Une Game Jam contre des moulins à vent
IT IS TIME FOR US TO COME TOGETHER AND RECLAIM CREATIVITY FROM THE OPPRESSORS
C’est avec ces mots puissants que la vidéo introductive de l’événement « What Would Molydeux » invitait les créateurs de jeux du monde entier à participer à cette « game jam » très spéciale. Spéciale à la fois par son thème inhabituel et par ce qu’elle cristallise de l’état de la création dans le jeu vidéo.
Qui est Molydeux ? Pourquoi lui consacrer le thème d’une jam et des presque 300 jeux créés à cette occasion ? Peter Molydeux est à la base un compte Twitter parodique, géré par un développeur anonyme d’Edimbourg, pour se moquer aimablement du célèbre game designer Peter Molyneux (Dungeon Keeper, Populous, Black & White, Fable…). Ce dernier est connu pour un certain nombre de titres qui comptent dans l’Histoire du jeu, mais aussi pour sa folie des grandeurs et sa récente propension à annoncer à chaque nouveau projet des ambitions révolutionnaires pour l’industrie, généralement suivies à la sortie des dits-projets par des déclarations fracassantes sur l’échec de ses ambitions et par des promesses de mieux faire la prochaine fois. Il était également à l’origine du projet « Milo », qui reposait sur une « I.A. émotionnelle », capable de reconnaître non seulement les gestes via Kinect, mais également les émotions et des mots-clefs prononcés par le joueur afin de produire une conversation naturelle, et un personnage capable de communiquer et d’apprendre. Le prototype présenté avait suscité beaucoup de réactions, avant que Microsoft ne déclare finalement que « Milo » n’avait jamais été prévu comme un jeu et ne serait jamais publié (en réalité Kinect n’était tout simplement plus capable de lire les visages dans sa version finale).
Tous les projets de Molyneux revendiquent ainsi l’ambition d’intégrer l’émotion du joueur au design, et de le pousser à s’engager, au sens fort – tous ses jeux ont une composante morale, un univers basé sur la lutte entre Bien et Mal. Cette orientation, ses grandes déclarations et les déceptions répétées qu’elles occasionnent font de Molyneux une figure parfaitement romantique et donquichottesque, idéale pour une réinterprétation parodique et revendicative de sa personne destinée à houspiller l’industrie dans son ensemble.
Depuis quelque temps déjà, le compte Twitter @PeterMolydeux publie régulièrement des idées de design aussi farfelues que dérangeantes, mais il a focalisé une certaine attention récemment quand Twitter, suite aux inquiétudes du studio Lionhead, a décidé de suspendre le compte pour cause d’usurpation d’identité. Les très nombreux fans du designer imaginaire ont tellement fait pression qu’il a finalement été rétabli, à la condition qu’il affiche une description sans équivoque dans son profil.
Ce micro-événement, et cette « MolyJam » qui vient d’être organisée, s’inscrivent dans une suite de débats qui remettent en question les capacités de l’industrie à innover, et à créer librement, sans censure ni formatage. Que penser en effet d’une industrie dans laquelle des gens ayant le CV de Tim Schafer ou de Molyneux ne parviennent pas à trouver de financement pour leurs projets ? Une industrie dans laquelle certaines entreprises se fondent entièrement sur leur capacité à cloner des jeux existants sans aucun respect pour les auteurs originels ? Une industrie pour qui de plus en plus, la monétisation et l’inféodation aux réseaux sociaux sont l’alpha et l’oméga du game design ? Une industrie qui valorise non pas les designs créatifs mais les designs volontairement « cassés » : des jeux « broken by design » qui obligent le joueur à payer pour pouvoir continuer à jouer ? Une industrie dans laquelle les relations entre éditeur et développeur sont tellement iniques qu’un studio peut sortir un jeu à succès et devoir licencier la moitié de ses employés dans la foulée ?
