Du livre au film, puis au jeu vidéo : une recette que l’on a appris à redouter, surtout si chaque oeuvre s’octroie une large liberté d’interprétation. L’ensemble des Stalker fait partie des heureux rescapés. Les trois versions ont bel et bien réussi à maintenir une atmosphère commune qui sert des objectifs différents. Cette symbiose a peut-être abouti grâce au fait que chacune des trois raconte moins une histoire qu’elle ne décrit un décor riche et toujours en évolution.
Car les trois œuvres sont une exploration de la Zone, à la fois décor et personnage. La Zone est une force surnaturelle apparue soudainement en un point, forçant les hommes à déserter les lieux. Elle induit donc une variation au goût russe du post-apo : des voitures rouillées, des bâtiments à l’abandon, une odeur de terre et de béton humide. Une sensation de danger y est omniprésente, sous la forme d’êtres errants — mutants, zombies — et surtout d’anomalies surnaturelles, pièges incompréhensibles et mortels, qui renferment des trésors-artefacts aux propriétés étranges. Ceux qui explorent cette zone se nomment eux-même les Stalkers, que l’on pourrait traduire de l’anglais par "rôdeur".
Dans les trois versions, un objectif commun apparaît plus ou moins distinctement. La Zone contient un lieu particulièrement dangereux où les vœux les plus sacrés sont exaucés (respectivement appelé la "Boule d’Or", la "Chambre" et le "Monolithe"). Pourtant, la notion de voeu inconditionnel n’a pas sa place dans une fiction, puisqu’il la détruirait en donnant trop de liberté à un personnage [1]. Aussi, la résolution de cet objectif est-elle impossible, et l’on peut constater que les trois fins inventent des pirouettes différentes pour l’éviter, qui reposent à chaque fois sur l’aspect initiatique du récit. De façon classique, le voyage est l’objectif effectif, avec ici la Zone agissant comme un révélateur des personnages. Le personnage même du Stalker est à la fois l’initiateur — guide qui connaît la Zone — et l’initié, dont la véritable nature est révélée, y compris à lui-même.
Trois fictions, une catastrophe réelle
Ce décor fantastique n’a pas les mêmes tenants et aboutissants selon l’oeuvre. Dans le roman des frères Strougatski, Pique-nique au bord du chemin [2] (1972), la Zone est un produit extraterrestre. Les anomalies ne sont pas expliquées (elles ne le sont jamais vraiment, et cet aspect mystérieux fait probablement une force de la série), mais une comparaison est proposée en passant. La Zone serait simplement les rebuts d’un passage extraterrestre ; tels des fourmis devant les déchets d’un pique-nique, les humains ne pourront jamais comprendre ces manifestations. Cette incompréhension se manifeste dans le choix de surnoms surréalistes pour les anomalies (le "hachoir") comme pour les artefacts (le "morceau de viande", les "éclaboussures noires"), qui seront reprises plus tard, principalement dans le jeu.
Le film, réalisé par Andrei Tarkovski en 1979, esquive quant à lui toute mythologie au profit d’une expérience contemplative et symbolique. Le style est donné dès le début : tandis que les alentours tristes sont filmés en noir et blanc, la Zone apparaît soudain en couleurs, verdoyante, plus réelle que le monde normal. Ce genre de méthodes, sans aucun effet spécial, montre la Zone comme une version surréelle du monde physique [3]. On suit alors le parcours de trois personnages, l’Ecrivain et le Physicien menés par le Stalker, vers l’exauceur de vœux, à travers les dangers invisibles de la Zone.
