La criée

TxK

Tempête sous un copyright

Depuis plus de trente ans Jeff Minter travaille obsessivement les classiques de l’arcade. En 1994, il est embauché par Atari, soucieux d’offrir des titres exclusifs à la Jaguar, et avec Tempest 2000, inspiré du classique de David Theurer (1981), il livre de loin le meilleur jeu de la console. S’ensuivent Tempest 3000 (sur Nuon, en 2000) et Space Giraffe (360 et PC, 2007), fabuleuse réécriture psychédélique du tunnel shooter. Avec TxK,, sorti sur PSVita en 2014, Minter reprend pour la quatrième fois les mécanismes qui n’ont cessé de le hanter, et les amène à la perfection formelle. Et voilà que revenu d’entre les morts, Atari semble déterminé à barrer la route du créateur anglais.

D’après Eurogamer, Minter a révélé aujourd’hui sur Twitter et via un billet sur son forum (qui a explosé sous la charge, voir la version reproduite sur Pastebin) que les avocats d’Atari lui ont demandé de retirer TxK de la vente, accusant le jeu d’être un clone de Tempest, dont l’éditeur détient les droits [1]. Par ailleurs, selon Minter, l’éditeur lui reproche en outre d’avoir utilisé dans son jeu des éléments du source code qu’il avait lui-même conçu au moment de la création de Tempest 2000, alors qu’il était employé. Si l’on en croit le créateur, toutes les tentatives de négociation ont échoué, les versions PS4, PC et Oculus Rift, en cours de développement, risquent de ne jamais voir le jour, ce qui explique sa décision de rendre public le différend. Pire, les avocats d’Atari voudraient lui faire promettre par écrit de ne plus jamais faire de jeu dans le genre de Tempest, un genre qu’il a amené à la perfection au long de sa carrière.

Tempest de David Theurer (Atari, arcade, 1981)

Créateur Vs IP

Qu’on estime que la propriété intellectuelle, IP pour les intimes anglophones, soit un mal nécessaire ou une saloperie sans nom — ou encore un peu des deux —, il faut noter que les idées n’appartiennent à personne : l’IP protège des produits, des mises en oeuvre particulière, rien de plus. Si les idées pouvaient être soumises à des droits d’auteur, l’industrie vidéoludique aurait été ruinée par les procès depuis longtemps, et des géants comme Blizzard auraient immédiatement mis la clef sous la porte. Le clonage, l’hybridation, l’inspiration, sont des composantes essentielles de toute création. On ne peut pas déposer un genre ou un mécanisme de gameplay.

C’est ce qui explique qu’Atari attaque Minter sur des éléments précis, qui nécessitent d’être contestés point par point. Ce faisant, l’éditeur a toutes les chances de décourager le créateur attaqué, qui n’a pas forcément envie de mener une bataille juridique ardue. C’est du moins la méthode qu’employait avec plus ou moins de succès le fameux patent troll Tim Langdell, qui se disait propriétaire du mot Edge, avant d’être finalement débouté en 2013.

Tempest 2000 de Jeff Minter (Atari Jaguar, 1994)

Dans le cas présent, l’affaire semble plus complexe, puisque personne ne nie qu’Atari possède la propriété intellectuelle de Tempest, et Minter explique qu’il a proposé à l’éditeur de trouver un accord. Si je suis bien incapable de trancher du point de vue juridique, il me semble que l’affaire soulève surtout un problème éthique. Le droit n’est après tout qu’une manière de protéger les intérêts du public. Et dans ce cas précis, le sens commun est largement du côté de Minter. Non seulement TxK est une oeuvre dont l’intérêt mérite d’être défendu, mais il ne me paraît pas absurde d’affirmer que Minter a par son travail de plus de vingt ans entretenu et développé l’aura de Tempest. On pourrait presque dire que moralement Minter est le dépositaire moral de l’héritage de David Theurer, puisqu’il a continué à le faire briller et à le sortir de l’oubli.

L’ombre d’Atari

Atari, devenu une fabrique de replicants ?

