21 novembre 2016 : le studio indépendant Three One Zero annonce que son jeu ADR1FT, déjà disponible sur PS4, PC et casques VR (Vive, Oculus) ne sera pas porté sur Xbox One. Si le studio se garde bien d’en expliciter la cause, cette annulation résonne d’un écho étrange. Pour cause, le co-fondateur du studio, Adam Orth, ancien directeur créatif Xbox TV chez Microsoft, a été viré de la société en 2013 à la suite d’une vive polémique sur Twitter. Il ne reviendra donc pas dans la galaxie Xbox. Un acte manqué ? Il faut dire qu’ADR1FT, sous ses atours de jeu de science-fiction, raconte justement en creux le traumatisme de Orth à la suite de son éviction et la façon dont il a surmonté cette épreuve. Retour sur l’histoire d’un jeu qui est aussi une histoire de résilience.
Attention spationaute, cet article vous fera entrer en collision avec des SPOILERS.
Le #dealwithit tweet
Début 2013, Microsoft est empêtré dans une polémique autour de sa nouvelle console que le constructeur n’a même pas encore présentée officiellement et que tout le monde appelle encore Xbox 720. Après avoir initialement pensé à créer une console sans lecteur optique, voilà que la société souhaiterait désormais imposer une connexion permanente à Internet pour pouvoir y jouer. C’est le fameux « Always On ». Les joueurs sont vent debout contre ce flicage en règle de Microsoft, qu’on suspecte désireux de limiter le prêt et la revente de jeux d’occasion par la mise en place d’un DRM. La polémique enfle. Adam Orth, directeur créatif de l’équipe Xbox TV chez Microsoft, se fait d’ores et déjà remarquer pour son franc-parler sur Twitter. Lui, forcément, ne voit pas le problème. Il se montre sarcastique avec les twittos, chauffant à blanc la communauté des joueurs. Manifestement, Orth ne maîtrise pas la nature publique de Twitter, ainsi que la prudence nécessaire entre l’expression d’un avis personnel et sa parole en tant qu’employé d’une entreprise. Le 4 avril 2013, après une nouvelle passe d’armes avec son ami Manveer Heir (développeur sur Mass Effect : Andromeda), Orth écrit le tweet qui le condamne :
« Désolé, je ne comprends pas la polémique sur le fait d’avoir sa console « Always On ». Aujourd’hui, chaque appareil est « Always On ». C’est le monde dans lequel nous vivons. #dealwithit »
Loin de réaliser qu’il a franchi la ligne jaune, Adam Orth continue ses échanges sur un air hautain. Il se moque même de la campagne américaine – pas toujours dotée d’une excellente connexion Internet – se demandant qui voudrait bien vivre en dehors des villes. Circonstance aggravante, rappelons que Orth communique sur une fonctionnalité console encore non dévoilée. Le lendemain, Microsoft se désolidarise immédiatement de son employé et publie un communiqué pour le signifier :
« Nous nous excusons pour les commentaires inappropriés tenus par un employé sur Twitter hier. Cette personne n’est pas un porte-parole pour Microsoft, et ses opinions personnelles ne reflètent ni l’approche consommateur que nous avons, ni la manière dont nous nous adressons à nos clients. Nous sommes désolés que ces propos aient offensé des personnes, et de quelque façon que ce soit nous n’avons fait aucun commentaire sur nos futurs produits, et nous n’avons rien à ajouter sur ce sujet ».
Communiqué Microsoft
Une poignée de jours plus tard, Adam Orth se fait démissionner. Non seulement la jeune carrière d’Adam Orth au sein de Microsoft est grillée, mais en plus il sort sous une tempête d’injures, expérimentant à ses dépens la culture de la hate.
