Beyond : Two Souls, la nouvelle superproduction de Quantic Dream, n’a pas fait l’unanimité chez les critiques, qui pointent du doigt tous les menus défauts rencontrés, tant et si bien que le jeu se voit paré d’un peu reluisant 71 sur Metacritic, et Poischich (Gamekult) de conclure son test d’un 5 assassin en évoquant « une prégnante sensation d’ennui »… Pourtant, sur de nombreux points, David Cage semble avoir appris de ses erreurs. Les QTE beaucoup moins envahissants répondent enfin aux règles essentielles du principe d’affordance, et l’écriture, même si elle se perd parfois dans des poncifs du genre, ne souffre pas d’incohérences majeures…
De son côté, Walking Dead hoquète, via son moteur asthmatique, des choix narratifs pauvres, aux conséquences fantomatiques, ce qui ne l’a pas empêché de séduire le grand public et la critique, au point que le jeu obtienne le premier prix des Video Games Awards 2012.
Comment expliquer cette différence de réception ? Au premier abord on pourrait croire que le fond l’emporte sur la forme, la qualité d’écriture ou les enjeux moraux sont autant de qualité mises en avant pour le titre de Telltale et critiqués chez David Cage. Mais au-delà de ces considérations scénaristiques, il me semble que ces deux jeux proposent, de par leur game design respectifs, deux expériences ludiques fondamentalement différentes.
Double conscience et metagame
Les jeux d’aventure qui proposent des choix narratifs doivent obéir à une règle essentielle pour que l’expérience proposée fonctionne, celle que je nomme, pour reprendre la novlangue orwellienne, le principe de « double conscience ». Le joueur qui fait des choix écrit son histoire et subit pour ainsi dire une seule linéarité. Par définition il n’a donc pas conscience de l’impact de ses choix, si ce n’est à travers la mise en action/parole du choix dans l’instant et les réactions immédiates que cela peut engendrer. Dès lors, pour que le joueur prenne conscience de la nature interactive et possiblement plurielle de son expérience, il faut qu’un choix lui permette d’imaginer ce qu’aurait été la réalité alternative. Des jeux comme Alpha Protocol, Heavy Rain ou dans une moindre mesure Mass Effect utilisent très bien ce principe. On se doute bien que sauver ou non la reine Rachni dans Mass Effect aura des conséquences, faire confiance ou non au Cheik Ali Shaheeddans Alpha Protocol aussi, etc.
Walking Dead utilise parfaitement cette règle : chaque action du joueur distille le doute chez lui, l’amenant à hésiter, à se projeter. Un enfant et un adulte se font attaquer par des « walkers », le joueur décide la plupart du temps de sauver l’enfant, les conséquences sont extrêmement négatives, il extrapole alors ce qu’aurait pu être l’autre réalité. Mais là où WD fait autrement et parfois mieux que d’autres jeux, c’est que cette double conscience prend son essence sur un choix purement illusoire. De réalité alternative, il n’en est en fait question que de manière rhétorique.
C’est en cela que WD réussit quelque chose de particulièrement intéressant. Il donne vie au jeu qui n’existe pas, à ce que j’appellerais le « meta-game ». Le « play » c’est-à-dire cette propension à réfléchir, hésiter, établir des stratégies,bat son plein, car le joueur croit qu’existent de manière sous-jacente plusieurs « game », plusieurs réalités du jeu. C’est sur ce contrat moral que repose l’expérience du joueur. S’il savait et s’il se rendait compte que ces choix importent peu, s’il découvrait cette irréalité du meta-game, alors le jeu dans une partie de sa dimension play de l’expérience disparaîtrait.
