Sous l’aile du GPS
Bilan des lectures estivales : tous comptes fait, j’ai plutôt apprécié La carte et le territoire de notre Houellebecq national. C’est peut-être à cause d’une certaine sympathie pour ce personnage principal qui connaît le succès artistique en se contentant de photographier des cartes routières. Symbole pour l’auteur, peut-être, de la décadence de l’Art. Personnellement, je comprends tout-à-fait. J’adore les cartes, elles me fascinent. Comme par hasard, c’est une notion omniprésente dans le jeu vidéo. Cartes à jouer, première partie : l’exploration confortable.
Pas besoin d’aller chercher très loin. La carte est le compagnon numéro un de tout jeu d’exploration, c’est-à-dire d’un surgenre qui englobe le RPG, une bonne partie du jeu d’action, donne l’un des X au 4X, et j’en passe. Il n’y a pas de promenade dans une forêt sans que le joueur ne consulte sa progression de temps à autre en appuyant sur la touche M — ou parfois point-virgule, reliquat du clavier qwerty. Chez les JRPGs en 2D, la carte est même naturellement devenue un espace comme les autres, que l’on arpente au kilomètre.
Autorientation
Sauf que cette carte ne fonctionne pas exactement comme ma version IGN au 25000e. Qui ne s’est jamais trompé de chemin en randonnée ? Le premier problème avec une carte, c’est de réussir à se repérer, ainsi que de déterminer sa direction — honnêtement, qui se promène avec une boussole ? Même en milieu urbain, jouer au touriste dans une ville inconnue peut en paumer plus d’un — à l’ère pré-smartphonique s’entend, uniquement muni du plan dégoté à l’office de tourisme.
Les personnages de nos jeux favoris, eux, savent toujours exactement où il sont : sur le gros point rouge qui s’affiche automatiquement dès que l’on ouvre le plan. Un peu facile, non ? Alors d’accord : explorateur, c’est leur métier. On peut donc admettre qu’ils sont doués d’une faculté d’orientation surdéveloppée. Mais de là à porter un GPS en permanence ? Ce qui est compréhensible dans une voiture de The Crew coince un peu plus dans l’atmosphère médiévale d’un Divinity : Original Sin. Et c’est encore plus étrange dans des niveaux qui devraient s’avérer particulièrement déroutants, à commencer par les multiples déserts des RPGs, de Fallout par exemple. Dans le Sanctuaire des Arcanes de Diablo 2, l’architecture escherienne est censée représenter un monde sans repère possible ; on s’y promène pourtant aussi sereinement que dans les autres niveaux.
Quelques mécanismes ad-hoc tentent de pointer effectivement l’absence de repérage possible, remplaçant temporairement le gameplay normal. La carte du Labyrinthe ou des Abysses de Dungeon Crawl Stone Soup, par exemple, s’efface au fur et à mesure que l’on s’y déplace ; et ces niveaux particuliers ne permettent pas l’usage du magic mapping. Mais cela reste anecdotique ; sinon, le jeu qui n’a pas peur de perdre son joueur préfère ne pas donner du tout de carte, comme Destiny.
Cartographe amateur
L’omniprésence du GPS se comprend : il s’agit d’apporter au joueur les avantages d’une carte sans les faiblesses. Après tout, tous les jeux n’ont pas vocation à devenir des simulateurs de course d’orientation ; le paysage vidéoludique perdrait de son souffle si l’on devait passer son temps à se paumer, tout le temps. Et puis la qualité de vue n’est pas la même non plus : l’intuition spatiale est bien moins facile dans un jeu, les décors souvent plus répétitifs et donc moins repérables. Mais ce qui serait dommage, c’est que le joueur soit incité à tracer son chemin en ligne droite vers son objectif, sans profiter de la promenade qui fait le sel du jeu d’exploration.