Hit the Reset button
L’homme est profondément affecté par l’effet d’emballement. Il est subitement devenu l’ennemi n°1 d’Internet pendant le printemps 2013, alors qu’il n’était même pas une personnalité de premier plan chez Microsoft. Même s’il cherche à se déconnecter des réseaux sociaux pour ne pas à avoir à se confronter à ce lynchage continu, amplifié sur différents forums anglophones (Reddit et NeoGAF pour ne citer qu’eux) et relayé par de sites spécialisés, et même s’il avoue avoir eu tort, reste qu’Adam Orth ne dort plus, fait des cauchemars et a l’impression que son erreur détruira sa vie de famille. C’est pourquoi il cherche à se relever sur un plan personnel dès mai 2013 :
« J’ai décidé que je n’allais pas laisser cela me définir, et que je n’allais pas laisser ma vie être détruite. J’ai commencé à être créatif et à me focaliser sur l’éducation de ma fille. J’ai sans doute passé le plus grand été de ma vie, à ne rien faire, à ne pas travailler, à ne pas m’inquiéter. De mai à septembre, j’ai juste vécu sans me faire de souci sur ce qui s’était passé. […] J’ai été mentalement et physiquement transformé par ce qui s’était passé. J’ai beaucoup changé en tant que personne et en tant que parent. Fondamentalement, j’ai appuyé sur le bouton reset ».
Adam Orth interviewé par Kotaku, novembre 2013
Pour surmonter cette épreuve, il doit faire le bilan de cette expérience. Il choisit la Game Developper’s Conference de novembre 2013 pour s’exprimer, lors d’une intervention intitulée « Le pouvoir destructeur de l’opinion et de la communauté en ligne ». Il revient notamment sur la toxicité d’Internet et des réseaux sociaux, sur les menaces de mort qu’il a reçues, lui et sa fille :
« La raison pour laquelle les menaces sur Internet sont terrifiantes n’est pas la possibilité de la réalisation d’un acte violent ; c’est que la société a régressé à un tel point que ces comportements et ces discours sont [devenus] des réponses acceptables et attendues d’une personne qui n’aime pas quelque chose ou n’est pas d’accord ».
Adam Orth à l’occasion de la GDC 2013
Une habitude si ancrée qu’il indique que la communauté des développeurs n’a même pas prêté attention à cette polémique tant celle-ci y est habituée. Pour Orth, il s’agit d’une forme de capitulation d’une « industrie désensibilisée à ces comportements insensés parce qu’ils sont devenus accablants, omniprésents et imparables ».
Mais surtout, cette conférence est l’occasion pour lui de dire que non seulement il a survécu à tout cela (une de ses slides de présentation indique un très grand « I Survived »), mais qu’il a préparé la suite, d’abord en fondant un studio indépendant, Three One Zero, puis en annonçant en conclusion de cette conférence la création d’ADR1FT, un jeu de survie dans l’espace qui prend place dans une station orbitale détruite. Adam Orth ne fait pas mystère du lien entre sa catastrophe personnelle et celle du jeu.
Renaissance sincère ou cynique ?
Forcément, on peut toujours douter de la totale sincérité d’Adam Orth : une carrière brillante brisée en plein vol, la chute terrible puis la rédemption. En voilà du storytelling à l’américaine.
Cette capacité à croire en soi, à remonter la pente, à tirer les leçons du passé pour proposer le meilleur tout en restant fidèle à ses valeurs comme la famille, les amis. Il est amusant de voir Orth expliquer à plusieurs reprises avoir perdu du poids pendant la période de mai à septembre, comme s’il avait purgé ses mauvais côtés pour renaître en homme nouveau, lavé de ses péchés.
De plus, on sait désormais qu’Orth prévoyait avant la polémique de quitter Microsoft pour voguer vers de nouveaux horizons. L’affaire sur Twitter n’a fait que donner un vif coup d’accélérateur à ce projet initial, sans en être le véritable déclencheur.
Pourtant, ADR1FT n’est pas qu’un jeu-prétexte d’un homme cherchant au plus vite une nouvelle crédibilité auprès de l’industrie. Après tout, c’est aussi l’objectif du lynchage sur le net : rendre une personne définitivement non-grata dans l’industrie en détruisant toute son e-reputation, une peur qu’Adam Orth a exprimé dans sa conférence.
On fait donc le choix de penser Adam Orth sincère, car si l’on peut éventuellement contester la façon dont il communique en mettant en scène son propre malheur, son jeu, lui, ne ment pas. ADR1FT porte bel et bien en lui le récit hyperbolique d’un homme en quête de rédemption. Et c’est ce qui nous intéresse.
La déflagration initiale
Des mots de son créateur, ADR1FT est un First Person Experience, que d’aucuns qualifieraient de walking simulator, à la seule différence que l’on ne marche pas dans ce jeu, on flotte. Ou plutôt, on dérive. Souvent considéré comme le Gravity du jeu vidéo, Adam Orth estime avoir été influencé par 2001, l’Odyssée de l’espace pour ce qui est du cinéma, de Mirror’s Edge pour le jeu vidéo ou encore Pink Floyd en ce qui concerne la musique.