Structure narrative holistique fragmentée
De manière étonnante, Beyond : Two Souls rompt avec cette règle ludique. Les choix importants proposés lors de certaines situations ne sont pas identifiables comme tels par le joueur qui navigue entre les actions anodines : se tourner dans son lit, jouer de la guitare, taper dans un ballon, sans trop savoir quand il a prise sur les événements. S’en suit une expérience étrange qui induit une très grande fluidité dans le récit mais un play évanescent, si ce n’est absent. Alors, bien sûr, il y a des moments d’action pure : des QTE pour le coup plutôt réussis — même si le changement de caméra induit une fracture dans la grammaire immersive. Le jeu propose aussi des phases d’explorations originales avec Aiden (l’entité éthérée qui accompagne Jodie), mais qui sont sanctionnés par le seul élément gamifié de manière totalement saugrenue et extra-diégétique d’une collecte de bonus OSEF. Par ailleurs, cette liberté donnée dans le contrôle d’Aiden nous amène aussi à rencontrer le « game » dans tout ce qu’il a de plus arbitraire : tels murs infranchissables, tel garde qu’on ne peut assassiner ou contrôler… Mais dans l’ensemble, les critiques et les retours de joueurs font surtout état de cette perplexité, cette impression frustrante de ne pas avoir de prise sur le cours des choses.
La plupart des commentaires voient dans la structure narrative tout à la fois holistique et fragmentée la raison de cette perception. Montée à la manière d’un Pulp Fiction en usant et abusant des flashbacks et flashforwards, cette structure empêcherait dans son essence la possibilité d’avoir le jeu d’action / conséquence attendu.
Pourtant, cette critique ne résiste pas à l’analyse des faits. Les expériences de jeu de BTS sont bien plus singulières, originales et nombreuses que celles proposées par WD. C’est en participant à des discussions sur un tout autre sujet que je découvrais par exemple l’existence d’une scène d’agression sexuelle qui pour moi n’a jamais été une réalité. Alors, certes, en quittant le bar de manière un peu précipitée, j’avais le sentiment d’avoir vécu une scène un peu courte et sans grand intérêt, mais j’étais à mille lieues de me douter de cette autre réalité qui a elle-même des conséquences importantes sur la suite du récit. De nombreux joueurs ne sont d’ailleurs jamais arrivés jusqu’au bar en question…
Les choix sont donc beaucoup plus (trop ?) subtils, il n’y a pas ce coup de boutoir gamifié avec un chrono (Alpha Protocol, WD) ou un instant figé pour l’éternité (Mass Effect) qui nous incite à choisir, à agir avec une mise en scène qui dramatise les enjeux de la décision. Ces injonctions s’inscrivent dans un processus diégétique fluide ; l’agression du « père » ne peut ainsi être jouée que durant le temps où celui-ci s’en va…
Voilà ce tour de force que réussi David Cage : il balaye le choix illusoire, il supprime le meta-game au profit d’un game invisible, pour créer un récit fluide, une linéarité narrative fruit exclusif des choix non gamifiés, non performatifs du joueur. En ce sens, le jeu disparaît et laisse place au récit, récit qui dans sa construction artificiellement fragmentée arrive d’ailleurs à créer du play avec le principe de contingence sémiotique… Pourquoi suis-je fugitive ? Qui est Aiden ? Qui est et où est ma mère ? Chaque branche de l’arbre narratif donne au joueur une pièce du puzzle pour finalement proposer une résolution finale des plus séduisantes. Mais ce dispositif très proche de ce que peut proposer une visual novel japonaise à la manière de Virtue’s Last Reward ne suffit pas en soi pour donner l’impression au joueur de jouer. Le jeu passif, celui que l’on peut ressentir en regardant un film surréaliste ou en lisant un roman policier, ne répond pas à ce que Sébastien Genvo appelle « l’impératif d’action » inhérent à l’expérience vidéoludique attendue par la plupart des joueurs occidentaux.
Alors, qu’importe si le jeu confine parfois au génial quand Jodie interpelle directement le joueur par le biais d’Aiden ; cette immersion étrange qui voit le joueur être remercié ou réprimandé par l’avatar va bien au-delà du principe du quatrième mur en intégrant les actions du joueur dans le récit (et non en tant qu’avatar puisqu’Aiden n’a aucune réalité physique) réalisant de fait le fantasme proposé par Nomad Soul dans son introduction... Et qu’importe si au final BTS propose de nombreuses réalités alternatives et une liberté dans le récit bien plus importante qu’un Walking Dead : le joueur n’en ayant pas conscience, il peut finir par se sentir plus spectateur qu’acteur.
