10. Fonds marins

Hearts of Iron 3, Crusader Kings II

Si proches, si loin

Deux jeux du studio Paradox : Hearts of Iron 3 et Crusader Kings 2. Si proches par le moteur, l’apparence : des territoires, des armées, des gouvernements, le temps qui défile en égrenant les heures ici, les jours là… Deux jeux pourtant bien différents dans l’expérience du joueur. Différents, pour ne pas dire opposés en bien des plans.

Le jeu

La grande différence entre les deux productions de Paradox est que Hearts of Iron 3 est un jeu de stratégie militaire, doté d’un petit système de diplomatie, tandis que Crusader Kings 2 relève davantage de la simulation géopolitique, l’aspect militaire n’étant pas central. Les deux jeux ont par ailleurs la caractéristique de ne pas avoir d’objectif clair et déterminé. Selon la partie qu’il choisit, dans la palette des nations proposées, le joueur se fixe lui-même un stade de développement qu’il jugera comme une réussite. Conquérir le monde avec une grande puissance est un objectif, savoir profiter avec opportunisme des possibilités qui se présentent à une nation de second rang en est un autre.

Selon le pays choisi et le niveau de difficulté de la partie, le joueur dispose d’un large éventail de défis dans les deux jeux.

Les simulations de Paradox rejoignent ainsi certaines simulations sportives dans cette notion de réussite à l’appréciation du joueur. Régner sur les Balkans serait une ambition modeste pour l’Allemagne de 1936-1945, mais un triomphe pour la Hongrie ou la Roumanie. Toutefois le mode de développement des « nations » est différent dans leur nature selon le jeu, et les divisions territoriales de la carte ne portent pas le même sens.

La terre

La division du monde (de l’Europe seulement en ce qui concerne Crusader Kings 2) en petits territoires présente une similarité trompeuse entre les deux jeux. Le territoire dit certes ce que le joueur a fait de sa partie, mais de façon différente. Il est critère d’évaluation décisif, voire unique pour Hearts of Iron 3 (la seule comptabilité de points repose sur la détention de territoires stratégiques), tandis que Crusader Kings 2 et son temps long prennent en compte l’étendue géographique, mais aussi la qualité du territoire, qui peut être développé de multiples manières. Ce dernier a un caractère unique (participation à l’élection d’un royaume, association avec un titre,…), il est histoire, constructif de l’épopée, mais aussi base de la prospérité avec son développement économique. Il est aussi lien avec les autres entités politiques par le système féodal. Au niveau territorial la conquête est bridée par le respect des vassaux : en dehors d’une certaine limite l’extension du domaine du souverain se fait au détriment de la stabilité, suscitant méfiance et jalousie de ses sujets…

Crusader Kings 2 : cultiver son jardin, patiemment…

Hearts of Iron 3 présente lui un territoire qui est avant tout un terrain à dompter, à apprivoiser tactiquement, parfois doté de richesses. Des richesses qui n’ont de but que militaire : l’argent ne joue ici quasiment aucun rôle, si ce n’est d’intermédiaire pour troquer des matières premières ou du ravitaillement. Le territoire est aussi obstacle, quand il est par exemple doté d’une faible infrastructure et ralentit la progression des troupes. Il n’est jamais familier, ne fait guère l’objet d’un développement individualisé : les installations que le joueur peut y construire sont limitées et directement liées à la poursuite de la guerre.

L’Allemagne à l’assaut des Etats-Unis : un défi de taille quasiment ignoré dans le comptage final des points, qui sont rares sur le sol américain…

Là où les deux jeux se rejoignent, c’est que contrairement à beaucoup de jeux de stratégie, la conquête globale n’est pas réellement le but. Réalisable, elle est cependant malaisée. Dans Hearts of Iron 3 les territoires périphériques, comme l’Afrique, ne présentent guère d’intérêt en termes de gain de puissance ou même en simples « points de victoire » et le joueur perd un peu inutilement de son énergie à vouloir se les approprier. Le système féodal de Crusader Kings 2 ne permet de s’étendre que de manière indirecte via ses vassaux en dehors du petit domaine du souverain. L’édifice est à tout moment susceptible de s’effondrer si ceux-ci se révoltent…