Il y a quelque temps on a vu Jonathan Blow (Braid) dire que certains jeux comme World of Warcraft ou les jeux « freemium » façon Zynga n’étaient pas éthiques, parce que leur but n’était pas que le joueur s’amuse mais qu’il paie le plus longtemps possible. Plus récemment on a vu Anna Anthropy publier son livre pour la défense du « Do It Yourself » en game design : pour que toutes les sensibilités et toutes les histoires individuelles soient représentées dans le jeu vidéo, pour qu’il soit plus en prise avec la réalité et sa diversité, il faut que chacun s’en empare et devienne créateur. On a vu Double Fine et Tim Schafer décider de se passer d’éditeur et utiliser le crowd-funding pour financer leur prochain projet dont personne n’avait voulu. Bilan : les fans leur donnent raison à hauteur de trois millions de dollars. On a vu des développeurs de plus en plus nombreux quitter de gros studios pour fonder leur propre petite boîte indie et pouvoir enfin faire des jeux auxquels ils croient. On a même vu Jade Raymond, pourtant très bien placée dans l’industrie du haut de son poste de directrice du studio Ubisoft Toronto, se demander pourquoi les jeux avaient tant de mal à proposer des choses nouvelles, engageantes et problématiques, au point même qu’elle envisageait que les jeunes de demain s’en désintéressent complètement :
"All the stuff that happened with the Arab Spring, internet freedom and just generally what’s going on with people’s privacy and all of those kinds of things as tech moves along... the growing class divide, all the Occupy Wall Street stuff. That’s the kind of thing that’s been brewing for a while. These are really big stories. They are being dealt with in other media. You can see films that are already out addressing these things. Books. Documentaries. But for some reason games don’t touch those things."
La créativité est-elle donc réellement tenue en otage par les « oppresseurs » comme le clame Molydeux ? Peut-on y faire quoi que ce soit ? Sa vidéo montre les créateurs anonymes qui, sous forme de gros pixels verts, vont littéralement torpiller et faire exploser les grands studios dont les logos sont soigneusement floutés. Bien sûr, ce n’est pas une game jam de deux jours, aussi sympathique soit-elle, qui va révolutionner l’industrie. Mais pendant tout un weekend ce sont des milliers de concepteurs de jeux qui se sont rangés sous cette bannière, et ont accepté de penser à rebrousse-poil. Les tweets-concepts de Molydeux doivent peut-être leur humour absurde et leur non-sens à l’origine britannique de leur auteur. Mais ils ont le mérite d’obliger à penser les choses différemment.
Par exemple en se demandant si on peut concevoir un jeu de course dans lequel on pilote la route au lieu de la voiture. Ou un survival horror avec le gameplay d’un jeu de bowling. Ou un FPS où l’on doit lutter contre les pulsions psychopathes qui nous animent en déviant le tir de l’arme. Ou même un jeu où notre seule arme est le bouton « pause ». Tous ces concepts et bien d’autres ont pris vie pendant la MolyJam 2012. La plupart sont à peine jouables ou ébauchés, ce n’est qu’une « jam ». Mais ce n’est pas une jam comme les autres, en ce qu’elle était aussi un manifeste sur l’avenir du jeu vidéo, porté par des milliers de Don Quichotte, avec comme masque de Guy Fawkes le visage débonnaire de Peter Molyneux – qui s’est déplacé en personne à la MolyJam de Londres. Les moulins à vent n’ont qu’à bien se tenir.
Vos commentaires
Harold Jouannet # Le 5 avril 2012 à 11:55
Excellent article. Par contre, je ne trouve absolument pas que Molyneux soit la cible idéale pour parodier l’industrie. Il est justement un peu trop isolé dans ces ambitions romantiques, ce que célèbre Molydeux et cette jam, et que tu soulignes par ailleurs dans l’article. La cible idéale, ce serait Zynga.
Sachka # Le 5 avril 2012 à 12:08
Hah en fait c’est Martin qui m’a corrigé cette phrase et du coup ça ne veut plus dire la même chose. Je re-corrige ça ^^ Merci !
Martin Lefebvre # Le 5 avril 2012 à 12:13
Oupsi oupsa. :$
Tonton # Le 6 avril 2012 à 08:02
Pourquoi critiquer la situation dans laquelle se trouve l’industrie ? Cela a déjà été fait sans le moindre succès et il y a très certainement d’autres priorités lorsqu’il s’agit d’écrire sur le jeu vidéo ... et pourquoi pas critiquer la presse spécialisé pendant qu’on y est, en prétextant de maniere completement arbitraire qu’elle contribue a engendrer la situation deplorable que vous soulignez ?
Steph # Le 6 avril 2012 à 12:40
J’ai du mal avec ton utilisation de Don Quichotte... Peux tu dire précisément, s’ils ont raison ou pas ? Et si oui alors il n’y a ni Don Quichotte, ni moulin, non ?
Sachka Duval # Le 6 avril 2012 à 13:17
Ça m’évoque Don Quichotte pour le côté nébuleux de l’ennemi à combattre. La vidéo parle des "oppressors", mais cela ne va jamais plus loin que ça. Rien ni personne n’est nommé. Du coup ça a quelque chose d’allégorique et de démesuré, un peu comme les moulins à vent / géants. Don Quichotte c’était finalement surtout le combat pour le combat : l’héroïsme, l’honneur, l’amour, la quête qui donne un sens à ta vie. Vaincre les moulins n’avait pas tellement d’importance, en tout cas moins que le code moral dont il devenait l’incarnation.