D’autant que la marque Atari n’est plus aujourd’hui que l’ombre d’elle-même. Au fil d’une histoire compliquée, l’ex-géant de l’arcade et de l’ordinateur personnel est devenu la propriété de l’éditeur français Infogrames, devenu en 2003 Atari Inc, puis Atari SA. La société, cotée en bourse, atteint aujourd’hui le cours mirobolant de 0,19 euros et après avoir été proche de la faillite en 2013 affichait en 2014 un chiffre d’affaire de 7,6 millions de dollars. Une paille. L’éditeur s’est spécialisé dans le remake des classiques de son catalogue, comme la version iOS d’Alone in the Dark, que la critique n’a pas épargné ou l’apparemment exécrable Haunted House : Cryptic Graves.

Il faut remonter au Pong®World (sic) de 2012, qui date d’avant la faillite, pour trouver un jeu un peu mieux reçu, mais à part le titre il ne semble pas y avoir grand chose de commun avec le jeu de 1972.

Pong®World, de zGames (Atari, iOS, 2012)

Après tout, on ne peut pas reprocher aux dirigeants actuels d’Atari — qui sont-ils ? J’avoue m’être un peu égaré dans les tribulations de l’autrefois glorieuse entreprise — de vouloir vivoter sur ces noms, c’est de bonne guerre. Mais on se demande bien ce que cache l’attaque un rien gratuite contre Minter, qui ne semble pas rouler sur l’or. Le propriétaire légal chercherait-il à profiter de ce Tempest dont le britannique entretient depuis des années la mémoire, dont il porte avec amour depuis des années le flambeau ? Une version mobile du jeu serait-elle en préparation ?

Défendre la mémoire vivante du jeu vidéo

Puisque je ne fais pas vraiment ici un travail de journaliste — ceux qui me lisent feront bien mieux que moi le boulot —, je n’ai même pas vraiment la patience de demander à Atari leur version de l’affaire, tant du point de vue critique qui est le mien, il ne fait aucun doute qu’il faut prendre parti en faveur du créateur anglais. L’objectivité n’a pas cours : il s’agit d’un affrontement entre la mémoire vivante du jeu vidéo, et son exploitation à la petite semaine ; d’un créateur au sommet de son art opposé à des marchands de produits dérivés.

Il n’est pas difficile de choisir son camp. TxK doit vivre, tout simplement parce qu’il est ce que le jeu vidéo peut nous offrir de plus beau.

Notes

[1] Edit : En réponse à une déclaration publique d’Atari, Minter a rendu publique une copie d’une des lettres qu’il a reçues.

Il y a 11 Messages de forum pour "Tempête sous un copyright"
  • Memento Le 18 mars 2015 à 21:03

    Qu’on estime que la propriété intellectuelle soit un mal nécessaire ou une saloperie sans nom — ou encore un peu des deux —, il faut noter que les idées n’appartiennent à personne : l’IP protège des produits, des mises en oeuvre particulière, rien de plus. Si les idées pouvaient être soumises à des droits d’auteur, l’industrie vidéoludique aurait été ruinée par les procès depuis longtemps, et des géants comme Blizzard auraient immédiatement mis la clef sous la porte. Le clonage, l’hybridation, l’inspiration, sont des composantes essentielles de toute création. On ne peut pas déposer un genre ou un mécanisme de gameplay.

    Le terme d’« IP », par essence, fait d’un concept de jeu une propriété. Cela dit il appartiendrait à une cour de juste de déterminer si il y a plagiat, ou simplement inspiration. A moins qu’il y ait eu réutilisation explicite de certaines composante (éléments graphiques, musique, etc.) il me semble qu’il est généralement assez difficile de prouver qu’on est dans le premier cas. Mais comme tu le soulignes, elles sont fréquemment utilisée pour décourager la concurrence.

    Dans le cas présent, l’affaire semble plus complexe, puisque personne ne nie qu’Atari possède la propriété intellectuelle de Tempest, et Minter explique qu’il a proposé à l’éditeur de trouver un accord. Si je suis bien incapable de trancher du point de vue juridique, il me semble que l’affaire soulève surtout un problème éthique. Le droit n’est après tout qu’une manière de protéger les intérêts du public. Et dans ce cas précis, le sens commun est largement du côté de Minter.

    Je pense qu’il faut faire la nuance entre droit et droit d’auteur. Dans les faits, ce dernier cherche à encadrer les créations humaines de manière marchande. Et c’est sans compter sur les différences entre le copyright et le droit d’auteur. L’hystérie judiciaire du copyright,c’est vraiment quelque chose. Je n’ai d’ailleurs jamais bien compris pourquoi il y avait autant de poursuites. Il me semblait avoir lu que les entreprises étaient incitées à défendre leur IP, au risque d’en perdre le contrôle, mais je ne suis plus bien sûr.