"Pas de problème", répondent les concepteurs, "il suffit que ce dernier soit caché." En cherchant le but de l’aventure, le personnage sillonnera le monde en zizags et prendra donc le temps de se perdre. En fait, la carte vidéoludique fonctionne exactement à l’envers de sa version réelle, où les points d’intérêt sont clairement indiqués, mais pas la position du personnage [1]. Mais du coup, cela demande un scénario d’autant plus riche pour motiver le joueur à aller dans la direction de ce qu’il ne voit pas — problème particulièrement prononcé dans les procéduraux, où l’on ne ressent plus vraiment le besoin d’explorer. Alors qu’à l’inverse la vue d’une carte intégrale suffit à déclencher l’envie d’aller voir, de faire partie de ces promesses de lieux.
En fait, le superpouvoir de l’autolocalisation peut s’expliquer si l’on admet que le personnage n’est pas un utilisateur, mais créateur de la carte. C’est-à-dire que le jeu d’exploration commence par contenir un jeu de cartographie — on gagne d’ailleurs régulièrement de l’expérience à dessiner une nouvelle partie. Dessin qui se résume, évidemment, à gommer le brouillard venu inopinément se poser sur la zone. Le personnage dé-couvre la région, au sens premier du terme, c’est-à-dire qu’il retire progressivement la couverture grise posée par dessus.
D’accord, mais laisser au joueur la primeur de la découverte pose tout de même d’autres problèmes conceptuels. La région dans laquelle se déroule l’aventure, elle est déjà habitée. Il en existe peut-être déjà des cartes ; et quand bien même ce ne serait pas le cas, quelques phrases à la taverne du coin permettraient d’en tracer les grandes lignes. Mais non, les aventuriers préfèrent partir tête baissée dans un flou plus ou moins total. Ils sont alors semblables à des conquistadors qui, eux aussi, "découvrent" une Amérique déjà peuplée. Là encore, c’est un compromis qui sacrifie du bon sens pour donner au joueur le petit plaisir de la découverte. Après tout, le papier cadeau de Noël n’a pas d’autre fonction ...
Le plaisir d’être perdu
Le jeu du repérage resurgit tout de même, de temps à autres. Parfois simplement à l’occasion d’un mini-jeu, en superposant une carte supplémentaire par-dessus celle qu’utilise le joueur. Il ne s’agit pas de se repérer soi-même, mais un motif dans l’espace, ce qui s’en rapproche. Ainsi, le trope de la carte au trésor réutilisé dans Assassin’s Creed : Black Flag permet à Ubisoft de varier sa traditionnelle collectionnite — même si l’on n’échappe pas à une forme d’assistanat, chaque carte comportant longitude et latitude de l’île concernée pour faciliter la tâche. Et nettement plus vieux, le tout premier Dune demandait au joueur de sillonner le désert à la recherche d’un rocher en forme de poisson.
En parlant de vieux machins, le passage au dématérialisé a perdu l’usage du manuel. Or celui-ci pouvait comporter une carte — matérielle, extérieure au jeu. Celle-ci est par exemple essentielle à la navigation dans le fameux Sid Meier’s Pirates ! de 1987. Sans surprise, le remake de 2004 [2] la rend disponible in-game annotée de la position, probablement obtenue au sextant ou plutôt au quadrant. Comment résister aux sirènes des Caraïbes devant toutes ces mers à explorer ?
Le GPS reste également éteint lorsque le besoin d’une simulation plus réaliste se fait sentir : on s’en passe donc dans DayZ ou Arma — même si dans ce dernier cas, on est en droit de se poser la question inverse : les soldats suréquipés du futur n’ont-ils pas de place pour un petit capteur [3] ? En tout cas, ce n’est pas étonnant de la part des jeux qui misent bien plus sur la randonnée que sur l’action de la gâchette. Et cette fois-ci, la boussole est bien là pour nous aider.
Enfin, ce sont les joueurs eux-mêmes, lassés d’être pris par la main à chaque pas, qui prennent l’initiative. Ainsi dans Skyrim, où les mods sont devenus la norme, est-il devenu possible de désactiver ce fichu marqueur. Sortir des repères que sont les routes prend immédiatement une valeur plus menaçante, surtout lorsque l’hypothermie menace à la façon d’un To build a fire de Jack London. Où l’on redécouvre que pour trouver son chemin, il faut commencer par le perdre ...