Impératif catégorique et realification
En voulant déconnecter le récit des enjeux performatifs liés à l’essence même du jeu, David Cage a pris le risque de nuire au play dans son acceptation traditionnelle, sa dimension fun. En ce sens, BTS se présente comme le parangon de l’anti-gamification, de ce qu’on pourrait appeler la realification. Ici, ce n’est pas le jeu qui déteint sur le réel, c’est le réel qui s’invite dans le jeu. Le réel avec sa dimension banale et tragique, avec ses jeux du quotidien, ses haussement d’épaules, ses doutes de chaque instant que l’on balaye en agissant souvent machinalement ; c’est cet univers où, dotés d’un libre arbitre, nous faisons des choix non pas pour être récompensés, mais pour répondre aux injonctions impératives de notre conscience, parce que nous devons faire tout en jouissant de la liberté de ne pas faire… L’esprit humain joue donc sans cesse, il est contingent, il hésite… Mais à la manière de la réalité physique du jeu d’un mécanisme, ce jeu-là n’est pas fun en soit, il est au mieux banal, au pire anxiogène. Là où Walking Dead arrive à créer du play sans game, BTS prend donc le risque de proposer du/des game sans play… L’expérience de BTS s’inscrit dans cette dimension. Rien, si ce n’est des trophées hors sujet, ne vient jamais récompenser le joueur. Il avance donc à tâtons, faisant des choix en agissant de manière souvent instinctive. C’est ainsi que, contrôlant Aiden dans les derniers instants du jeu, je m’attaquais à un protagoniste pour protéger Jodie, mais je finissais par relâcher mon étreinte, ne pouvant me résoudre à le tuer, les conséquences furent tragiques, mais elles furent le fruit de mes choix, mes hésitations, mon humanité.
En ce sens, David Cage a sûrement réussi son pari sur le plan artistique, et en terme de game design, il signe là un véritable jeu d’auteur, beaucoup plus intime et original que Heavy Rain, beaucoup mieux maîtrisé que Fahrenheit, mais il apparaît clairement qu’une grande partie du public n’est pas prête d’y souscrire pour la bonne et simple raison que BTS propose une expérience trop éloignée de la grammaire ludique traditionnelle prenant le risque de sortir du cercle magique [1] de Huizinga et de se retrouver « hors-jeu ».
Notes
[1] "L’arène, la table à jeu, le cercle magique, le temple, la scène, l’écran, le tribunal, ce sont là tous, quant à la forme et à la fonction,des terrains de jeu, c’est-à-dire des lieux consacrés, séparés, clôturés, sanctifiés, et régis à l’intérieur de leur sphère par des règles particulières."Homo Ludens 1938
Vos commentaires
FatMat # Le 19 décembre 2013 à 09:55
Quel excellent papier, qui rend bien compte de "ce qui ne joue pas" dans ce Beyond Two Souls !
Il me semble que l’on peut aussi ajouter à l’invisibilité du game (ces actes dont on ne perçoit pas qu’ils portent pas à conséquence), la manière qu’a parfois le jeu de nous ramener sur les rails. Par exemple en proposant de manière lourdingue une romance avec le personnage de l’agent de la CIA (dont j’ai oublié le nom), alors même qu’on la refuse depuis plusieurs scènes. Ici le jeu donne l’impression que l’on a commis un impair et que l’on s’est écarté de la voie toute tracée. Ce qui laisse supposer qu’il y a une voie toute tracée et renforce le sentiment que rien ne porte à conséquence.
Si une bonne partie du jeu tient sur le "jeu sémiotique" comme tu dis (décoder l’histoire), cela pose évidemment la question de la qualité d’écriture. Et ici il faut reconnaître que l’on touche parfois le fond (la scène de l’enfant soldat, la romance qui suit l’attaque de la base coréenne, etc, etc). Les moments honteux ne manquent pas. Ce qui pose évidemment problème si c’est là-dessus que se réfugie finalement le play.
Finalement pour moi, une des choses les plus importantes de Beyond ça a été la décomposition du rapport à l’avatar. Agir un corps second (agile, increvable, glorieux), qui est le véhicule d’action d’un joueur (qui peut être maladroit, certainement pas increvable, et pas très glorieux), ça me semble une donnée fondamentale de la situation jeu vidéo (avec quelques exceptions historiques notoires : gestion, football, etc).
Ce que Jody perd en actionnabilité (ses déplacements scriptés) se convertit en stylisation (une manière de répondre à de petites choses, le haussement d’épaules typiquement ou le mutisme). Et comme Aiden récupère une fonction de caméra, on se retrouve dans une logique de film dont on est le héros, mais du point de vue du réalisateur (et non du personnage).