Le joueur incarne le commandant Alex Oshima, à la tête d’une station orbitale appartenant à Hardiman Aerospace. Elle et son équipage mènent des expériences sur des plantes (de l’agriculture spatiale) pour tenter de trouver des solutions au réchauffement climatique. Mais quelque chose tourne mal. Quand le joueur prend le contrôle, la station spatiale est entièrement détruite. Des débris fusent dans tous le sens et une vue générale de la station Northstar IV témoigne de l’ampleur de la catastrophe. Çà et là, le joueur rencontre des morceaux de station portant la devise de l’entreprise, « Mankind above all else », qui peut se traduire par « L’humain avant tout ». Justement, de l’humain, il n’en reste rien, tout a volé en éclat. Dans tous les sens du terme.
Bien que vivante, Alex Oshima se trouve dans une posture critique. Sa combinaison spatiale EVA est gravement endommagée et subit une fuite d’oxygène. Surtout, et bien que le level design soit en réalité très classique (des zones délimitées à visiter qui peuvent se rejoindre à certaines conditions), la sensation de vide, la disposition des éléments éparpillés tous azimuts, la variation dans la taille des débris et les jeux sur les perspectives renforcent le sentiment de chaos. Cette sensation est accentuée par le fait qu’il n’y a pas de sol – une première façon de structurer un monde – et que tous les éléments sont en mouvement, effectuant des rotations plus ou moins rapides sur eux-mêmes (sans compter la lente rotation autour de la Terre en arrière plan). À cette perte de repères s’en succède une autre : le personnage commence l’aventure en ne sachant littéralement rien. Il ne sait ni où il est, ni qui il est et encore moins ce qu’il doit faire. La seule chose certaine est qu’Alex doit réagir maintenant pour ne pas mourir. C’est le désordre total.
Cette déflagration originelle est à lier au choc qu’a subi Adam Orth. Du semblant de structure dans lequel il évoluait, tout se trouve détruit. Plus encore, cette situation initiale est à remettre en perspective avec la sensation qu’éprouvait Orth au moment de la polémique Twitter : non seulement il ne comprenait pas la nature même de la polémique (« je ne comprends pas la polémique autour du « Always On » ») mais également la situation particulièrement inconfortable dans laquelle il se trouvait et ce qu’il devait faire pour s’en sortir. Il faut dire qu’Alex Oshima, dans ADR1FT, est « réellement mon histoire » rappelle Orth :
« Les similitudes entre le protagoniste Alex Oshima se réveillant dans l’espace dans le chaos total et la destruction et mon expérience sur Twitter sont tout à fait intentionnelles. Cet instant est censé traduire la situation et définir le thème pour le reste du jeu. Je voulais essayer de simuler les sensations de panique, d’incertitude et de terreur que j’ai ressenti au moment où ça s’est passé ».
Une fois qu’il aura repris ses esprits et qu’il sera parvenu au centre de la base spatiale, une warpzone permettant d’accéder à tous les niveaux du jeu, Alex Oshima saisit l’occasion de s’échapper en capsule de sauvetage à la condition de réalimenter les différentes sections de la station. Évidemment, au-delà de l’enjeu vital, le processus de réparation (qui n’a pas de sens véritable d’ailleurs) sert avant tout de prétexte idéal pour explorer la base et se permettre des sorties dans l’espace sur fond de Beethoven. Un mécanisme purement ludique ? Comme aime à le rappeler Orth dès qu’il en a l’occasion, « tout dans ADR1FT est intentionnel ». Ainsi, chaque partie de la station porte un nom : vocalis, solaris, mobilis, spiritus et cerebrum. La métaphore est évidente. Chaque section est comme un membre qui compose un être vivant une fois l’ensemble réuni. Le fait de les réparer tour à tour fait donc sens dans la quête du personnage, puisque la destruction de la base est la projection d’un état intérieur :
« J’ai choisi des noms latins pour chaque section de la station pour représenter les différentes parties de la vie. Je voulais que les joueurs puissent regarder plus profondément ces noms et voir leurs connexions. J’ai voulu que la station soit ressentie, même détruite, comme un endroit spécial. Comme une maison. Les joueurs qui réparent la station se réparent eux-mêmes. La station est vivante, endommagée et brisée. Réparez la station, réparez-vous vous-même ».
