12. Poisson frais

Brothers : A Tale of Two Sons

Transversal et universel

Avec Brothers : A Tale of Two Sons, le cinéaste suédois Josef Fares peint une fresque intime, une tranche de vie qui nous rappelle que la soumission à notre condition mortelle n’est pas synonyme d’enfermement moral. Une ode au dépassement de soi. Attention : on spoile la fin du jeu !

Véritable icône du cinéma suédois, Josef Fares n’en est pas moins un joueur assidu. Ce réalisateur d’origine libanaise qui a fait ses classes à Stockholm au Dramatiska Institutet (Ecole supérieure de cinéma, radio, télévision et théâtre) fut en effet bercé par les RPG emblématiques de l’ère SNES ; Chrono Trigger, Secret of Mana ou encore Final Fantasy, autant d’influences marquantes qui l’ont poussé à créer son premier jeu lorsque l’opportunité se présentait.

Cependant, Brothers : A Tale of Two Sons, son jeu [1], incarne bien plus qu’un mashup de références, pourtant aisément perceptibles. Il est le miroir des idéaux et du parcours de son créateur, une expérience universelle qui s’exprime à travers toutes les pores du jeu vidéo.

L’itinéraire d’un réalisateur

Son enfance, Josef Fares l’a passé au milieu des ruines et des bombardements dans un Liban en proie à la guerre civile. Un tel conflit laisse forcément une trace indélébile. Fares est de ceux qui en tirent une force de vie éclatante, une confiance inébranlable. Après que sa famille se soit exilée à Stockholm, son esprit de créatif se met en marche, inarrêtable. Comme pour rattraper le temps perdu. Après plus de cinquante courts-métrages et une formation de cinéma, il réalise Jalla ! Jalla ! à l’âge de 23 ans. Le film est un succès populaire retentissant.

À travers cette œuvre et les suivantes (Kopps, Zozo), Fares développe son histoire, met en scène ses contradictions. Ses récits narrent le quotidien de la communauté libanaise en Suède, souvent sous les traits de la comédie. Pour Zozo toutefois, il entreprend de réaliser un drame, plus intense, encore plus personnel, puisqu’il y raconte la vie d’un garçon cherchant à s’échapper du Liban ravagé par la guerre, vers la Suède.

Fares chérit également la famille par-dessus toute chose. Au casting de ses films, on retrouve ses frères et son père dans les rôles principaux, des partenaires de confiance. Pour lui, ses proches forment un cocon protecteur, un rempart contre la misère, une force vitale extérieure. De ses frères, il a appris beaucoup de choses sur le monde. Ils lui ont montré le chemin. Encore au Liban, Josef aurait aimé avoir un petit frère pour qu’à son tour, il puisse lui enseigner les rouages qu’il avait hérités. Sa mère exauce alors son vœu et lui annonce qu’elle est enceinte d’un petit garçon. La guerre causant peur et stress, les menaces entrainant la nécessité de se cacher en permanence, le nouveau-né meurt dans une fausse couche au milieu d’un conflit qui les dépasse. C’est alors à Josef, dix ans, de l’enterrer. De l’aveu du réalisateur, la sépulture est sommaire, le tout est fait dans la précipitation. La guerre ne laisse pas de place pour le deuil.

Josef Fares est un écorché, mais de ces stigmates personnels, il en fait un puissant carburant de ses œuvres. Avec Brothers : A Tale of Two Sons, il nous raconte comment il fait de la mort une ressource pour la vie. Il met à profit son expérience de la fraternité pour nous expliquer la progression et le dépassement de soi. Bien qu’il s’agisse de son premier jeu, Fares nous prouve avec Brothers qu’il est un fin connaisseur de la mathématique vidéo-ludique. Tel Fumito Ueda, son message parvient à transcender toutes les dimensions de l’objet jeu vidéo. Exposé d’une leçon de game design et de narration interactive.

La fusion du corps

Quiconque aura joué à Brothers reconnaitra qu’il s’agit avant tout d’une histoire de prise en main [2]. Le gameplay implique de découper la manette en deux. Du côté droit, le joystick et la gâchette vous permettent de contrôler le petit frère, du côté gauche, les mêmes touches sont attribuées au contrôle du grand frère. Plus qu’un simple mécanisme original dédié à la résolution de puzzles, cette disposition contribue à séparer votre corps en deux entités différentes. Peu de jeux usent d’un tel mécanisme.

