Steel Division : Normandy 44, Unity of Command 2

Sur les frontières

« Voilà », commence le néophyte, « j’ai tant envie d’apprendre le noble art du jeu de guerre, mais je ne sais par où commencer. Tous ces titres aux noms similaires me donnent le tournis. »

« Tu fais bien de demander », répond le grognard, « car le genre est piégé d’œuvres riches et complexes, qui peuvent dégoûter les rookies. Mais tu es en veine ! Il est une série qui fait l’unanimité, par sa facilité d’utilisation couplée à de jolis graphismes ; c’est celle des Unity of Command.

Prends garde toutefois ! Ce n’est pas là un véritable wargame, mais plutôt un puzzle. »

Un puzzle. Diantre !

Et pourtant, l’illusion était parfaite. Des fantassins, des tanks que l’on déplace sur des hexagones. Des question de logistique et de ravitaillement. Des scénarios reproduisant pas à pas une page guerrière bien connue de l’Histoiravecungrandache : la Seconde Guerre, front de l’Est pour le premier titre, à l’Ouest pour le second. Et même — nouveauté de ce Unity of Command 2 — des quartiers de commandement, ajoutant toute une panoplie de variantes dans les déplacement et les combats des unités sous leurs ordres. Tout semblait prêt pour qu’on enfile le costume d’un général de salon, képi et charentaises inclus.

Tout, sauf l’intention.

Le mauvais wargame, il voit la Normandie, paf, il débarque. (UoC2)

Mécanique de la perceuse

La grande majorité des scénarios des Unity of Command se présentent sous la même forme : enfoncer des lignes. L’ennemi forme un bloc de défense, dont il s’agit de trouver — ou créer — un point faible où l’on appliquera la pression. Après un bon coup de perceuse, injecter les troupes dans la brèche le plus vite possible, pour en empêcher le colmatage. Toute la subtilité du jeu étant d’interdire l’approvisionnement de l’adversaire tout en protégeant le sien, plutôt que de recourir à des combats trop coûteux. Si elle ne peut construire de véritable offensive, l’IA est toujours capable de surprendre par des contre-attaques très douloureuses : ainsi la cavalerie polonaise, en infériorité numérique et technique, sait contourner les Panzers et couper leur élan en s’attaquant à la chaîne logistique.

Le deuxième UoC ajoute un grand nombre de possibilités que l’on mettra un peu de temps à comprendre ; malgré tout, l’interface reste étonnamment claire. Quelques clics de souris suffisent à analyser la situation, avancer ses pions, repositionner ses dépôts logistiques. En lui donnant les meilleurs outils possibles, l’intention du jeu est de faire construire au joueur une stratégie intéressante, de lui faire franchir des obstacles plus ou moins difficiles afin de mesurer son intellect. Pire : certains niveaux semblent avoir été conçus avec une solution en tête, qu’il s’agit de retrouver et d’appliquer. L’ensemble est évalué par la vitesse d’exécution ; il s’agit de prendre les objectifs dans un temps donné, au pire sous la barre du nombre de tours alloué au scénario. Chaque performance est chronométrée. Bref, le sujet du jeu, c’est le joueur. Et voilà tout le problème.

Le bon wargame, il voit la Normandie ... paf, il débarque. Mais c’est un bon wargame. (TOAW4)

Car le sujet du (vrai) wargame, ce n’est pas le joueur : c’est la guerre. À la limite, le joueur n’est là que par hasard. Ce qui intéresse le wargame, c’est de modéliser le champ de bataille. Une règle ici, une contre-règle par là, qu’importe qu’elles soient détaillées soldat par soldat, ou plus abstraites. Un Unity of Command 2 n’est techniquement pas plus simple que le vénérable The Operational Art of War — qui n’a même pas été conçu pour un conflit spécifique. Mais le deuxième se fiche de savoir si le joueur tiendra ses objectifs ou non. Certains de ses scénarios sont triviaux, d’autres pratiquement impossibles : l’essentiel, c’est qu’ils soient le plus véridique possible. Un wargame, un vrai, c’est un système fermé, où le donneur d’ordres ne fait que donner une pitchenette dans la grande chaîne de dominos du commandement, et en mesure les impacts.

La justice, c’est moi !

