Si la scène indépendante du jeu vidéo semble bien souvent anachronique, il lui arrive aussi parfois de faire un détour du côté de l’uchronie, inventant un futur qui n’a jamais existé, un passé qui n’existera jamais. Ces uchronies pourtant sont rarement formulées, aussi, il s’agira ici de s’exercer à les déceler, quitte à nous livrer, nous aussi, à quelques travaux d’invention.
Qui dit science-fiction dit futuriste, pas vrai ? Faux : qui dit science-fiction dit science et fiction, c’est tout. Une fiction chevillée à une hypothétique science conjuguée au conditionnel. Plutôt que d’imaginer le futur de notre présent, l’uchronie s’attache ainsi à explorer le futur de notre passé. Parmi ces rétro-futurs nous pourrons citer le cyberpunk, futur prenant ses racines au début des années 80, le dieselpunk remontant quant à lui aux années 50-60 et incarné par la série Fallout ou encore le steampunk s’arrêtant à la révolution industrielle.
En un sens, la mode rétro du jeu indé pourrait constituer une sorte d’uchronie : à quoi ressemblerait le jeu vidéo des années 2010 si la technique n’avait pas évoluée ? Si nous en étions resté aux pixels et musiques 8bits ? On pourrait reprocher à cette assertion qu’à aucun moment le jeu indé ne pose d’hypothèse, et que ces jeux vidéos existant bel et bien, l’uchronie se fait performative, ce qui revient à dire qu’elle n’a plus aucune valeur de science-fiction. C’est tout à fait vrai de manière générale, mais certaines productions présentent pourtant une véritable démarche uchronique, en voici donc une sélection non exhaustive, classée en sous-genres purement fictifs.
L’analogicpunk
L’analogicpunk ne fait pas référence à la télévision analogique, celle-ci n’ayant disparu de l’hexagone que l’an passé, mais aux calculateurs analogiques, ancêtres des ordinateurs permettant de calculer des mesures physiques (voltmètres, oscilloscopes...). C’est sur l’écran d’un calculateur analogique qu’apparut un des premiers jeu vidéo de l’histoire : Tennis for two, simulation de tennis sur oscilloscope présentée en 1958. L’analogicpunk prend donc ses racines en cette année et cherche à imaginer un jeu vidéo qui aurait continué à exploiter ces appareils. Sin Car de Kenta Cho en est un exemple frappant : dans cette simulation de course, le joueur est amené à diriger une voiture de manière à lui faire éviter les obstacles et à collecter des bonus. Seulement, le véhicule n’est pas contrôlé directement : il suit la trajectoire d’une sinusoïde. Le joueur ne pourra alors que modifier la fréquence de cette sinusoïde à l’aide de sa souris, qui pourrait parfaitement être remplacée par une molette mécanique. Pour parfaire l’illusion analogique, Sin Car s’attache à reproduire jusque dans ses graphismes l’affichage d’un calculateur avec sa distorsion de l’écran et la représentations des éléments à l’aide de diodes.
Frequon Invaders ne va pas aussi loin dans l’esthétique mais s’appuie réellement sur des mesures physiques/mathématiques. Dans ce jeu d’Arch D. Robinson, il s’agira tout simplement de détruire des envahisseurs avant qu’ils n’atteignent notre base. Un simple shoot’em up en somme...sauf qu’en lieu d’avoir une représentation spatiale (envahisseurs arrivant du haut de l’écran, base en bas de l’écran...), le jeu s’appuie sur la transformation de Fourier. Pour faire simple, et sans doute faux, la transformation de Fourier est une opération permettant de représenter une fonction mathématique par un spectre fréquentiel. Dans Frequon Invaders, les envahisseurs seront donc représentés par une fréquence, et le joueur devra parvenir à manipuler une fréquence de polarité opposée de manière à interférer avec la première. Si le concept est très obscur et difficilement compréhensible par le commun des mortels, le jeu se prend finalement en main de manière assez surprenante et on se prend à penser que oui, le jeu vidéo aurait pu être analogique, et qu’il n’en aurait pas été moins divertissant.
