Au commencement, donc, était la princesse. Qui, une fois délivrée du mâle, devient immanquablement reine des abeilles, apportant bonheur et progénitures au héros et à ses armes, forcément phalliques. Oui, l’histoire est connue, des contes de fées de notre enfance. D’autres iront voir du côté de la mythologie, des fois que ses récits auraient matière à fournir aux quêtes épiques des jeux vidéo. Prenez Orphée, n’hésitant pas à descendre au royaume des Enfers pour sauver sa belle. Ça avait de la gueule, franchement. Mais de cela, Orphée ne ramena qu’un chagrin inconsolable, incapable qu’il fut d’attendre la sortie pour se tourner vers Eurydice. Ce que l’amour ne fait pas faire comme bêtise, tout de même… Attention, spoilers !
Mais les histoires, bien sûr, sont faites pour être réécrites. Orphée réapparaît sur NES en 1988 dans Battle of Olympus, jeu au gameplay manifestement inspiré de Zelda II The Adventure of Link. Le tout enrobé de folklore homérique. Car s’il est toujours question d’aller chercher sa bien-aimée en Enfer pour la libérer des griffes d’Hadès, celle-ci s’appelle désormais… Hélène. Voyons voir. Le raccourci est plutôt grossier. Mais pas incongru. Parce que la Grèce antique, quand on a 12 ans et qu’on lit Nintendo Power, entre nous… Autant aller à l’essentiel et ne pas s’embarrasser de détails. La guerre de Troie n’aura donc pas lieu, et Orphée bottera la vermine du bassin méditerranéen à grands coups de spartiates. Le dénouement est classique, le même que pour Link attendant le baisser de rideau avant de tringler la princesse Zelda. Dommage, car le mythe permettait plus audacieux. Dans Adventure of Link, l’échec répété du joueur accouchait de l’apocalypse, le héros étant activement recherché pour son sang, seul capable de ressusciter Ganon, l’Hadès porcin. L’échec inéluctable d’Orphée, quant à lui, n’avait tout simplement pas sa place dans la bataille de l’Olympe. Le temps n’était pas encore aux street tra-JD des frères Houser, ni aux climax Nature & Découvertes d’Ueda.
Topless
Las, tout se paie un jour, et Orphée se retrouve en 2010 dans les limbes de Dante’s Inferno, nu et gémissant la perte d’Eurydice. Au moins avait-il retrouvé la mémoire. Dante, devenu sous les plumes de Visceral Games un croisé étripant de l’enturbanné au royaume de Jérusalem, lui succède après avoir fait passé, excusez du peu, la Mort à trépas. C’est que l’affaire est d’importance : Lucifer a enlevé Béatrice. Dante l’avait dépucelée avant leur mariage. C’était péché mais pas tant que ça, puisque le poète de la lance (symbole phallique, encore) lui avait juré fidélité. Pour mieux coucher avec une prisonnière, à Acre. On pourra objecter que dans la réalité, le jeune Dante Alighieri n’a croisé cette Béatrice que deux fois, et qu’il est fort probable qu’il ne lui eût jamais adressé la parole, troublé qu’il était par ses premières érections. Mais enfin, on ne vend pas du projet AAA à une entreprise du Nasdaq avec si peu. Et Dante, le croisé, de plonger à travers les neuf cercles décrits dans La Divine comédie pour sauver sa Béatrice topless (AAA, Nasdaq, on y revient). L’audace scénaristique, car elle existe, rejoint celle du mythe d’Orphée : la capture de Béatrice n’est qu’un piège pour attirer Dante en Enfer afin qu’il brise les chaînes de Judecca, qui retiennent Lucifer dans les glaces du Cocyte. Toutefois, le happy end attend notre héros au bout du chemin, pavé de bonnes intentions.
Ce qu’Orphée nous apprend, au fond, c’est que l’on ne ramène jamais tout à fait ce que l’on voudrait des Enfers. L’Enfer c’est les autres, chez Sartre mais aussi chez Abrams/Lindelof/Cuse. Sur l’île mystérieuse de la série TV Lost, adaptée en jeu vidéo par Ubisoft (Lost Via Domus, 2008). Le joueur y incarne Elliott Maslow, personnage absent du feuilleton mais qui pourrait tout à fait en avoir vécu certains événements. Perdu dans l’Enfer des naufragés, confronté aux Autres menés par le Judas du XXIe siècle Ben Linus, Elliott suit, comme Sawyer, Locke et les principaux personnages de la série, une sorte de voyage initiatique en vue d’exorciser ses propres démons. Par l’entremise des flashbacks gimmicks du show, le joueur découvre peu à peu le passé du personnage, journaliste qui n’hésita pas à trahir l’amour de sa vie pour un gros scoop. Placé face à son péché, le héros trouvera sur l’île sa seconde chance, son rachat et ainsi le Via Domus (« le chemin de la maison ») du titre. Sur le point de mettre les voiles, notre Orphée moderne se heurtera à la boucle temporelle (autre gimmick d’une série qui n’en manqua pas), revenant ainsi au point de départ, parmi les débris de l’Oceanic 815. A une différence près, mais de taille : la femme dont il avait causé la perte est là, à ses côtés dans cet enfer sans fin.