En voilà un cap, pour le commandant Oshima.
Le souffle de la solitude
Le souffle est central dans ADR1FT. Dès les premières secondes, on entend la respiration paniquée de la spationaute cherchant à rejoindre la base. Le sound design, particulièrement subtil, joue sur les sons ouatés perçus par la combinaison, en contraste avec l’absence totale de son du vide spatial. Ainsi donc, ce qu’entendra le plus le joueur pendant toute l’aventure est le son de sa propre respiration. Variant sensiblement avec la quantité d’oxygène emmagasinée, le souffle est serein quand tout est sous contrôle et s’accélère plus l’air vient à manquer, jusqu’à entendre le capitaine étouffer littéralement, sa vision se dédoublant juste avant le spasme fatal. Outre apaiser ou stresser le joueur selon la situation (d’autant que l’on a tendance à caler sa propre respiration avec celle du capitaine Oshima), l’importance liée au travail sur le souffle réaffirme l’enjeu vital du jeu et révèle une sensation totale de solitude, car la respiration est le seul son audible dans le vide, un son qui vient de soi. C’est un but avoué d’Adam Orth, qui fait sens avec sa propre sensation de solitude après la déflagration Twitter. Une sensation qu’il partage avec le joueur au même titre que la désorientation initiale proposée par le jeu :
« Je voulais que le joueur se sente seul et sujet à la claustrophobie dans la combinaison EVA. Je voulais que le souffle accentue à quel point vous êtes seul, à quel point la vie est importante et comment le besoin fondamental d’oxygène dirige l’expérience. Il y a des moments dans le jeu où ce n’est qu’un petit, tout petit son et le rythme de la respiration prend de plus en plus le pas et influence les décisions que vous prenez. Cela peut-être immensément apaisant ou absolument terrifiant ».
La mécanique de gameplay s’articule d’ailleurs autour d’une idée simple au cœur d’un dilemme : le joueur se déplace en expulsant de l’oxygène, ce qui réduit fatalement ses réserves. Pour survivre, le commandant Oshima n’a pas d’autre choix que de se déplacer de bouteille d’oxygène en bouteille d’oxygène comme l’on saute d’îlot en îlot ou d’oasis en oasis, en prenant son temps. Car ADR1FT est un jeu lent, très lent. Il faut accepter d’appuyer une seule fois dans une direction pour se laisser dériver lentement vers son objectif. Chaque choc est d’ailleurs sévèrement sanctionné par une grande perte d’oxygène. Il faut se voir commettre une erreur et gigoter dans tous les sens dans une sorte de surplace : c’est non seulement vain mais dangereux. Maîtriser ADR1FT plonge inévitablement le joueur dans une sorte de flow assez doux, hypnotique. Le jeu, en réalité assez simple et permissif, joue essentiellement sur la patience et la résistance mentale du joueur. Quand ce dernier meurt, c’est souvent par panique ou imprudence. Le sang-froid est la clé de la survie pour Oshima, comme il l’a été pour Orth pour surmonter lors de son épreuve :
« Je pense que la première chose que vous devez faire est de regarder la panique, la peur et la terreur en face et de vous ressaisir afin de parvenir à traverser les ténèbres intact. La grâce sous la pression. Rester calme, avoir une approche mesurée et croire dans les instruments de votre combinaison EVA vous sauvera la vie dans ADR1FT. Il y a là des parallèles directs avec ma vie, c’est certain ».
D’ailleurs, la solitude est un point si important que le jeu porte déjà dans son titre cette intention. Le chiffre contenu dans le titre ADR1FT n’est pas du Leet speak gratuit :
« Il y a un 1 dans le titre pour une raison : c’est une survie solitaire. […] Je veux dire que vous n’êtes jamais vraiment seul, vous avez toujours l’ordinateur du vaisseau qui vous donne des informations ou le centre de contrôle qui vous contacte en permanence, mais vous êtes une seule personne essayant de surmonter d’énormes défis ».
Adam Orth interviewé par God is a geek, mars 2016
Même Alex Oshima porte en elle cette idée. Les caractères qui composent le nom de famille Oshima signifient « grande île » en Japonais. Une idée « absolument intentionnelle » qui donne à voir la station spatiale comme une île déserte séparée du reste de la Terre, parachevant l’idée d’esseulement.