Merci à Martin Lefebvre pour ses nombreuses remarques.
Notes
[1] La différence, c’est que l’errance dépend IRL des facultés de repérage, tandis qu’elle est pratiquement aléatoire dans un jeu où il s’agit de trouver l’entrée d’un donjon.
[2] De même pour la version Gold de 1994, sauf erreur.
[3] Le GPS reste allumé dans la campagne solo (à moins que ce soit dépendant de la difficulté ?). Mais la plupart des serveurs désactivent ce paramètre.
Vos commentaires
Paul # Le 5 octobre 2015 à 13:15
Hello,
La carte du jeu "Jotun" est assez intéressante dans le sens ou on ne voit pas sa position dessus. Elle symbolise juste quelques éléments de décors, et il faudra s’orienter en observant les décors in game afin de bien se repérer sur la carte. Loin d’être evident au premier abord.
Merci pour l’article !
Colin Fourtet # Le 5 octobre 2015 à 14:36
Bon article.
Je trouve que celle de Minecraft, plus ou moins absente (du moins avant une maj, mais ça reste peu lisible), était l’un des points forts du jeu ou de sa version de base. Ne pas savoir où l’on est, perdu dans ce monde que l’on découvre pas à pas avec le frisson de la découverte - ou pas - permanente, obligé de prendre régulièrement des points de repère visuels ou de bâtir des kerns, c’était franchement tripant.
Dans un tout autre genre, on trouve aussi la version Etrian Odyssey et autres, que le joueur doit prendre soin de tracer manuellement et d’annoter pour ne pas se perdre au prochain passage.
Eärendil # Le 8 octobre 2015 à 11:40
Un autre élément à prendre en compte est la connaissance antérieure du la zone de jeu.
Quand le jeu prend notre planète ou la Terre du Milieu (que je connais au moins aussi bien) comme support le rapport à la carte varie beaucoup. Ainsi dans "Europa Universalis 3", le monde de l’an 1400 à beau appliquer un brouillard différend à chaque pays selon ses connaissance de l’époque, je SAIS où est l’Amérique, et même avec une envie de RP je ne vais pas faire semblant de chercher au hasard dans l’Océan.
Pareil dans "Civilisation 5", il y a un brouillard mais on sait déjà à quoi ça ressemble derrière.
Laurent Braud # Le 8 octobre 2015 à 17:56
C’est vrai que je n’y ai pas fait allusion, alors que j’ai écrit jadis sur le sujet.
EU est un excellent exemple parce qu’il y a justement un des DLCs de EU4 (Conquest of Paradise, je crois) qui permet de randomiser l’Amérique. Du coup on sait juste la direction générale. Ce serait intéressant de savoir à quel point cette option est utilisée, mais en tout cas je trouve déjà révélateur qu’elle ait été implémentée : comme si notre connaissance géographique était un défaut qu’il s’agirait de nerfer.
Martin Lefebvre # Le 8 octobre 2015 à 23:01
Cette randomisation du nouveau monde on la trouve aussi dans les vieux jeux de conquête comme Colonization, Imperialism 2 ou même Seven Cities of Gold (voir le super papier de Troy Goodfellow — qui bosse maintenant chez Paradox — sur le sujet : http://flashofsteel.com/index.php/2... ).
Il faut bien un peu de randomisation pour évoquer l’impression de découverte qui a été celle des premiers explorateurs. Même si le simple fait de changer la carte ne suffit pas à rendre compte du choc provoqué par le Nouveau Monde, c’est un élément assez important.
Bro # Le 21 octobre 2015 à 05:17
Ça me rappel le coup de l’île inconnue dans Zelda Phantom Hourglass, qu’il fallait explorer pour en tracer la carte afin de résoudre une petite enigme, un excellent moment dont je me souviens 10 ans plus tard (faut dire que les cartes me fascinent moi aussi)
Laisser un commentaire :
Suivre les commentaires : |