En 1986, le parallèle frappant de ces deux oeuvres avec la catastrophe de Chernobyl et sa zone d’exclusion — soudaineté, désertion des lieux, irradiation et mutations — donne un aspect prophétique aux deux oeuvres ; à tel point que les travailleurs de l’accident se surnomment eux-mêmes "stalkers". Bien plus tard, le jeu vidéo, sous le nom de S.T.A.L.K.E.R. : Shadow of Chernobyl (2007), retranscrit donc naturellement l’univers autour de la centrale, le tout encapsulé dans une histoire de complot scientifique qui permet d’incorporer d’autres relicats du folklore communiste russe, comme les blocs d’immeubles de Pripyat, la ville proche de la centrale, ou un énorme et mystérieux radar recyclé dans le jeu en "Lobotomisateur". Une méthode de vrai-faux classique qui plonge efficacement le joueur dans l’ambiance, notamment quand il se retrouve devant la silhouette massive et instantanément reconnaissable de la centrale.
Reflets dans l’eau stagnante
Chaque oeuvre voit donc la Zone d’une façon différente, via — et à cause de — la forme de chaque médium. La souplesse du roman permet de varier les protagonistes principaux, couvrir une dizaine d’années, et sauter du je subjectif au narrateur extérieur entre les chapitres. Moins visuel que les autres, il se déroule principalement en-dehors de la Zone, pour se concentrer sur les conversations de ceux qui vivent d’elle. Le film, dont la forme est plus rigide, ne considère qu’un chemin dans la Zone — même s’il fait parfois des boucles, et incorpore une pause onirique, faisant douter du sens même du film. L’interactivité du jeu fait opter pour un univers ouvert, et le Stalker n’est plus guide mais explorateur. Pour autant, la caméra reste très subjective, puisque les développeurs ont choisi d’implémenter un FPS "développé" (muni d’un inventaire, de besoin de nourriture, conversation et quêtes) plutôt qu’un véritable RPG (à la Fallout, par exemple). Ce choix habile force un jeu lié au ressenti instantané plus qu’à la réflexion, en adéquation avec l’atmosphère des autres oeuvres.
En fait, plus qu’une simple forme, chaque medium interprète la Zone comme un reflet de lui-même. La linéarité du chemin dans le film, notamment, reflète la notion même de cinéma ; le Stalker est le réalisateur, qui dirige les spectateurs, représentés par les deux autres protagonistes aux deux facettes rationnelles et émotionelles, et nous ne voyons que ce qu’il décide de nous montrer. On ne peut pas sortir du chemin tracé, comme on ne peut pas voir hors-champ, par définition ; l’Ecrivain essaie bien, mais en est empêché par un cri poussé d’en-dehors du film. Si le Stalker-réalisateur parvient à nous amèner à son objectif, c’est à nous de décider qu’y interpréter, si nous en sommes capables.
Plus distinctement encore, la Zone peut être vue comme le genre vidéoludique lui-même. Les deux essayent de ressembler à, ou de modéliser effectivement, un monde physique, tout en introduisant des éléments supplémentaires. Des trois, c’est la seule oeuvre où on ne voit jamais l’extérieur : la Zone délimite exactement l’espace de jeu, puisqu’elle est le jeu. Si les stalkers-joueurs décident de s’y engager, ils vont nécessairement y rencontrer des évènements dépassant le réel — les anomalies — ; ces dangers offrent à leur tour des récompenses — les artefacts. Le surréel n’est pas compréhensible, il n’a pas besoin de l’être. Le monologue du Stalker (du film) peut s’appliquer à de nombreux types d’expériences [4], et convient particulièrement à l’expérience vidéoludique :
“La Zone est un système très compliqué. Il y a plein de pièges, qui sont tous mortels. J’ignore ce qui s’y passe en l’absence des hommes, mais dès qu’ils apparaissent, tout se met en mouvement. Des pièges disparaissent, d’autres les remplacent. Les endroits qui étaient sûrs deviennent infranchissables. La route devient simple et tranquille, ou bien semée d’embûches. C’est ça, la Zone. On pourrait la croire capricieuse, mais à chaque instant elle est telle que nous l’avons faite, par notre propre état d’esprit. Il y a même eu des cas où les gens rebroussaient chemin à mi-parcours. D’autres mouraient au seuil même de la Chambre. Tout ce qui se passe ici dépend non de la Zone, mais de nous.”