Quand on rebascule dans un rapport d’avatar (les scènes d’action), le jeu est catastrophique : non seulement parce que c’est mal fait, grossier à tous les sens du terme, mais aussi et surtout parce que le contrat d’incorporation est rompu et que l’on a l’impression de jouer un tout autre personnage. Ce qui ajoute une couche à la fragmentation narrative.
Reste que dans le rapport à trois : joueur - Aiden (la caméra avatar) - Jody (ce corps à jouer), il y a tout un continent qui s’ouvre avec des choses absolument nouvelles du point de vue de la relation aux images et à l’interactivité dans la fiction. La manière d’être dans le corps de Jody ne ressemble à rien de ce que le jeu vidéo propose d’habitude. Et je crois que c’est aussi là-dessus que le jeu a dérouté ses critiques, puisque le sentiment de puissance et d’agency se dérobe ou se réfugie dans l’infime.
Le jeu m’a personnellement bouleversé sur les petites choses (encore le haussement d’épaule, le refus obstiné de répondre). C’est la première fois que je me dis que le jeu peut toucher à des émotions aussi ténues que ce que montre Ozu dans le voyage à Tokyo. A la place, le jeu préfère nous servir une écriture de blockbuster et refuse ce dont il aurait été capable.
C’est tout le drame de ce Beyond Two Souls. Il devrait être ouvert à l’expérimentation et il offre des pistes inédites au jeu vidéo, d’une beauté sidérante. Mais tout ce dispositif novateur coûte malheureusement beaucoup trop cher à produire, ce qui le condamne à finir écrasé dans le mainstream.
Antonin Congy # Le 19 décembre 2013 à 11:41
Pas grand chose à rajouter ce que tu dis complète très bien mon article. Le game est en fait la plupart du temps très fermé, et le joueur le ressent (bon exemple de la romance même si moi j’ai "jouer le jeu"), le paradoxe est donc que les moments d’ouverture du game, que le joueur devrait ressentir comme une respiration, ne sont pas visibles en tant que tel, mais cela participe de cette volonté de ne pas gamifier les choix... On touche à une forme d’aporie de Game Design :p Quand on ne "joue" pas on ressent le jeu, et quand on devrait pouvoir jouer le jeu devient invisible... Mais ça donne naissance à une expérience fragile, intime des plus interessantes. Je reviens sur cet exemple du bar. J’attends les copines de Jody, je me ballade avec Aiden "pour voir". Je surprend la conversation entre les 2 piliers de comptoir qui parle de moi en propos peu amènes. Que faire ? Subir le game ou imaginer qu’il y a une brèche ? Je dirige Jody machinalement vers la porte du bar et m’en vais. Ne sachant pas ce que j’évite et ne gagnant rien dans le jeu... Moment étrange et tout à la fois extraordinaire de justesse...
Autre moment et autre forme de rapport au jeu particulier : Je contrôle le conducteur d’une voiture avec Aiden, on arrive à un barrage. Je décide d’accélérer pour forcer le barrage. Jody se met alors à engueuler Aiden... Mais j’ai littéralement eu le sentiment de me faire directement réprimander par mon avatar... je me retrouve tout penaud dans mon canapé un peu décontenancé : magique.
loic # Le 19 décembre 2013 à 12:05
Article intéressant mais :
J’ai eu de nombreuses discussions sur cette notion d’actions/conséquences dans BTS. Et on m’a effectivement cité le coup de l’agression du bar et élaboré dessus pour m’expliquer que les actes avaient des conséquences importantes et qu’on ne le savait même pas. Mais la réalité c’est que je crois bien que la scène du bar est la seule de ce genre !!!
Pour le reste ça se résume à tape X pour vivre et tape Y pour mourir... Tape X pour rejoindre Clayton, tape Y pour rester seule....
Antonin Congy # Le 19 décembre 2013 à 12:26
"Tape X pour rejoindre Clayton, tape Y pour rester seule...." Sauf que me concernant il n’y a plus de Clayton :)
Florent Maurin # Le 19 décembre 2013 à 14:25
Super article, très intéressant. J’ail l’impression qu’on est à l’orée de quelque chose, ce rapprochement entre le réel et lejeu me parle beaucoup.