Le chiffre et le mot

Le chiffre est un élément essentiel des deux jeux, qui sont des jeux de stratégie mais aussi des jeux de gestion. Qu’il s’agisse d’indiquer des quantités ou des qualités, il est omniprésent. Dans Crusader Kings 2 il est toutefois noyé dans les remous de l’histoire, notamment du fait de la présence conjointe de nombreux textes descriptifs qui rythment aussi bien la grande histoire que celle intime de la Cour. L’amélioration du fief est très progressive, et n’apporte pas grand-chose de décisif à court terme, les résultats étant aussi dépendants des aptitudes du souverain et de ses conseillers. La mort subite d’un gestionnaire hors-pair peut avoir plus d’influence que la construction laborieuse d’une structure commerciale coûteuse sur des années...

Crusader Kings 2 propose une multitude d’évènements privés, qui amènent le joueur à faire des choix parfois amusants. Ici la possibilité d’engager un âne poète pour animer l’auberge acquise par le roi de France.

Le chiffre est aussi mis très en avant dans Hearts of Iron 3, qui ne fait lui que peu de place au mot. L’histoire y est presque intégralement chiffrée : nombre de divisions, points de victoire, production, progrès scientifiques. Signe de modernité, transparence mathématique totale, les surprises y sont moindres. Le verbe existe aussi, mais très souvent de manière utilitaire : une succession d’innombrables messages informatifs, répétitifs et synthétiques appellent une réaction rapide (si possible dans l’heure). Les « évènements racontés » qui pleuvent dans la simulation médiévale sont ici exceptionnels.

Les messages dans Hearts of Iron 3 : certes paramétrables, ils ont tendance à apparaître de façon massive, par « piles », sur un mode froid et fonctionnel.

Le temps

Dans Crusader Kings 2 le joueur sait qu’il a plusieurs siècles devant lui, que son incarnation qui arrivera au terme de la partie ne sera ni le personnage qu’il joue au début, ni son fils, ni son petit-fils… Il y a des moments de transition à négocier avec prudence, comme les débuts de règne, en attendant que le souverain parvenu à maturité exécute efficacement les desseins profonds de sa lignée. Crusader Kings 2 laisse le temps au temps, alternant les creux et les périodes plus denses, et le joueur peut passer plusieurs minutes sans qu’il ne se passe rien de notable. Le jeu stratégique peut alors devenir étrangement contemplatif, le temps qui passe régénérant les troupes et fortifiant les ressources dans l’attente de la guerre qui viendra fatalement… Mais la longueur du jeu, le temps qui s’égrène jour après jour, se révèlent en conflit avec la somme de détails que propose cette transcription ludique du Moyen-âge occidental. C’est la mort dans l’âme que le joueur accélère le temps, renonçant à voir ce qui se passe ici et là. Le suivi passionné des relations avec les vassaux, le souci constant de la bonne action, même dérisoire, finit par céder le pas aux décisions générales un peu bâclées, et les hommes finissent par vivre, mourir et se succéder dans l’indifférence, la substance humaine si excitante des premiers temps définitivement évanouie.

Un écran de recherche technologique dans Hearts of Iron 3 : comme les conquêtes, les avancées sont mesurées de près à l’aulne de la chronologie historique. Probablement un effet de la proximité des évènements, si on les compare au Moyen-âge.

Le temps de Hearts of Iron 3 se vit davantage comme un compte à rebours : le joueur y est tendu dès le début vers un but de conquête plus ou moins large selon sa nation. Certes, il traverse généralement une période de latence de quelques années en cas de début précoce (1936-1939), qui constitue la préparation à la guerre, ce qui implique une césure dans le jeu : la période préparatoire n’est que recherche, production et diplomatie, et elle file rapidement en mois. Le temps de la guerre, des manœuvres tactiques sera le temps de l’heure et des pauses incessantes. Ce temps saccadé, ce travail de tous les instants, et cette recherche de l’efficience maximum est celui de la modernité. Chaque heure passée, si elle n’est pas utilisée à bon escient, est un temps perdu.

L’homme

Hearts of Iron 3, jeu de masse, jeu de la guerre industrielle a pour figure de proue la division. Il y a bien un individu à sa tête, ainsi qu’à chaque niveau de la hiérarchie militaire, mais son individualité se traduit faiblement : un niveau de compétences, éventuellement quelques « bonus ». L’homme est figé dans le temps puisque la durée de la campagne est courte, et il n’est là que pour diriger une unité, une troupe.