On voit peut-être ici également une explication de ce qui fait du jeu S.T.A.L.K.E.R. un cas particulier dans le genre. La facilité trop courante dans l’industrie est de mettre le joueur au centre du jeu, voire lui donner officiellement un statut particulier dans la narration ("l’élu", etc.). Ici, mis à part la "vraie" fin, qui repose sur l’histoire propre au personnage principal (le joueur anonyme acquiert effectivement un nom à la toute fin), tout est fait pour rabaisser le joueur au niveau d’un simple intervenant, lui donner l’impression que le monde tourne sans lui. Des soldats de toutes factions patrouillent la Zone sans prêter attention, discutent entre eux ; des combats éclatent spontanément sans que le joueur n’y soit pour rien, ni ne doive choisir de camp ; même la "fausse" fin fait partie d’un cycle sans fin de l’exauceur de vœux.
Et depuis ?
Sur le même moteur que Shadow of Chernobyl, sont sortis une préquelle (Clear Sky, plus linéaire et réutilisant les niveaux du précédent) ainsi qu’une suite (Call of Pripyat, exploitant beaucoup plus l’aspect ouvert). Bien que ce dernier soit techniquement très réussi, les scénarios plus classiques de ces deux titres ne leur permettent pas de bénéficier de l’esprit initiatique qui dirigeait le premier opus. Attendu, repoussé, S.T.A.L.K.E.R. 2 a finalement été annulé au profit d’un MMOFPS, Survarium, toujours dans une tonalité post-apocalyptique très proche. Parviendra-t-il à s’éloigner suffisamment de son aîné direct ? Et surtout, le medium social apportera-t-il une nouvelle manière d’explorer la Zone ?
Pour aller un peu plus loin (spoilers par-ci par-là) :
- Un comparatif des trois oeuvres.
- Une analyse du film.
- L’inévitable wiki du jeu.
- Plusieurs années après sa sortie, S.T.A.L.K.E.R. bénéficie de nombreux mods qui corrigent et développent le jeu. Le mod Complete est peut-être le plus adapté pour commencer.
- Il existe de nombreux ouvrages sur Tarkovski. Le plus simple est peut-être de lire ses propres notes, le Temps scellé.
Notes
[1] On pourrait digresser sur les contre-exemples du type d’Aladin, où les vœux sont finalement à l’origine de l’histoire principale.
[2] Il s’agit du titre original du roman, devenu chez nous sous-titre. Il est disponible dans une nouvelle traduction aux Éditions Lune d’Encre.
[3] Les mêmes stratagèmes, la même lenteur fantastique sont également à l’oeuvre dans le Sacrifice, du même auteur.
[4] La vision de Tarkovski a souvent été décrite comme une représentation de la foi chrétienne. C’est une interprétation possible, mais le réalisateur laisse clairement au spectateur une grande liberté ; il cherche plus à révéler qu’à démontrer.
Vos commentaires
Gédéon # Le 4 juillet 2012 à 11:42
Le premier épisode est juste énorme, quand on arrive aux abords de la centrale sous les missiles d’hélicoptère et les tirs des snipers du Monolith, avec le grondement de l’orage nucléaire en compte à rebours, mais c’est juste grandiose ^^
Puis l’avancée jusqu’au coeur avec la voix intérieur en Russe, terrible. Vraiment le meilleur FPS auquel j’ai jamais joué... Les deux autres épisodes sont bien mais n’arrive pas à retrouver ce caractère ouvert et immersif du premier.
Petit point commun partagé avec Amnesia ou certains Silent Hill : la fuite, la fatigue, la faiblesse du héros. Quand on commence le jeu, les munitions sont rares et s’épuise, les armes sont vraiment pourraves, il faut toujours être prudent...
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