En revanche, je n’ai pas joué à BTS, mais quand j’ai lu :
"c’est cet univers où, dotés d’un libre arbitre, nous faisons des choix non pas pour être récompensés, mais pour répondre aux injonctions impératives de notre conscience, parce que nous devons faire tout en jouissant de la liberté de ne pas faire… L’esprit humain joue donc sans cesse, il est contingent, il hésite…
Je suis embêté, parce que pour moi, ça résume exactement l’experience que j’ai eue en jouant à... TWD.
Ce qui m’amène à une remarque : je ne peux pas parler des différences entre BTS et TWD, n’ayant pas joué au premier, mais j’ai l’impression que ce qui rapproche ce "genre" de jeux, ce qui les définit, en fait, c’est qu’ils font une place plus grande que d’habitude à la poésie - au sens où ce sont des formes expressives, qui permettent à chaque joueur de vivre, dans un cadre narratif plus (TWD) ou moins (BTS, si je te suis) strict, l’histoire qu’ils veulent.
Mon Lee n’est pas ton Lee, Clementine m’a irrésistiblement fait penser à ma fille alors que ça n’a sûrement pas été le cas pour toi (vu que tu ne connais pas ma fille). Même si le scénario est fixe, une grande partie de l’histoire de TWD, celle des conflits, des choix moraux, des projections émotionnelles, s’est faite dans ma tête. Et personnellement, je n’aime jamais tant les jeux vidéo que quand ils ont une si grande puissance poétique, une si grande capacité à me permettre de m’approprier leurs enjeux, leurs propos, leur sens intime. Ce sont ces jeux-là qu’on retient, qui nous hantent, il me semble.
BlackLabel # Le 19 décembre 2013 à 15:06
Antonin Congy :"C’est en cela que WD réussit quelque chose de particulièrement intéressant. Il donne vie au jeu qui n’existe pas"
Je trouve que c’est son principal défaut. Une fois qu’on a compris cela, comment jouer à la deuxième saison ? J’ai beaucoup aimé The Walking Dead, mais sachant désormais que mes choix ne servent à presque rien, et qu’une personne sauvée va disparaître dans la scène suivante, je n’ai aucune motivation pour jouer aux autres jeux Telltale. Ce que tu soulignes d’ailleurs en parlant de la disparition du "play". Autant lire la BD si mon implication n’est que superficielle, tout juste bonne à influencer des dialogues et des détails dans certaines scènes, comme des deleted scenes dans les bonus d’un DVD.
Il manque des embranchements scénaristiques, des rencontres inédites, des décors différents d’un run à l’autre, il manque justement de ces chemins véritablement alternatifs qui feraient la pertinence de ces jeux-là. Le principal souci de ces jeux-là, c’est la promesse de l’impossible ; ça demanderait beaucoup trop de travail pour faire de véritables embranchements, donc soit ce n’est qu’illusion, soit les embranchements ne sont que des petites branches sur un tronc commun comme dans Mass Effect (pour Alpha Protocol là je ne sais pas).
Par contre le fait de ne pas sentir les choix dans HR ou BTS me semble être une profonde erreur de game-design (parmi tant d’autres, à mon avis). Dans TWD lorsqu’on choisit, on voit les autres personnages réagir, et pas forcément comme on l’avait espéré. Il y a une interaction sociale très forte, on doit composer avec des têtes dures, des cons, on doit parfois secouer des personnages auxquels on est attaché, et on doit assumer ses choix dans le sens où ça ne plaît pas à tout le monde. Il y a une expression québécoise "J’aurais donc dû..." exprimant le fait qu’on a pas pris la bonne décision. Elle est très présente dans TWD tant que l’illusion fonctionne.
Dans HR on ne sait pas où on va, on ne peut rien anticiper. Les variations sont purement cosmétiques. Les choix du joueur ont des conséquences sur le récit, mais pas sur le joueur, puisqu’il ne peut jamais se faire une idée d’une version alternative. À partir de là l’implication me semble assez difficile, voire impossible, puisqu’on n’a aucune prise sur nos actions, on ne fait que réaliser une suite de commandes, QTE, choix de dialogues, en se laissant mener par un récit qui décide tout sans nous laisser deviner où on va.