Au départ, l’appréhension est bancale. On ne parvient pas correctement à déplacer les deux personnages en même temps, on les confond, on s’emmêle les pinceaux. Le rendu est le même lorsque vous voyez une personne jouer pour la première fois à un FPS. Puis, au fil des résolutions d’énigmes et ce de façon très pédagogique, le jeu adapte notre œil et nos doigts à une gestion simultanée des deux frères. On se surprend à prendre des automatismes d’une efficacité radicale et à coordonner nos mouvements. La simultanéité et la complémentarité s’exécutent à l’écran de façon de plus en plus fluide. On atteint un certain degré d’esthétisme qui s’apparente à la beauté mécanique de milliers d’engrenages en mouvement.

Le gameplay opère sur la prise en main une fusion du corps. Par cette allégorie, Josef Fares met en scène d’une façon très pure la relation entre frères, la progression et la coopération qui naissent d’un attachement mutuel et des expériences partagées. Lorsque survient la mort tragique du grand frère et que seul le contrôle du petit frère est possible, c’est inconfortable. Car, tout d’abord, le côté gauche de la manette est le côté traditionnellement assigné au contrôle du personnage dans les jeux vidéo. Ensuite, après quatre heures de jeu passées à coordonner nos deux membres, l’inutilité de notre main gauche tandis que l’on use de la droite laisse place à un vide désagréable, gênant. Pendant un temps seulement. Et c’est là que réside tout le génie de cette prise en main.

Car Josef Fares ne veut pas faire croire au joueur que la mort est inutile, qu’elle ne laisse place qu’au néant. Ainsi sur les dernières minutes de jeu, le petit frère est confronté à une série d’épreuves qu’il lui est impossible de traverser seul. Durant la première partie, il était impératif d’être à deux pour les franchir. Afin d’en venir à bout, il faut appuyer sur le bouton d’action réservé au grand frère, mort, qui permettra alors au petit frère de se surpasser. Si en apparence, l’astuce est basique, la symbolique est grande. La perte est douloureuse, inévitable, mais les vivants se doivent de lui donner une signification afin de la dépasser. Josef Fares nous dit en somme que le surpassement de soi est la condition sine qua none au deuil. Avec cette mécanique de gameplay, il nous conditionne pour cette fin déchirante, lourde de sens.

Un tout en harmonie

Seulement les thématiques de la mort et de la vie ainsi que celle de la progression ne sont pas qu’affaire de prise en main. Tout au long des splendides tableaux que le joueur traverse, de nombreuses mécaniques viendront se greffer à ce propos. Le scénario se conjugue en permanence avec le gameplay et l’univers afin de proposer au joueur une expérience totale. Les deux frères traverseront notamment une vallée jonchée de cadavres de géants, manifestement victimes d’une guerre cruelle. On déplace alors les corps, on coupe des bras pour se frayer un passage. Le sang gicle, inonde. La mort est là, omniprésente, mais il demeure un chemin. À nous de le créer.

Le monde de Brothers est une perpétuelle illustration du cycle mortel. Les pérégrinations des deux frères symbolisent la lueur d’espoir qui traverse la fatalité de notre condition. Le glas sonne et résonne en permanence, il faut l’assimiler au lieu de l’étouffer, l’accompagner prudemment au lieu de le nier.

La bande-son est une illustration parfaite de cette métaphore. On y retrouve comme leitmotiv une voix céleste qui s’élève de plus en plus au fil du jeu. Elle se fait plus perçante, plus grinçante, à mesure qu’on approche de la fin. Elle annonce la tragédie, rythme son arrivée. Puis éclate lors de la mort du grand frère. Elle laisse ensuite la place à une mélodie beaucoup plus douce, mélancolique et chargée d’espoir en même temps que le petit frère accomplit sa mission finale, ultime épreuve afin d’honorer la mémoire de son frère.

Finalement, la dernière scène résume à elle toute seule le message simple mais tellement essentiel de Brothers : le petit frère se tient debout, droit comme un i, face aux tombes de son frère et de sa mère, le regard fixé vers l’horizon, déterminé mais surtout pas mélancolique. Limpide.

Notes

[1] Pour une chronologie en profondeur de l’aventure que fut Brothers : A Tale of Two Sons, lire ce papier sur Polygon.

[2] Et également de gestion de la caméra, que l’on n’aborde pas dans cet article. Pour comprendre l’importance qu’elle prend dans Brothers, voir ce billet sur popmatters.