    Tout ça m’évoque quelque peu l’anecdote récemment paru à propos de No One Lives Forever. Pour pouvoir ressortir le jeu Night Dive cherchèrent à en déposer la marque, après avoir été en discussion avec Warner Bros et été incapable de déterminer à qui appartenait le jeu. Ils ont finalement reçu un courrier d’un avocat contestant cette demande. L’avocat n’était absolument pas au courant qu’ils étaient en cours de discussion, ce qui montre bien que le service juridique fonctionne en totale autonomie. Au final ils ont du abandonner parce que Warner Bros leur a pas caché que si ils publiaient le jeu, et qu’il s’avéraient qu’ils possédaient bien les droits, ils les poursuivraient en justice. Gagner quelques ronds à la publication sans rien faire = pas intéressé. Jouer les gros bras pour gagner plusieurs millions sur une condamnation = on sera présent.

    La soudaine intervention de Atari est quelque peu similaire. Minter leur a proposé un accord. Leur absence de réponse ou d’envie de participer a pu faire montre d’un désintérêt de leur part vis à vis du concept. Mais, ding ding ding, dès que le jeu commence à avoir une existence, le service juridique sort les gros bras. Peut être de manière complètement indépendante, encore une fois. Il faudra voir comment la situation évolue.

  • Martin Lefebvre Le 18 mars 2015 à 21:22

    Sinon Atari a répondu (voir le papier d’Eurogamer), et Minter vient de rendre publique (je sais pas si c’est une bonne idée en cas de procès) une des lettres qu’il a reçues : http://minotaurproject.co.uk/YakIma...

    Concernant Atari, vu la taille actuelle de la boîte, ça m’étonnerait qu’ils aient "un service juridique" au sens propre... Ou alors ils sont un service juridique. :D Après oui ils se sentent sans doute obligée de protéger l’IP qui fait un peu de buzz grâce à Minter, il y a bien moyen de ressortir une version iOS et de se faire un peu de blé...

  • Nomys_Tempar Le 18 mars 2015 à 23:43

    Le soutient a Minter est louable et naturel mais il n’est pas très étonnant de voir Atari réagir comme ça.
    Le fait est qu’aujourd’hui les entreprises n’ont aucuns garde-fous pour les empêcher de faire ce genre de choses. Et c’est une situation sur laquelle tout le monde ferme les yeux depuis longtemps. L’hypocrisie n’est donc pas loin entre la réaction de soutient et le sentiment que cette société pourrait réagir différemment.

    C’est situation m’évoque simplement que pour que "TxK doit vivre, tout simplement parce qu’il est ce que le jeu vidéo peut nous offrir de plus beau." Il faut que les entreprises qui produisent des produits culturels changent et pour qu’elles changent que les créateurs changent.
    Mais d’un certain coté les créateurs, comme Minter se sont passé la corde au cou tout seul, inconsciemment peut-être, et c’est aussi contre ça qu’il faut communiquer.

  • Memento Le 19 mars 2015 à 02:15

    Difficile de reprocher quoi que ce soit aux éditeurs ou aux créateurs (rarement détenteur des droits de leur créations, en passant) quand la loi va dans leur sens. La responsabilité est aux états de légiférer. C’est aussi simple que ça. Tempest est sorti il y a 34 ans. Tempest 2000 il y a plus de vingt ans. A la vitesse ou va le jeu vidéo, peut-être auraient-il leur place dans le domaine public. Mais vu la longue dérive engagée depuis deux décennies maintenant en matière de droit d’auteur, personnellement je ne me fais guère d’illusion.

  • Laurent Braud Le 19 mars 2015 à 09:29

    Difficile de reprocher quoi que ce soit aux éditeurs ou aux créateurs (rarement détenteur des droits de leur créations, en passant) quand la loi va dans leur sens. La responsabilité est aux états de légiférer.

    Tout-à-fait. Ce qui peut retenir la prolifération de procès dans ce goût-là, c’est la dégradation de l’image du plaignant que ça entraîne. Si Sim Meier intentait des procès à, au hasard, Endless Legend, ce serait un méchant coup pour l’image de sa boîte — pour un résultat hasardeux. On a la "chance" d’avoir une communauté de consommateurs très présente, très réactive.

