’action mesurée, la contemplation désintéressée nous sont enseignées dans le jeu en tant que simples objets ludiques, des manières de jouer, de progresser tant dans le jeu que dans nos vies. Celeste, Gris, Hellblade ne font jamais que doter ces éléments de jeux d’un sens référentiel réciproque : ce que le joueur fait, apprend, ressent est plus ou moins métaphoriquement ce que son personnage effectue, apprend ou ressent. C’est peut être aussi pour cela que certains jeux vidéo ont su m’aider, dans ma vie, à surpasser certaines épreuves pas évidentes : simultanément, ils ont su représenter le déséquilibre que je traversais tout en m’enseignant des manières de le surmonter.
Je rêverais de voir de plus en plus de jeux essayer d’explorer la psyché de ses personnages, que ce soit pour aller dégommer des dépressions au bazooka ou pour suivre des aventures introspectives d’un random personnage de RPG. Une chose est sûre néanmoins : c’est que des jeux abordant ces thèmes avec justesse ne sortent pas de nulle part, ils nécessitent des créateurs sensibles à ces thématiques ou juste des créateurs qui pourraient être touchés par elles. Hellblade par exemple avait dans son équipe de développement des psychologues afin de les aider à ne pas tomber complètement hors sujet. Et un jeu comme Celeste est indissociable de ce qu’a pu vivre sa créatrice. Dans cette œuvre qui transmet avec sensibilité et justesse les obstacles du quotidien, il flotte comme un air contagieux de revanche face à la dépression, le parfum des Fleurs du Mal de Baudelaire, qui transmet au joueur l’expérience de la lutte contre le mal-être.
Notes
[1] Dans Le Normal et le pathologique, Canguilhem définit l’état pathologique d’un organisme comme un état réglé par des normes qui interdisent une participation aisée à un genre de vie qui était antérieurement le sien. L’ouvrage élargit le concept de la normalité à la capacité pour un organisme de pouvoir adopter plusieurs normes, ce qui est d’autant plus intéressant concernant notre sujet : la communicabilité d’une pathologie et sa transmission métaphorique ou non peuvent être sources de bonne santé.
Vos commentaires
Rickie # Le 25 janvier à 16:15
Article très pertinent ! Je constate que la plupart des jeux evoqués sont des jeux indépendants, la psychologie sort souvent du cadre des grosses productions.
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