Il y a 9 Messages de forum pour "Transversal et universel"
  • Laaris Le 22 janvier 2014 à 11:17

    Je dois être un gros insensible parce que j’ai trouvé ce jeu vraiment surestimé.
    L’histoire et la symbolique m’ont donné l’impression d’avoir déjà été vues mille fois. Et le gameplay bipolaire ne propose pas grand chose d’intéressant au delà des quelques minutes nécessaires à acquérir une coordination potable entre main gauche et main droite.

    Dans le même genre, petit jeu indé d’aventure/puzzle avec surcouche émotionnelle, j’ai préféré Papo & Yo plus abouti dans les énigmes et plus original sur le thème.

  • Anthony Jauneaud Le 22 janvier 2014 à 11:30

    J’aurais bien aimé qu’on se fasse une théma "Jeux inspirés de faits réels" avec Brothers, Papo & Yo, Depression Quest, etc.
    J’ai toujours du mal avec les œuvres autobiographiques surtout lorsqu’elles sont peu déguisées (par exemple Papo & Yo, qui t’explique tout dès le début). Mais bon, parfois ça passe et parfois ça casse...

  • Molo Le 22 janvier 2014 à 13:22

    Super article :).
    Je m’étais un peu renseignée sur Fares mais superficiellement, sans creuser : après cette lecture, j’ai envie de refaire le jeu pour mieux l’appréhender. J’avais notamment trouvé la fin un (petit) peu poussive, mais au regard du message et du contexte, tout change.
    Je suis tout à fait d’accord à propos de la coordination des mouvements qui vient petit à petit. Au début, on s’emmêle les pinceaux et pourtant très rapidement on a envie (!) de jouer joliment. D’avancer en synchronisation, de sauter pile en même temps, c’est un sentiment suffisamment rare pour être souligné. Il s’accorde avec la superbe ambiance du jeu. Ca fait du bien ce vent scandinave qui nous change des figures recyclées dont on se lasse...

  • Nicolas Turcev Le 22 janvier 2014 à 13:50

    Anthony : ouais, ça serait carrément cool une théma dans le style.

    Laaris : à mon humble avis, je pense que Brothers tire beaucoup sur la corde "famille", et je me dis qu’au final, la réception qu’on aura des thématiques du titre dépendra énormément du type de liens que nous-mêmes, nous avons tissé avec nos proches. Particulièrement avec un frère ou une sœur. Cependant il me semble qu’il reste universel parce que malgré le prisme très familial, il parle également du deuil, qui est inévitable. Et je compte bientôt me faire Papo & Yo !

    Molo : merci !

  • BMGuinness Le 28 janvier 2014 à 09:04

    Merci pour cet article.
    J’ai ressentis le même "vide" en tenant ma manette pour guider le petit frère dans la dernière partie du jeu. Tout ce qui se passe avant nous prépare à ce moment, c’est pourquoi il faut le faire d’une traite.

  • BMGuinness Le 28 janvier 2014 à 09:10

    Petite chose non abordé dans l’article. La direction artistique. Certain passage, purement contemplatif, sont juste superbe. http://imgur.com/a/hWnoG

  • Anthony Jauneaud Le 22 février 2014 à 01:01

    J’ai joué. J’espère avoir l’énergie et les neurones pour écrire mon article, moins dithyrambique que le tien. Ton analyse sur les boutons et du dépassement de soi est très juste. En jouant j’ai pensé au terme "membre fantôme" ; notre main gauche reste là, pendante, elle nous démange et sert enfin à quelque chose quand il faut traverser l’eau...

  • Vidok Le 28 avril 2014 à 21:32

    Papier très intéressant sur Brothers. Il est évident qu’enquêter sur l’auteur permet de mieux cerner certaines scènes du jeu et la fin. Même si je comprends bien l’analogie, limite l’autobiographie métaphorique, mise en scène, en repensant au jeu, je n’ai pas réussi à avoir tant de compassion que cela. Les deux enfants ne m’ont pas touché. Si, peut-être le jeune frère à la fin. Evidemment, mais pas de lèvre tremblante, pas de souvenir douloureux, pas même de frisson. J’ai juste suivi le destin de deux enfants, au cours d’une aventure bien courte, tout en profitant de très jolis paysages. Un véritable voyage, un peu triste oui, mais qui ne m’a pas bouleversé.

  • Nicolas Turcev Le 29 avril 2014 à 21:16

    Héhé :). Bah tiens du coup, fais Papo & Yo, je suis vraiment curieux de savoir ce que t’en penserais avec cet avis sur Brothers.

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