    Tandis qu’Atari n’a plus d’image, plus rien à perdre.

    (Excellent le screen de Blade Runner, soit dit en passant.)

  • Nomy_Tempar Le 19 mars 2015 à 13:57

    Je suis pas sur que considérer les créateurs comme des neuneu irresponsable soit un service à leur rendre. A la base ils sont détenteurs des droits d’auteurs, c’est de leurs fautes s’ils bradent ces droits à droite ou a gauches sans se poser de questions.
    A partir de là effectivement les états devraient légiférer, mais quand on voit que les institutions rechignent a harmoniser le droit d’auteur actuellement en Europe, les patent troll c’est encore plus lointain comme cible législative (et surtout les patent troll ramènent de la tune donc rendent globalement les états contents).
    Tandis que les créateurs sont à la base de la situation. Légitimer la position d’un "créateur" qui se déresponsabilise de ses droit et de ses devoirs d’auteur me parait contradictoire avec la posture de l’auteur qui nous offre "ce que le jeu vidéo peut nous offrir de plus beau" (je cite car je trouve la formule vraiment bien trouver). Comment faire l’un sans faire l’autre ? L’exemple de Jeff Minter montre qu’en fait on ne peut pas...

  • melicerte Le 19 mars 2015 à 16:38

    @Nomys_Tempar « Mais d’un certain coté les créateurs, comme Minter se sont passé la corde au cou tout seul, inconsciemment peut-être, et c’est aussi contre ça qu’il faut communiquer. »
    De quoi parles-tu exactement ?

  • Cédric Muller Le 19 mars 2015 à 18:57

    Si Atari en est ’réduit’ à _ça_ .....
    Le fonds d’investissement qui essaie de récupérer/bloquer quelques milliers d’euros en justifiant un manque à gagner sur une propriété intellectuelle ne fait qu’amplifier la stupéfaction.
    Je pense néanmoins que tout se terminera bien (on ne peut pas détenir l’âme du créateur).

  • Nomy_Tempar Le 19 mars 2015 à 19:22

    Du fait de signer un contrat qui te retire la totalité de tes droits d’auteurs sur un produit/oeuvre/whatever, ce qui conduit dans certains cas à la situation de TxK.

    Je sais bien que c’est une chose qui est "inévitable" quand on travaille dans l’industrie du jeu vidéo, mais en ce qui me concerne je ne pense pas que cette "chose inévitable" soit une nécessité absolu contre laquelle on ne peut/doit rien faire.

  • Strife Le 5 avril 2015 à 06:01

    Le souci Nomy_Tempar c’est que la notion de droit d’auteur dans le jeu vidéo reste encore très floue, notamment sur le sujet des ayant-droit. En gros, sur qui peut être reconnu comme auteur de quoi. Pour le moment on a juste transcrit ce qui existait déjà pour d’autres corps de métiers : Les artistes 2D et 3D ont droit d’auteur sur leur création (souvent cédé en partie dans le cadre du contrat, ils peuvent en diffuser certains sur leur portfolio ou whatever mais toute utilisation commerciale est réservée à la prod’), de même que les compositeurs conservent leur droit d’auteur sur la bande originale et, je suppose, les comédiens de doublage / mo’cap doivent avoir un droit d’auteur sur leur interprétation. Mais le game designer, les programmeurs, etc. ne jouissent d’aucun droit d’auteur et ce n’est pas prêt de changer en France où le seul syndicat du milieu est un lobby patronal (le SELL).

    Et j’ajouterai en réponse à l’article, même si ça a été évoqué plus haut, qu’une idée est bel et bien soumise au droit d’auteur, d’où la mention "idée originale de Untel" au début de certains films.

  • troll Le 1er novembre 2015 à 14:25

    Faut juste se mettre à la place des patrons (c’est eux qui décident).
    Le développeur du jeu a été payé par atari pour faire le jeu à l’époque.
    Et maintenant il se barre pour réutiliser son travail pour se faire de l’argent sur le dos d’atari, c’est normal qu’on patron trouve ça un peu dégueulasse.

Laisser un commentaire :

Qui êtes-vous ? (optionnel)
Ajoutez votre commentaire ici

Suivre les commentaires : RSS 2.0 | Atom

© Merlanfrit.net | À propos | web design : Abel Poucet