Des récits intimes à l’histoire universelle
Construit autour d’une narration non-linéaire, ADR1FT dissémine des indices un peu partout permettant de comprendre les causes de l’accident, en s’amusant bien évidemment à lancer quelques fausses pistes. Cette démarche là est aussi celle d’Adam Orth, qui doit faire l’analyse de ce qu’il a vécu pour continuer à avancer. En d’autres termes, la progression d’Alex Oshima au sein de la station spatiale est un cheminement psychologique dont les indices et les récits permettent de remonter à l’origine du traumatisme. À la culpabilité que ressent Orth après le désastre commis par ses mots malencontreux se superpose la culpabilité du commandant Oshima dans la station orbitale, car la dernière survivante de l’équipage est aussi coupable du désastre. La narration suit un schéma qu’Adam Orth explicite :
« Le voyage méta d’ADR1FT est action > conséquence > rédemption. Vous réalisez que vos actions ont causé ce terrible évènement et vous essayez de l’expier. Vous vous déplacez le long d’un chemin et vous découvrez les petites histoires intimes de vos amis qui sont maintenant morts à cause de vos actions. Vous essayez de faire la paix avec vous du mieux que vous le pouvez sans éluder votre responsabilité. Il s’agit de prendre vos responsabilités et d’essayer de faire tout ce qui est possible, même si c’est un petit geste comme retrouver un petit objet personnel et le restituer à ses proches sur terre, pour commencer le voyage vers l’acceptation et le développement (de soi) ».
Chaque section de la station est l’occasion d’aller à la rencontre d’un des cinq autres personnages qui composent l’équipage. En bon archéologue, comme c’est souvent le cas avec le walking simulator, le joueur collecte et ramasse des objets, lit des e-mails et trouve même des audio-logs. Le jeu effectue ici deux actions. Tout d’abord, il abandonne le setting musclé du début du jeu – la catastrophe spatiale – pour glisser de plus en plus vers l’intime, un procédé courant que l’on a récemment observé dans Life is Strange, où la promesse d’une apocalypse à venir par une immense tornade sert de point de départ à une histoire d’amitié. Ensuite, Adam Orth part de son récit intime transposé dans l’histoire d’Alex Oshima pour tendre vers le récit universel en introduisant les histoires des membres d’équipage, dans lesquelles chacun peut se reconnaître. Ils ont été conçus pour servir ce dessein-là :
« Ce sont juste des histoires normales de personnes normales. Ce n’est pas un film de science-fiction ou quelque chose du genre. Ce sont juste des personnes normales dans un environnement extraordinaire. […] Je voulais être sûr de décrire des personnages banals avec lesquels chacun peut s’identifier. Il n’y a rien de surnaturel, pas d’extraterrestres ou quelque chose du genre. Juste des gens qui travaillent pour un meilleur futur et puis quelque chose de terrible se produit, comme cela arrive parfois. »
Adam Orth interviewé par Polygon, février 2014
Chaque histoire éclaire ainsi la personnalité d’un individu. Devenu universel, le jeu brasse de larges thèmes (la vie, la mort, l’amour, l’addiction, la maladie), avec ses moments de grâce mais aussi ses lieux communs, inspirés par des histoires vécues dans l’entourage proche d’Adam Orth : « Beaucoup de ces évènements sont arrivés à moi ou à ma famille d’une façon ou d’une autre. Je suis personnellement connecté à chacune de ces histoires ». L’idée finale pour son créateur est de tendre vers l’autre, ici le joueur :
« La chose que j’aimerais, quand les gens auront fini le jeu, c’est qu’ils puissent se dire « Wouah, quelque chose résonne avec moi. Il y a un parallèle avec ma vie, peut-être que je peux en retirer quelque chose ». Comme quand j’ai affronté tout le truc sur Twitter, j’ai dû accepter ce qu’il s’était passé, j’ai appris de cela et j’ai réglé les problèmes que j’avais et je suis devenu une meilleure personne. C’est vraiment le thème du jeu ».
