12. Poisson frais

The Witness

Témoignage

Je vois des labyrinthes partout. Sur les échafaudages des barres en ravalement, entre les dalles de béton, dans les découpes des carrosseries, je trace mentalement des chemins. J’essaye différents itinéraires : en quinconce, en escalier, en zigzags. Devant la télé, j’entasse les feuilles volantes, griffonnées à la hâte, couvertes de grilles, passées et repassées avec application, rageusement raturées. Et tout cela est de la faute de Jonathan Blow.

Il y avait pourtant de quoi douter de The Witness : après plus de sept ans de développement, le projet ne s’était-il pas enlisé, noyé sous le perfectionnisme et la vanité de son auteur ? Difficile de faire abstraction d’un créateur-star aux déclarations souvent mal maîtrisées, peut-être parce qu’il a été mal servi par une presse désireuse de l’ériger en génie. Pour tout dire, avant de lancer le jeu j’en étais presque à souhaiter que Jonathan Blow se casse la figure.

Ma surprise n’en n’a été que plus forte : The Witness m’a captivé.

A mon grand soulagement, le créateur se fait particulièrement discret durant les premières heures. The Witness se présente au premier abord comme un simple mais élégant jeu d’énigmes, un casse-tête pour lecteurs du distingué New Yorker [1]. Le joueur se retrouve dans un tunnel, il apprend à tracer un trait, puis il doit s’évader d’un château ensoleillé en résolvant une série de labyrinthes. Une fois ces premiers puzzles résolus, l’île s’ouvre à la découverte, les dédales se multiplient, débordent des cadres, et brouillent nos repères.

Le chef-d’oeuvre

Il n’y a pas d’autre mot pour le qualifier : The Witness est un chef-d’oeuvre. Au sens premier, c’est le long travail artisanal d’un compagnon et de son atelier, un témoignage de sa maîtrise. Les sept ans de développement ont permis à Thekla ! — « « la gloire de dieu », en grec, c’est le nom d’une des Villes Invisibles d’Italo Calvino, qui d’autre que Blow pour nommer ainsi son studio ? — de créer un objet dense, fignolé dans ses moindres détails. Une superbe curiosité, une marqueterie pleine d’ingéniosité, recelant une série mécanismes cachés, de tiroirs dans des tiroirs.

Malgré sa finition virtuose, le jeu ne manque pas d’imperfections : des énigmes, des zones entières de l’île même, peuvent laisser dubitatif (la forêt de bambou, le temple ensablé). Mais le moindre élément de décor semble animé d’une tension vers la perfection, le moindre polygone donne l’impression de faire sens. Dans sa critique sur Eurogamer, Oli Welsh évoque les Variations Goldberg. Si la comparaison peut sembler osée – The Witness ne restera peut-être pas dans les mémoires comme l’oeuvre de Bach – elle rend compte de l’ambition de Jonathan Blow, qui multiplie les gammes jusqu’à épuiser la forme qu’il s’est choisi : il s’agit d’explorer toutes les déclinaisons possibles du puzzle-labyrinthe, d’en produire une combinaison inouïe.

Le mystère de la perfection

Pour comprendre The Witness, il ne faut pas forcément prêter attention au discours que tient le jeu : hésitant entre zen et scientisme, peut-être pour ne pas avoir à se prononcer, Jonathan Blow nous parle par le biais d’un système de références cryptiques – enregistrements vocaux et films à l’appui —, sans avoir peut-être grand-chose à nous raconter. L’essentiel tient simplement dans l’objet ludique qui nous est offert : il y a là quelque chose d’une mystique de la perfection. Le prétexte du jeu, construire des labyrinthes, est fondamentalement arbitraire : seule importe la volonté ascétique d’épuiser le problème, de le pousser dans ses plus extrêmes retranchements.

L’un des plus beaux moments de The Witness est une citation de Nostalghia (1983), mis en scène par le soviétique Andreï Tarkovski, dont on devine que Jonathan Blow admire aussi bien le mysticisme que le perfectionnisme. Le jeu inclut donc les deux scènes finales du film, dont la première est un déchirant plan-séquence de plus de 9 mn. Un homme tremblant (joué par Oleg Yankovski) essaye de traverser un bassin presque à sec, balayé par le vent, sans que s’éteigne la bougie qu’il protège comme il peut, de sa paume ou de son manteau. Une fois, deux fois, il échoue, avant de finalement atteindre son but, haletant. Yankovski explique que le but de Tarkovski était de raconter une vie en un seul plan. Mais Jonathan Blow semble se l’approprier comme un symbole de sa démarche créative. La poursuite est gratuite comme peut l’être un jeu enfantin, ou une série d’énigmes labyrinthiques : elle n’atteint au sublime que parce qu’on la pousse à bout, jusqu’à l’extinction. Il y a de cet entêtement chez le développeur. La scène qui suit, dont le traveling arrière est étudié dans toutes les écoles de cinéma, résonne parfaitement avec certains aspects de The Witness. On s’en voudrait de gâcher la surprise.