En somme, pour des raisons différentes, TWD et HR me semblent fondamentalement ratés puisque le joueur, ou spectateur, ou peu importe comment on le nomme, n’a pas sa place dans le récit, ou dans le jeu, si ce n’est celui d’un larbin qui appuie sur des boutons pour que les histoires avancent, l’une jusqu’au bout de sa linéarité et de son dirigisme, l’autre au gré de ses embranchements gratuits, histoires qui fonctionneraient très bien, mieux même, sans lui et sa piètre part de participation.
Pshey # Le 19 décembre 2013 à 17:48
La force ludique de TWD n’est à mon sens pas remise en question par sa structure narrative fermée.
D’abord, il me semble que les arborescences exponentielles sont des systèmes terriblement imparfaits, occasionnant une génération de contenu gargantuesque pour une expérience de jeu minimale, une absence de maitrise amenant à proposer des histoires sans maîtrise dans des jeux trop chers à produire. Autrement dit un mauvais choix de game design.
De plus la force de ces jeux narratifs ne réside pas à mon sens dans le nombre de choix/conséquence, mais dans leur qualité d’écriture (cohérente avec le support, le jeu, fait pour être joué, et non vu). Les choix se doivent d’être pertinents dans le sens où, peu importe qu’il aient des conséquences ou pas, tant que le joueur s’y sent impliqué.
Pour TWD, sa capacité à immerger le joueur dans le récit, à développer des personnages intéressants (Clémentine est loin des stéréotypes développés dans un Heavy Rain), complémentaires, et vecteurs de dilemmes narratifs pertinents permet d’impliquer réellement le joueur là où un jeu comme Heavy Rain développe clichés et incohérences sous prétexte de proposer "plein de choix narratifs". Dur quand on veut que l’histoire soit au coeur du jeu lorsque le joueur ne s’attache pas au enjeux de ses personnages.
Dans TWD, Lee est une porte d’entrée pour le joueur dans l’univers, un personnage que l’on s’approprie en définissant son caractère et son opinion. Le joueur joue dans l’histoire, même s’il ne la change pas, là où Quantic lui propose d’assister à un méli mélo de level design narratif du "choix choix choix".
Il est au coeur de l’expérience là ou Quantic propose de suivre un personnage déconnecté du joueur, un personnage que l’on subit plus qu’on le modèle.
Si David Cage veut améliorer la qualité de sa narration, peut-être devrait il se rappeler dans quel média il travaille, plutôt que d’essayer de rentrer le cinéma dans le jeu vidéo. Après tout, autant voir un bon film que jouer un mauvais polar.
Simon JB # Le 20 décembre 2013 à 12:11
Je suis très d’accord avec ce que dit Pshey ci-dessus.
"Dans TWD, Lee est une porte d’entrée pour le joueur dans l’univers, un personnage que l’on s’approprie en définissant son caractère et son opinion. Le joueur joue dans l’histoire, même s’il ne la change pas, là où Quantic lui propose d’assister à un méli mélo de level design narratif du "choix choix choix". "
Du point de vue du joueur, la différence entre un système narratif "fermé" (les choix sont des illusions qui ramènent sur le même rail) par rapport à un système narratif "ouvert" (les choix ouvrent un certain nombre de variations scénaristiques qui influencent plus ou moins la suite de l’histoire) est inopérante. Je peux toujours me poser la question de ce qui se serait passé si j’avais joué autrement...dans un cas cette question reste du pur domaine de l’imagination, dans l’autre cas je pourrais rejouer au jeu pour voir la différence, mais l’expérience de la première fois, de la partie initiale reste similaire.
Etant donné sa qualité d’écriture globale au ras du plancher, il était par exemple hors de question pour moi de refaire Heavy Rain pour savoir "ce que j’avais manqué". A la limite, même, je n’ai pas besoin de savoir ce que j’ai manqué.