Pour moi c’est un peu ce que revendiquent pas mal de gens dans le jeu vidéo : un code moral, une éthique, un respect de leur art... Ils ne veulent pas pour autant détruire l’industrie (les moulins), mais le simple fait de "faire semblant", dans un esprit joueur et moqueur, suffit déjà à porter ce message.
BlackLabel # Le 7 avril 2012 à 13:00
Sur le plan du gameplay y’a aucun problème. C’est l’écriture qui pose problème. Quand on jouera dans un FPS un marines au Vietnam qui voit un frère d’armes pisser dans la bouche d’un cadavre ennemi ou le mutiler au couteau juste pour le fun, quand la violence cessera d’être simplement divertissante pour devenir ce qu’elle est vraiment, c’est-à-dire dégueulasse, et quand on cessera de jouer toujours des vrais héros, ou des antri-héros attachants, c’est à partir de là que le jeu vidéo va vraiment décoller et trouver de nouvelles formes d’expression.
Pour l’instant le jeu vidéo c’est comme la série Dexter, d’une grande hypocrisie ; on nous offre la violence dont on aime se délecter, un anti-héros qui ferait un voisin parfait, tout en évitant les sujets qui dérangent.
Steph # Le 13 avril 2012 à 12:21
Oups, la réponse de Blacklabel a éclipsé celle de Sachka. Dommage.
Sachka quand tu dis que rien ni personne n’est jamais nommé, je me demande quand même si ce n’est pas toi qui les taxes d’ignorance et de n’être rien d’autre que des joyeux drilles. Je vois bien ce que tu veux dire, en gros ils se plaignent et c’est ce qui leur permet de continuer, ils n’ont pas véritablement envie de changer leurs conditions de travail, ils l’aiment bien cette industrie.
Pour ne pas passer pour un salaud, il faut que je t’avoue que sans cet article, je ne me serais jamais penché sur cette vidéo. En revanche, je le trouve dommageable sur au moins un point : tu leur prêtes un peu facilement des intentions sans toutefois te demander si ce qu’ils disent est vrai ou pas. N’ont-ils pas raison de se plaindre de la standardisation des productions, et, même s’ils s’y prennent mal, n’ont-ils pas une bonne intuition de ce qui en est la cause ? Des phénomènes comme celui de Mass Effect 3 - un produit qui ne diffère qu’à la marge des attentes à son égard, ce qui suffit à le vouer aux gémonies - sont une belle illustration de ça (avec comme argument d’autorité l’article de Martin). Bref, l’image de Don Quichotte si je comprends pourquoi tu l’utilises, il me semble qu’elle est utilisée à contre emploi, tu vas trop vite en besogne en décretant que ce ne sont là que des moulins à vent.
Sachka # Le 13 avril 2012 à 16:04
J’ai dû effectivement manquer de clarté si je n’ai pas exprimé de manière tout à fait limpide que je pense qu’ils ont raison (d’ailleurs pour moi ce n’est pas "ils" mais "nous" puisque je compte parmi les participants), et que je pense qu’ils s’y prennent parfaitement bien pour exprimer leur point de vue. :)
La quête peut être romantique, son objectif peut être démesuré par rapport aux moyens disponibles, elle n’en est pas moins légitime. Je pense qu’il faut se battre contre des moulins à vent. Ça n’a rien de honteux ou de péjoratif. En politique, dans le féminisme, comme dans le travail, je me trouve souvent dans la position de Don Quichotte, à affronter des ennemis dont on me dit qu’ils sont imaginaires, ou trop puissants, ou qu’ils ont toujours été là comme ça, et que bref que ça ne sert à rien de se battre. Et pourtant il faut continuer : continuer à dire : "regardez mieux, ce ne sont pas des moulins, ce sont des géants".
Don Quichotte avait raison. Cette fois en tout cas. :)
Ce n’est effectivement pas une comparaison littérale avec le personnage et son interprétation habituelle, mais plutôt un détournement positif de la figure de Don Quichotte. J’aurais pu prendre David et Goliath mais c’est tellement plus ennuyeux et terre à terre. Non ici en créant des jeux sur des concepts complètement fumés à partir d’une parodie de star de l’industrie, on ne se bat pas au lance-pierre en visant une cible bien définie, avec une stratégie derrière la tête. On charge tous ensemble vers les moulins à vent, dans la bonne humeur, en invitant ainsi les gens à regarder ces moulins d’un peu plus près. Tellement plus ludique.
Désolée d’avoir été obscure sur le sujet dans mon article.
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