Je dois avouer que j’ai eu du mal à retourner au jeu après que l’extrait du film m’a si profondément bouleversé ; l’artificialité du monde de polygones saute aux yeux, quand on songe à la force vitale que met Oleg Yankovski dans son interprétation. Mais la citation m’a permis de mieux comprendre le jeu, de mieux en ressentir l’aspect inquiétant.

Statues

Cette quête d’un absolu dans les limites de la forme fixée fait de The Witness un grand jeu formaliste. Au risque de nous oppresser de sa rigueur mathématique : l’île ensoleillée où se déroule le jeu a quelque chose de glaçant. Elle ressemble à la folie abandonnée d’un milliardaire maniaque. Les chaises longues sous les parasols restent désespérément vides. La végétation luxuriante n’a rien de naturel, elle n’est qu’un élément du vaste puzzle, figée loin de la vie. Les figures humaines qui hantent les lieux sont de froides statues baudelairiennes. Les chants des oiseaux sont pré-enregistrés, et joués en boucle, les pas sont feutrés. Rarement un jeu dans une 3D si détaillée avait aussi résolument tourné le dos à la mimesis, pour souligner l’artificialité de son décor.

Cette absence de vie sous les palmiers silencieux contribue au mystère, qui fait bloc face à nous : on ne peut imaginer meilleure invitation à le percer. On a beaucoup parlé d’épiphanies – de révélations – à propos de l’expérience que procure The Witness. Mais ici, il ne s’agit pas de nous donner à voir du miracle, de nous charmer avec l’illusion que quelque chose transcende : la révélation se mérite.

Ainsi, Jonathan Blow ne se contente pas de prêter des moments de grâce : il nous fait cadeau d’épiphanies, qui sont les nôtres, puisqu’elles se passent en nous plutôt que sur l’écran, puisque nous les suscitons par notre effort pour résoudre les puzzles. Sans le témoignage du joueur, sans son regard perçant qui décrypte le mystère, dissipe les illusions d’optique ou se les approprie, sans son intervention qui trace la solution, rien ne se passe, et le monde reste stérile.

Un simple jeu

Pour autant qu’il vise à l’élévation, et qu’il se nourrisse de l’ascèse de son créateur, The Witness n’est pas de ces jeux insurmontables. On pouvait reprocher à Braid (2008), une farouche incompréhensibilité, et quelques énigmes sans concession, d’autant que chacune d’entre elles renversait nos attentes, sans forcément nous laisser le temps de nous apprendre à les appréhender.

Pour son second jeu, Jonathan Blow a su se montrer plus pédagogue. A mon grand soulagement, The Witness n’a rien de l’ésotérisme de Myst, son lointain modèle. Les premiers labyrinthes fonctionnent comme des didacticiels, qui nous montrent par induction le fonctionnement de leurs mécanismes. On tâtonne avant de comprendre, et au fur et à mesure que se complexifient les enjeux, on saisit les règles avec plus de précision, quitte à revenir sur certains présupposés qu’on avait trop vite adoptés : il y a ici encore un véritable tour de force. Le malentendu provoqué par l’interprétation de Braid – « ils n’ont rien compris » disait en substance le créateur – ne risque guère de se répéter : Blow, qui essaye de créer un langage de programmation dans son temps libre, a compris que pour être adoptée, une langue, fut-elle purement logique, ne doit pas être accessible qu’à son seul créateur.

The Witness (2016) : la pédagogie en pente douce.

J’ai lu quelque part une comparaison qui me paraît rendre compte de la structure de The Witness : le jeu tient du Metroidvania. Lorsqu’il se promène dans l’île, le joueur tombe nécessairement sur des portes qu’il n’est pas capable d’ouvrir, car il n’en n’a pas les clefs logiques. Au lieu de collecter des objets lui permettant de revenir sur ses pas et de débloquer les zones qui lui étaient closes, il accumule la connaissance de règles qui lui permettent d’avancer, et qui se combinent progressivement entre elles. Comme le château de Dracula est amoureusement préparé afin d’accueillir au mieux le fils prodigue Alucard, l’île de The Witness nous guide progressivement dans nos efforts pour en percer les mystères.