Si on rapproche ça du RPG "ouvert", on retrouve deux types de libertés : l’une qui tient plutôt de la narration (le roleplay), l’autre qui tient du gameplay (infiltration, dialogue, fuite, ruse, je choisis mon approche et le jeu me récompense - ou pas). The Walking Dead me semble excellent du côté du "roleplay", David Cage est d’une certaine façon plus ambitieux mais plus le temps passe et plus cette approche me semble peu pertinente : il faut déjà un sacré talent pour écrire une bonne histoire, alors prévoir des alternatives à tous les étages, c’est juste risquer que le joueur tombe sur un ensemble de variations décevante, et n’aie jamais le courage de voir ce qu’il a manqué.
JR Tessier # Le 20 décembre 2013 à 14:58
Merci pour cette article vraiment intéressant qui met en lumière quelques principes spécifiques au genre.
J’aimerais noter que ce que les gens attendent de ce genre de jeu c’est de vivre une histoire dans laquelle nous faisons des choix. (ce qui est un peu le principe de tous jeux vidéo, ce à plusieurs échelles, car même dans un FPS, je tire, je ne tire pas est déjà un choix en soit.)
Mais les Visuals Novel proposent cette expérience depuis très longtemps, avec brio, certains proposent même des arbres narratifs extrêmement développés et cohérents. Malheureusement, à part quelques exceptions, souvent autour de thèmes à "mauvaise réputation".
L’erreur à mon sens sur BTS, c’est d’avoir fusionné les différentes histoires. Il aurait pu être judicieux de laisser le joueur s’orienter vers des embranchements spécifiques dédier à la relation Jodie/Aiden, dédié trip SF, romance ou recherche de sa famille. On se retrouve ici au final avec une histoire où beaucoup trop d’informations s’entremêlent. Et personnellement tout comme FatMat la romance forcée m’a enquiquinée. (Et c’est certainement le cas de beaucoup de monde au vu du personnage masculin hautement antipathique proposé). De même toute la partie SF m’a ennuyé alors que j’ai été complètement fasciné et absorbé par le duo Jodie/Aiden.
BTS me parait jusqu’ici la meilleure expérience en matière d’histoire interactive. Même s’il n’est pas au niveau d’écriture alternative de certains très bon Visual Novel, David Cage nous propose une fluidité et un confort de jeu incomparable.
Et c’est d’ailleurs ce confort qui m’a rebuté jusqu’à présent sur les TWD (en plus du thème des zombies), car pas de version française (on a à peine le temps de lire les sous-titres qu’il faut déjà faire un choix de dialogue chronométré !), des animations pas tiptop, une DA raté ou mal maîtrisée à mon goût.
Ajoutons qu’un jeu couloir linéaire n’est pas nécessairement rédhibitoire, nous en voyons tous les jours, de nombreux jeux à succès le propose (plateforme, fps...), ce n’est qu’une question de mise en scène.
Alors l’envie serait évidement de vouloir mettre des interactions à tous va car cela parait ludique et rend la chose faussement moins linéaire mais la vraie question est "Quel est l’enjeu de réaliser telle action ?". David Cage l’a bien compris et BTS est beaucoup plus épuré à ce niveau là que pouvait l’être HR.
Malheureusement on se fait taguer de jeu où l’on ne joue pas, de vouloir faire du cinéma, et là ça ne plait pu aux joueurs.
Alors à quand un bon Visual Novel avec motion capture ?
Zorglub # Le 20 décembre 2013 à 16:19
Motion Twin, le studio qui produit des jeux vidéo gratuits et sans publicité.
Vivre le jeu :
http://www.lemonde.fr/technologies/...
Joyeuses fêtes de fin d’année à toutes et à tous.
BlackLabel # Le 20 décembre 2013 à 16:26
Pshey :"Les choix se doivent d’être pertinents dans le sens où, peu importe qu’il aient des conséquences ou pas, tant que le joueur s’y sent impliqué."
Mais justement, comment se sentir impliqué une fois qu’on connaît le "truc" ? Quand on sait qu’on n’a qu’un impact très éphémère et superficiel, qu’on fait à peine quelques rides à la surface de l’eau ?
Évidemment la qualité d’écriture joue un rôle important, mais si les choix n’existent pas, ou sont cosmétiques histoire de faire croire à une implication illusoire du joueur, le format en jeu vidéo n’a pas de pertinence, alors autant lire la BD ou suivre la série qui ne mentent pas sur la proposition. Ainsi je ne me fais pas d’attentes sur des possibles embranchements et je ne me sens pas floué.