Il n’y a pas que le front du puzzle qui attire de telles discussions. Par exemple, les (excellents) titres de chez Eugen Systems, la double série Wargame / Steel Division, a toujours été considérée comme un STR, genre bien à part du wargame classique. (Oui, Wargame n’est pas un wargame d’après cette théorie.) Pourtant, les mécaniques utilisées ne semblaient pas moins valides que dans d’autres titres apparemment proches, comme un Combat Mission qui, lui, est universellement accepté comme wargame, ou un Command Ops. Chaque unité dispose de l’ensemble de caractéristiques usuelles, puissance et portée de tir, taille du blindage, en bref un fonctionnement bien compris, et même en l’occurrence plutôt détaillé.

Mais l’intention a toujours été de proposer des escarmouches équitables, que l’on puisse utiliser dans un ladder compétitif. Les armées des deux camps se devaient donc d’être équilibrées. Cet objectif d’équité, Eugen y a consacré (en vain) des dizaines et des dizaines de patches, l’équilibrage de milliers d’unités équivalant à écoper le Titanic à la petite cuillère.

A l’assaut de la cote 262. (Steel Division : Normandy 44)

Horreur ! Malheur ! Mais la guerre n’est pas équilibrée, Eugène. C’est quasiment la définition. Bon sang, tout Sun Tzu et Clausewitz repose là-dessus. Le bon wargame n’est pas juste [1], la justice n’a rien à voir là-dedans : si une bataille virtuelle semble trop difficile, eh bien ! c’est peut-être que sa version historique l’était aussi. Débrouille-toi avec ça, soldat. On ne va pas nerfer la puissance des Panzer IV sous prétexte que les Alliés les trouvent OP. Au final, les Steel Division se sont retrouvé le cul entre deux chaises : bien trop touffus pour des joueurs n’ayant pas en tête l’ordre de bataille de chaque offensive de la Seconde Guerre ; mais rejeté par les puristes.

Croire et comprendre

Bref : puzzle ou STR, c’est comme si le fait de rendre le jeu plus ludique l’avait proprement souillé, qu’il était à ce titre exclu du club des grognards. Vous allez me dire : au fond, tout ceci n’est encore qu’une question de nomenclature. Que l’on range Unity of Command 2 dans la boîte des wargames ou ailleurs, qu’importe après tout.

Operation Market Garden réussie : en route vers l’a-historicité. (UoC2)

Sauf que la distinction touche à un point essentiel. Car le wargamer exprime ainsi autre chose qu’un désir ludique. Il s’affiche en gardien de l’orthodoxie du jeu de guerre, héritier en ligne droite du Kriegsspiel du XIXe siècle. On en a déjà parlé avec Command : Modern Operations (ex-CMANO) : le wargame touche à une réalité géopolitique complexe, qu’il promet de restituer. Bien sûr, le joueur sait que le jeu n’est qu’une approximation grossière du réel. Mais une approximation vaut mieux que rien ; elle reste l’unique moyen d’expérimenter — et donc de comprendre un peu mieux — les systèmes complexes que représentent les mouvements simultanés et violents de milliers de personnes [2].

En perdant cet objectif au profit du ludisme, le jeu perd du même coup sa faculté modélisatrice : ce n’est plus un miroir magique vers le réel, mais un simple passe-temps. La connexion est rompue.

En uniforme, ça a tout de suite l’air plus sérieux.

L’enjeu est donc de taille ; le problème, c’est que la frontière n’est pas si tranchée. Et surtout, au contraire des véritables exercices stratégiques à destination de l’armée — qui existent bel et bien —, les titres vendus au public doivent tout de même satisfaire un minimum ludique. On peut faire mine de croire qu’ils sont divertissants par hasard, mais c’est un pieux mensonge. La vérité est plutôt qu’il existe tout un continuum, assez bien rempli, entre les travaux des professionnels et la fantaisie d’un Advance Wars ou d’un Into the Breach.

Où se situe Unity of Command 2 là-dedans ? Certes, il se consacre uniquement à des offensives bien marquées. Oui, les scénarios sont plutôt à voir comme des études théoriques bien préparées, dont l’examinateur a souvent prévu un type de réponse en particulier. Malgré tout — ou peut-être grâce à cela — il donne à voir les aspects purement logistiques bien plus clairement que la plupart de ceux qui portent encore leur certificat de wargamitude. En somme, des exercices bien pensés : peut-être pas inutile, avant de se lancer dans le grand bain.

Notes

[1] "Juste" ou "équitable", aucune traduction ne semble bien représenter le fair anglais.

[2] Voir aussi à ce sujet la table ronde Les jeux, miroirs du monde et de ses crises organisé lors du festival Press Start.

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