La famille dans Crusader Kings 2 : chaque portrait de membre donne sur son propre arbre généalogique, dans un entrecroisement vertigineux.

Crusader Kings 2 est au contraire focalisé sur l’individu en tant que souverain, et les relations personnelles y sont primordiales. Lorsque le roi meurt tout est subitement remis en question tant les relations peuvent être différentes entre le nouveau souverain et ses vassaux... Le jeu offre le même niveau de détail individuel pour toute une foule de courtisans, peuplant les cours sans y jouer de rôle particulier. Garder près de soi une famille sur des siècles, dont les descendants ne servent à rien, est possible. La perception de la mort est d’ailleurs totalement différente dans les deux jeux : les millions de victimes de Hearts of Iron 3 ne se sentent pas un instant, alors que les décès individuels maillent densément une partie de Crusader Kings 2. Le récit individuel y est enrichi de nombreuses anecdotes, en un entrelacement constant entre la grande Histoire et la petite, là où Hearts of Iron 3 évacue toute dimension personnelle, écartant même des évènements historiques comme l’expédition solitaire aussi fameuse qu’hasardeuse de Rudolf Hess en Angleterre en 1940. On peut d’ailleurs noter que l’humour n’est pas absent de la simulation médiévale, à la différence d’Hearts of Iron 3, le contexte dramatique d’évènements proches et encore douloureux s’y prêtant moins il est vrai.

La guerre

Elément important sans être central de Crusader Kings 2, la guerre y présente un visage étrange. Si les troupes sont constituées d’éléments variés et font l’objet d’une organisation tactique, la bataille se révèle vite anarchique et la stratégie grossière, faite de combats de « gros paquets » avec des déséquilibres violents. Pas de notions de « fronts » au Moyen-âge bien entendu, ni de manœuvres hormis la course au regroupement d’une seule énorme armée. Cet aspect guerrier est en revanche très dramatique : le « clic catastrophique » rode en permanence, puisqu’une seule bataille principale décide souvent de l’issue d’une guerre. Cet aspect un peu anarchique est amplifié par la nature des relations féodales : un vassal mécontent peut se rebeller à tout moment, et des troupes levées peuvent se retourner contre leur suzerain en cours de route… La conquête doit toujours être mesurée et progressive, bridée aussi par le système des trêves qui obligent à respecter un temps de paix entre deux guerres avec un même adversaire sous peine de lourdes pénalités diplomatiques.

Crusader Kings 2 : La bataille comporte un certain nombre de paramètres, mais au final le joueur s’évertue surtout à rassembler le plus gros « paquet ».

La guerre dans Hearts of Iron 3 est radicalement différente, puisque le monde entier y est avant tout un théâtre d’opérations militaires. Ici la réorganisation est permanente (notamment du fait du système des QG et des liaisons radio), de façon à assurer des fronts cohérents et efficaces. Les attaques sont parfois bridées par le souci de cohésion (même si dans les faits en cas de nette domination le joueur peut se relâcher). Déplacement des unités, réorganisation hiérarchique, ajustement des jauges technologiques et de production pour éviter tout gaspillage, le joueur est dans une recherche constante d’optimisation. Toute conquête remise à plus tard est un manque à gagner en termes de force de production et de potentiel de recherche technologique. Il n’y a guère de temps mort, ou de temps dédié à la réflexion. Réflexion et action sont simultanées, le joueur réalisant des objectifs en même temps qu’il en fixe de nouveaux, visant une expansion sans fin.

Des dizaines d’unités en mouvement, presque autant de batailles simultanées… Hearts of Iron 3 demande une attention à la fois forte et dispersée en de multiples lieux.

Peut-être du fait de sa proximité historique, de notre meilleure connaissance de la période, Hearts of Iron 3 place le joueur dans une situation dans laquelle il sait où aller, et peut avoir son idée de ce qui est réaliste. Crusader Kings 2, traitant d’un temps lointain, présente davantage d’exotisme et de mystère. Par son aspect éclaté et imbriqué de sa géopolitique féodale, il présente un univers qui doit être apprivoisé. Le temps long qu’il propose, tout comme les alternatives à l’action purement guerrière permettent davantage de recul, voire de prendre son temps. Le hasard y joue aussi un rôle, par le biais de la mort qui peut frapper tout individu à tout moment...