Après pour les embranchements c’est plus une histoire de travail titanesque, puisqu’il faudrait travailler sur des trames parallèles, comme par exemple proposer 2 épisodes 2 de TWD, puis 4 épisodes 3, etc., et encore si on veut faire simple. Et c’est justement-là que réside l’hypocrisie de la démarche ; ils fournissent une version terriblement appauvrie d’une promesse énorme qu’ils sont incapables de tenir.
Simon JB # Le 20 décembre 2013 à 17:35
@Blacklabel
"Mais justement, comment se sentir impliqué une fois qu’on connaît le "truc" ? Quand on sait qu’on n’a qu’un impact très éphémère et superficiel, qu’on fait à peine quelques rides à la surface de l’eau ?"
Suspension of disbelief —> et c’est là que la qualité d’écriture joue. Même en connaissant le truc, je suis impliqué dans les choix de the walking dead émotionnellement parce que la narration me parle ; je n’ai pas besoin d’avoir une "récompense" de mon choix sous la forme d’un embranchement interactif ou d’une scènette bonus. D’ailleurs, dans les moments plus faibles de TWD (et il y en a...), on voit tout e suite que ça ne marche pas bien.
Quand à l’hypocrisie de Telltale, je ne suis pas sûr qu’ils aient jamais promis quoi que ce soit en terme de narration interactive, en tout cas pas au niveau d’un David Cage. Il n’y a donc pas de "promesse énorme intenable", c’est toi qui leur prête une ambition qu’ils n’ont pas je pense.
Alors que le problème de la démarche de David Cage, c’est de mettre l’accent sur le choix et les variations de la narration alors que c’est justement le gros point faible de ses jeux (dû à un échec d’écriture) ; les nombreuses qualités de ses productions sont ailleurs, dans ces moments que pointe FatMat ci-dessus (le rapport à l’avatar, les scènes d’enfance dans Heavy Rain).
Spoon # Le 13 janvier 2014 à 18:13
J’ai repensé à ce beau papier ces derniers temps, en en lisant d’autres, à propos de Narration dans le JV :
"In games we tend to say too much. We over explain things and use too much dialogue. We don’t leave enough to the imagination of the player as far as ]storytelling, about who this character is and what happened in this world, and I think that’s such a wonderful storytelling tool, especially in interactivity where you can kind of pick and choose what you’re looking at or interacting with, where the player can fill in the gaps. No matter what your game is, less is more is always a good approach." Neil Druckmann (The Last of Us)
et cet extrait issu d’une thèse de Sebastien Genvo "Pour une étude du Play Design" :
Alain Coulon, sociologue : « Remarquons que les chefs-d’oeuvre de la fiction, qu’ils soient cinématographiques ou romanesques, jouent toujours sur l’indexicalité immense, irréductible, du langage et des situations. Ceux qu’on considère comme les meilleurs cinéastes, ou les meilleurs écrivains, semblent être ceux qui jouent le mieux avec ces phénomènes d’indexicalité, c’est-à-dire ceux qui nous permettent, en ne saturant pas leur récit, de mettre en scène notre imaginaire »
Le principal défaut de David Cage provient malgré tout, sans bitcher gratuitement, de son manque de maturité dans l’écriture. Dans le nouveau mag Games, il explique écrire sans se poser de question, au feeling. Là où des scénaristes et écrivains se servent réellement des personnages et situations pour représenter du fond. Par exemple, Joss Whedon expliquait que le procédé d’écriture des épisodes de "Buffy contre les vampires" consistait à tout d’abord définir les thèmes sous-jacents qu’explorerait une saison et chaque épisode, par quel biais etc...
BTS ne laisse pas de place à l’imaginaire et au vécu du joueur, il pointe du doigt l’émotion telle qu’il doit la ressentir. Au contre, WD parvient très bien à faire en sorte que les joueurs interprètent leur jeu, même si le résultat est similaire pour tous.
En discutant avec des amis et joueurs de WD l’an dernier, j’avais été frappé par l’attitude très précise qu’ils voulaient conférer à Lee au fil du jeu : dur avec Clémentine, doux et prévenant car monde cruel, indifférent, lâche... bien que le système même ne reflétait pas ces choix. Le challenge était finalement de choisir une ligne de conduite et de s’y tenir tant bien que mal.
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