On apprend vite à faire confiance au jeu : si l’on est bloqué, il faut généralement aller voir ailleurs. Progressivement, on s’habitue à sortir cadre où s’inscrit le puzzle, et à lever les yeux. Lorsque certaines énigmes un peu trop relevées nous résistent alors qu’on en maîtrise les tenants et les aboutissants, on a toujours le loisir de revenir sur ses pas, pour reprendre les bases, ou bien on peut se promener dans une autre partie de l’île pour se changer les idées. L’eurêka finit presque toujours par venir.

Je me suis surpris à crier après avoir résolu un puzzle particulièrement délicat : « Prends-ça, Jonathan Blow ! » : mais cela n’avait rien de revanchard, c’était le signe d’une complicité naissante, d’une rivalité presque amicale. Et d’ailleurs le créateur n’est pas en règle, tant certaines énigmes sont destinées à nous faire enrager, dans un esprit de camaraderie vacharde, qui nous défie pour mieux nous stimuler : à un moment, la plaisanterie va jusqu’au dérèglement de tous les sens, au point de nous donner la nausée, mais c’est de bonne guerre. Jamais je n’ai eu l’impression que Jonathan Blow jouait au malin pour se faire mousser, qu’il prenait la posture du nerd le plus intelligent dans la pièce.

The Witness se prête même admirablement au jeu d’équipe, en famille, entre amis : on se passe la manette, on se fait des suggestions, on se vanne. Sous la froideur, sous le mystère se cache peut-être tout simplement le plaisir de résoudre des énigmes.

Grand jeu

Cette alliance d’entêtement et de pédagogie, de mystère et de simplicité fait peut-être toute la beauté du jeu. Au fond, les énigmes de The Witness ne sont pas plus élaborées que celles de Tetrobot ou Alcazar, elles sont bien moins complexes que dans SpaceChem... Jonathan Blow n’est pas un surhomme qui dépasserait de la tête et des épaules ses pairs. Mais en prenant le temps de pousser son expérimentation dans les derniers retranchements – parce qu’il a eu les moyens et l’ambition de le faire —, il est parvenu à dépasser le genre. Il faut certes aimer les puzzles pour apprécier The Witness, mais l’aboutissement créatif qu’il représente concerne le jeu vidéo dans son ensemble : on peut faire un jeu comme ça, à la fois dense et ouvert, une pareille mécanique est possible. The Witness n’est certes pas le premier à atteindre ce niveau de cohérence, mais la déclaration n’en n’est pas moins forte.

Depuis que j’ai cessé de jouer, les labyrinthes ne sont pas partis. Je les trace entre les nuages et sur les bouches d’égout, je les repère du coin de l’oeil et je les suis jusqu’à me perdre en rêverie. J’ai peut-être appris à regarder différemment les choses. Qu’attendre d’autre d’un grand jeu ?

Pour aller plus loin, je ne saurais trop vous recommander l’article du camarade Victor Moisan consacré à la carrière de Jonathan Blow (réservé aux membres Premium de Gamekult). Ceux qui ont fini le jeu peuvent aussi regarder l’entretien que Blow a accordé à Giant Bomb, dans lequel le créateur commente certains secrets du jeu.

Notes

[1] Jonathan Blow s’est fâché avec le prestigieux magazine suite à un tweet qui lui accolait l’adjectif « stubborn », entêté

Il y a 2 Messages de forum pour "Témoignage"
  • Laurent Braud Le 24 février 2016 à 12:26

    Ce jeu semble être un temple où de vivants piliers laissent parfois sortir de confuses paroles.

    Je suis très tenté.

  • Cédric Muller Le 25 février 2016 à 19:07

    Ce jeu est énorme. Il défini le ludisme virtuel au meilleur de sa forme.
    En revanche, première depuis Doom/Quake, je suis à nouveau épris de nausées, et ne peux plus y jouer (un patch serait en approche pour résoudre ce problème qui semble concerner quelques joueurs).

    C’est une oeuvre, un travail de maître.

Laisser un commentaire :

Qui êtes-vous ? (optionnel)
Ajoutez votre commentaire ici

Suivre les commentaires : RSS 2.0 | Atom

© Merlanfrit.net | À propos | web design : Abel Poucet