Le diable dans la glace
Enfin, difficile d’évoquer les monstres que l’on ramène des Enfers sans parler de Silent Hill. Christophe Gans, qui signa l’adaptation cinématographique de la série de Konami, ne disait pas autre chose en clarifiant le dénouement souvent obscur (selon la fin obtenue) du premier volet : soit un adulte s’enfonçant dans une ville maudite pour retrouver sa fille, laquelle n’en ressortira qu’après un échange de personnalité avec son double maléfique. Dans le même ordre d’idée, Silent Hill 2 mettait en scène un homme parti dans la brumeuse bourgade pour retrouver sa femme, avant de (re)découvrir qu’il en était l’assassin. Et l’on pourrait continuer longtemps, de tourner en rond dans le brouillard, à psychanalyser les tourments de ses victimes, tant celles-ci s’y sont toutes perdues, croyant sauver leur amour, ou leur âme. Shattered Memories, le remake du premier volet, boucle de fort belle manière la boucle. Au monde cauchemardesque de rouille à l’odeur de soufre se substitue un enfer de glace. Au plus près du neuvième cercle décrit dans L’Enfer de Dante. Harry Mason y recherche toujours sa fille. Dévoiler ce qu’il y trouvera serait criminel pour ceux qui n’auraient pas encore joué à ce chef-d’œuvre. Mais une chose est sûre : il n’y aura pas trop de quoi rigoler à la fin.
De fin, il ne semble pas y avoir pour Orphée. Qui tel son comparse mythologique Sisyphe, remet inlassablement le couvert, jusqu’à l’absurde. Orphée nous est ainsi récemment revenu sous les traits de Garcia Hotspur, du pipi-caca Shadows of the Damned, ou encore de l’écrivain Alan Wake. Le programme du jeu éponyme et de ses dérivés (le récent American Nightmare) ne trompe pas. Monde parallèle et double maléfique empruntés à Silent Hill (qui, lui-même, pompait tout cela sur Twin Peaks), monstre de fumée déracinant les Douglas First et boucle temporelle copiés sur Lost ; l’histoire peut toujours être réécrite, la fin changée pour empêcher la mort de l’être aimé, les mythes, eux, ne meurent jamais.
Vos commentaires
Martin Lefebvre # Le 24 février 2012 à 12:06
All your catabases are belong to us.
Désolé.
BlackLabel # Le 24 février 2012 à 15:53
Dans le mythe d’Orphée y’a pas de gentils et de méchants, Orphée récupère sa femme en charmant Hadès avec sa musique. On est assez loin du modèle belliqueux et bas du front du jeu vidéo où la femme est kidnappée, et où le héros s’en va buter tous les méchants pour la récupérer. Dans la mythologie, grecque ou autres, l’Enfer c’est le séjour des morts.
Dans tes exemples on est dans l’Enfer de l’Église catholique (il n’y a pas d’Enfer dans la Bible), un lieu où on doit payer ses crimes par la souffrance physique ou psychologique. Un lieu mauvais, où règne le Mal.
Sylvain # Le 24 février 2012 à 15:53
Chouette article. Le sujet est super vaste mais les exemples sont bien choisis :)
exa # Le 24 février 2012 à 16:42
Très très bon article.
Heureusement que tout le monde à déjà joué à Silent Hill 2 parce que y’a quand même un gros spoil. Mais bon, tout le monde y a joué.... ;D
bleubleu # Le 24 février 2012 à 17:09
Hum, non. Tout le monde n’y a pas joué.
Martin Lefebvre # Le 24 février 2012 à 17:12
C’est difficile de garantir l’absence de spoilers sur les vieux titres, si on veut une discussion qui dépasse le test... Je peux mettre un petit message invitant ceux qui ne veulent pas savoir à passer le paragraphe :)
bleubleu # Le 24 février 2012 à 23:56
Ça fait onze ans que je me dis qu’il faut que je le fasse.
Je mérite un peu de me faire spoiler à vrai dire.
Laurent # Le 27 février 2012 à 09:49
Franchement, pour se mettre à Silent Hill aujourd’hui, autant commencer par le meilleur : Shattered Memories.
Silent Hill 2 était déjà épouvantable niveau jouabilité/énigme à l’époque, alors aujourd’hui...
Martin Lefebvre # Le 27 février 2012 à 10:04
La version HD ne va pas tarder cela dit.
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