Adam Orth, interviewé par Venture Beat, juin 2015
Changer de vie
Adam Orth est, on n’en doute pas, devenu une meilleure personne depuis l’affaire Twitter. Sa reconstruction personnelle est aussi le résultat d’un changement professionnel. Avec ce jeu, Orth entame sa nouvelle vie de développeur indépendant. Bien qu’il reconnaisse cela comme étant un arc « secondaire » dans le récit du jeu, Adam Orth a également fait revêtir à la station spatiale une autre signification qu’il souhaitait « aborder et intégrer dans le récit global ».
La station Northstar IV appartient à Hardiman Aerospace, une société privée fondée par un milliardaire. Chaque histoire montre comment les personnages commettent des erreurs à leur manière. Pressés de faire augmenter la production d’une plante, l’équipage est épuisé, resté trop longtemps en orbite, poussé dans ses limites. Oshima, pour résoudre cette situation intenable, prend une série de décisions fatales pour la mission, dont la principale est de placer en permanence la station sur la face éclairée de la Terre. Une situation qui fait indubitablement penser à des simples employés de grandes sociétés essorés par des impératifs de performance. Une situation qui était aussi celle d’Orth chez Microsoft :
« Cet aspect de l’histoire est un commentaire absolument intentionnel au sujet de mes expériences de travail comme développeur de jeux AAA. Je souhaitais explorer ce que l’on ressent à travailler sur de tels projets où les enjeux sont si élevés que la pression en résultant est énormément stressante. C’est plus grand que vous, cela peut vous détruire, votre famille, votre vie dans certains cas. Nous avons tous entendu des histoires. Beaucoup l’ont expérimenté par eux-mêmes. Traverser tout cela laisse des cicatrices qui seront toujours là pour vous rappeler ces expériences. Cela n’est pas le cas pour tout le monde, mais cela arrive et je voulais dire quelque chose à ce sujet ».
Depuis, Orth a quitté le navire Microsoft. Oshima s’apprête à faire la même chose. La seule survivante du cataclysme a réalimenté les cœurs vitaux de la station lui permettant de se glisser dans une capsule de sauvetage et rallier la Terre. Un happy end ? Pas vraiment. On sait désormais que le commandant va devoir affronter Hardiman Aerospace et probablement la justice. Les dernières paroles prononcées par les familles au sol tempèrent d’ailleurs largement la joie de retourner sur Terre (« Comment as-tu pu laisser ça arriver ? »). La fin du jeu baigne dans une zone grise, où la seule survivante est aussi la principale coupable, la seule qui aurait probablement mérité de mourir. Mais au lieu de ça, elle décide de rentrer pour affronter les conséquences. De la prise de conscience de la situation initiale (une catastrophe), le joueur est poussé à trouver des réponses et à accepter une terrible réalité (la culpabilité). De là, il assume cet état de fait, surmonte les épreuves (le jeu, son level design) pour rentrer sur Terre, cesser l’isolement et faire face. « La fin du jeu n’est que le début » explique Orth. Parvenir à « survivre est juste le début du voyage, de la guérison, du développement ». Une conclusion qui résonne évidemment avec la vie de ce nouveau développeur indépendant, pour qui, désormais, tout reste à bâtir.
Pour son créateur, ADR1FT est un jeu sur la rédemption. On préfèrera le terme de résilience. Certes, Adam Orth cherche à se racheter une conscience, à revenir du côté du bien en devenant ce qu’il appelle « une meilleure personne ». Contrairement à la rédemption, rattachée à l’idée du pardon chrétien, la résilience n’efface pas l’ardoise, ne met pas de côté un évènement pour continuer à vivre. Toute la force dans la réalisation du projet ADR1FT est d’avoir su prendre un traumatisme comme matière première pour le transformer et le sublimer en un acte créatif moteur dans la reconstruction de soi.
Vos commentaires
Geoffrey # Le 10 mai 2017 à 16:16
Merci pour la découverte :-) le passage d’éléments de vies à un scénario me fascine ! Peut-être d’autres métaphores sont-elles utilisées, comme l’apesanteur, sensation de flotter dans sa propre vie ?
Mr Tea # Le 17 janvier 2018 à 09:33
L’homme qui n’en avait rien à faire de la grogne des consommateurs face à une attitude #DealWithIt des éditeurs et qui se font punir lors de la sortit de ces jeux/systèmes, donne une leçon de vie sur le fait que cette attitude mène à une situation pénible ou il faut que l’éditeur #DealWithIt ensuite.
Le Karma j’appel ça. ;)
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