Le cathodicpunk
Sous-genre fictif le plus représenté dans le jeu indé, le cathodicpunk part du postulat que le jeu vidéo n’a jamais quitté les écrans de télévision. Évidemment, on ne parle pas ici de télévisions full HD et des PlayStation 3 et Xbox 360 qui leur sont connectées mais du bon vieux tube cathodique des années 70/80 et des consoles de première et seconde générations. On pourrait en somme résumer le cathodicpunk ainsi : et si le jeu vidéo n’avait jamais dépassé la crise de 1983 ? Le représentant le plus extrémiste du cathodicpunk est sans doute Ian Bogost qui va jusqu’à concevoir des jeux pour la console Atari VCS : A Slow Year, série de poèmes vidéo-ludiques exploitant les défauts graphiques de la console et Guru Meditation, faisant référence aux messages d’erreur fatale sur les ordinateurs Amiga. Dans ce cas précis, il s’agit notamment de prouver que l’Atari et les autres consoles de l’époque n’étaient pas condamnées aux underdogs bâclés qui les ont enterrées et que leurs limites matérielles n’étaient en aucun cas un obstacle à la création.
Dans le même esprit, le studio Videlectrix, dont le nom ne manque pas d’évoquer la console Vectrex, produit des jeux particulièrement rétro et bien souvent particulièrement absurdes pour des consoles imaginaires (la Vii par exemple). Si ces jeux n’ont généralement rien d’exceptionnel, leur intérêt réside dans leur enrobage : box art, résumés aux limites du mensonger, origines obscures, fausses pages de manuel... Videlectrix est nostalgique d’un temps où le matériel primait, et où celui-ci était parfois plus soigné que le jeu lui-même de manière à augmenter les ventes.
Dès qu’il s’affranchit de cette création matérielle (cartouches, box art...) le cathodicpunk devient facilement assimilable à la simple mode rétro du jeu indé. Il existe pourtant un critère déterminant pour le différencier : alors que les jeux rétro vont avoir tendance à conserver et sublimer ce que les vieilles génération de console offraient de plus sympathique (pixel-art, musique 8bit), les jeux cathodicpunk s’attacheront plutôt à ce qu’elles offraient de pire. Symphorophilia de Tembac ou MegaMash de Nitrome seront ainsi de beaux représentants du cathodicpunk puisqu’ils exploitent respectivement les dysfonctionnement du poste de télévision et de la cartouche de jeu.
L’anaglyphpunk
L’anaglyphpunk porte mal son nom puisqu’il semble faire référence à la 3D anaglyphe, celle-là même qui nécessitait de chausser ses lunettes vertes et rouges. Ce n’est pas tout à fait le cas. L’anaglyphpunk s’appuie en réalité sur le cinéma de science-fiction/épouvante du début des années 50, premier à utiliser le procédé de 3D anaglyphe (d’où son nom). Il cherche donc à répondre à cette question : à quoi aurait pu ressembler le jeu vidéo des 50’s ? Mouvement tout récent, l’anaglyphpunk ne connaît qu’un seul représentant : They came from Verminest de Locamalito, déjà évoqué sur Merlanfrit. On retrouve dans ce shoot’em up tout ce qui faisait le charme de cet Hollywood de série Z : vaisseaux spatiaux, insectes géants mais aussi grain de vieille pellicule et bien évidemment...3D anaglyphe. Là encore, l’enrobage joue un rôle primordial puisque They came from Verminest est accompagné de nombreux goodies qui jouent à fond la carte de l’anachronisme : posters fifties, bande annonce, cartes promotionnelles à collectionner, manuel d’utilisation et jaquette de DVD.
Pour tout dire, They Came from Verminest est tellement parfait en son genre qu’il est difficile d’imaginer d’autres jeux lui emboîter le pas dans l’anaglyphpunk, mais en osant poser une hypothèse plus absurde encore que celle de l’analogicpunk et du cathodicpunk, tous deux à fond historique, il ouvre la voix à une multitude de rétro-futurs qui, on l’espère, seront un jour exploités. Et si le jeu vidéo existait du temps des poilus ? A quoi aurait pu jouer Louis XIV ? Et si Socrate était un game designer ?
Vos commentaires
Laurent # Le 7 mars 2012 à 09:08
Chouette article qui retranscrit bien l’esprit... punk de ces jeux. Et les dernières questions donnent le vertige :-)
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