La paix

Curieusement, le seul jeu qui permet au joueur de le traverser de façon totalement pacifique est le plus belliqueux des deux. Hearts of Iron 3 est un jeu essentiellement militaire, et il y est pourtant il est possible d’y jouer une Allemagne qui arrive en 1950 sans avoir versé le sang (du moins sur les champs de bataille). Par la diplomatie et les alliances, qui deviennent alors le seul axe d’effort, il est d’ailleurs possible de réaliser un bon score… Par ailleurs certaines nations éloignées de l’Europe, comme le Brésil, restent parfois longtemps rétives à rentrer dans le conflit et le joueur peut se retrouver à leur tête sans pouvoir participer à la guerre. Mais la paix reste de manière générale la grande absente du jeu. Le système des alliances des trois grands camps est fait de telle sorte qu’il ne peut y avoir que lutte à mort entre eux, alors que les réalités alternatives du jeu auraient permis une déclinaison d’accords de paix assez passionnants pour mettre un terme à la partie.

Allemagne, août 1945… La seconde guerre mondiale n’aura pas lieu.

Crusader Kings 2 offre lui une configuration bien plus riche dans les modalités de paix. La guerre est un outil de conquête mais aussi de pacification, les vassaux déchaînés se montrant plutôt amicaux une fois réduits militairement. La capture, l’emprisonnement et l’éventuelle libération des adversaires sont des outils diplomatiques puissants. S’il est quasiment impossible de se tenir à l’écart des conflits (hormis peut-être avec une petite entité politique écartée comme le Royaume d’Islande), les temps de guerre alternent régulièrement avec les temps de paix, ces derniers pouvant s’étendre sur des années, voire des décennies lorsque les relations politiques sont stabilisées. Les moments d’angoisse dus au système stratégique cèdent alors la place à des phases quasiment contemplatives, mêlant histoire domestique et enrichissement du domaine.

Les jeux de stratégie de Paradox expriment toute une philosophie des rapports du jeu vidéo à l’histoire. Là où elle n’est qu’habillage assez superficiel (série des Age of Empires, Total war, Civilization…) pour des mécanismes qui n’ont pas grand chose de spécifique aux périodes abordées, le studio suédois rend hommage, dans les limites d’une perspective ludique, à la complexité et à la richesse de sa matière historique, comme l’atteste le traitement très différencié des deux époques évoquées. Si on ne peut guère parler de « sérieux » pour ces jeux qui restent avant tout des jeux, l’histoire y est davantage qu’un prétexte ou un habit : elle est une partenaire.

Les deux jeux sont ici étudiés dans leur version de base, avec les patches mais sans les DLC.

Il y a 3 Messages de forum pour "Si proches, si loin"
  • Manu Le 11 février 2014 à 12:58

    C’est toujours chouette quand vous (Merlant Frit) parlez des jeux Paradox.

  • ShedaoShai Le 12 février 2014 à 02:21

    Crusader King 2 gagne beaucoup en durée de vie avec ces extensions, les nordiques et les cités marchandes ayant vraiment un gameplay différent des autres nations, chrétiens comme musulmans.
    Et cela pourrait donner matière à un autre papier ^^

  • Jérôme Izard Le 12 février 2014 à 08:14

    Merci, je suis sûr que les extensions sont passionnantes mais je ne suis pas tellement tenté d’agrandir la durée de vie de Crusader Kings 2 !
    J’ai passé plus de cent heures sur le jeu, et n’ai jamais joué plus de cent ans sur une même partie. J’ai fait quelques essais mais j’estime être encore loin d’avoir fait le tour du jeu au niveau des différents contextes politiques et militaires. Cela m’intéresserait éventuellement si j’avais la sensation de l’avoir épuisé mais je sais que je vais arrêter d’y jouer sans que ce soit le cas. J’en suis rendu au même constat avec Hearts of Iron 3 avec plus de 250 heures de jeu... Ces jeux géniaux sont des gouffres, je refuse de creuser encore un peu plus :D

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