Le jeu vidéo est une affaire de mémoire. Qu’on le veuille ou non, il y a un attachement nostalgique, générationnel et trompeur, aux œuvres du passé. Dans bien des cas, c’est l’adolescence qui semble constituer l’âge d’or des joueurs, celui où le temps long des vacances d’été permet de se plonger dans les tourments sentimentaux de nos aventuriers de pixels, par exemple. Pour un adulte ayant été joueur pendant son adolescence, l’acte de jouer s’accompagnera pour toujours d’un désir de douce régression, dans laquelle nous retrouvons la sécurité d’un temps où vivre par procuration était la meilleure façon d’apprendre à vivre.
Cet article est la conclusion d’une trilogie commencée en 2010 sous le titre "Shenmue, éloge de la fadeur", formule empruntée au livre de François Jullien [1]. Lire aussi : « Le deuil et l’évaporation du monde » et « Premier voyage au Japon ».
Des ronds dans l’eau
Rétrospectivement, j’ai l’impression que les milliers d’heures données au jeu vidéo pendant mon adolescence ne servaient pas tant à tuer le temps qu’à structurer mon rapport à ce dernier, à étalonner son passage d’un repère agréable. Je n’étais autorisé à jouer que pendant les weekends ou les vacances. Ainsi, retrouvant Cloud, Aeris et Red XIII le mercredi après-midi (là où je vivais cette année-là, le weekend tombait les jeudi et vendredi), je relançais la continuité d’une histoire suspendue pendant 5 jours et la vie, soudain, reprenait son cours. Ca ne veut pas dire pour autant qu’elle s’était arrêtée pendant les classes : l’attente me permettait d’imaginer la suite de l’histoire et de projeter sur mes parties en suspens tous les fantasmes de mon état adolescent. Pour s’attacher à un monde virtuel, il n’y a pas mieux que de le prolonger dans sa tête.
A peu près à la même époque, il arrivait que les weekends se voient gâchés par le désir irrépressible de mes parents d’aller à la plage. Pendant deux ou trois ans, nous avions installé la salle de jeux dans la cave et je détestais le soleil. Mais la promenade dominicale, agrémentée d’un pique-nique quand on avait vraiment la poisse, me sortait de la torpeur des écrans pour m’éblouir de chaleur, et je n’avais rien à dire. Pour échapper à la désagréable sensation du sable sur la peau, j’allais faire du surplace dans l’eau, à la limite de la zone de baignade, loin du vacarme. Je pouvais alors réfléchir, au frais, à la suite de mes parties et élaborer des stratégies tout en encourageant le déploiement des univers de jeux dans mon imaginaire, tandis que les vacanciers au bord de la plage – qui n’avaient nulle conscience des kilomètres de catacombes mortuaires parcourus par Lara Croft ou du nombre d’étoiles qui me restaient à découvrir dans Super Mario 64 – me semblaient plus étrangers et opaques que les créatures d’Oddworld.
Au fil de toutes ces heures passées à faire des ronds dans l’eau et dans ma tête, j’ai séjourné dans moults univers virtuels, des imaginaires reconstitués à partir d’espaces fictionnels où je voulais être (je connais peu de situations plus confortables que celle d’être dans un jeu, où les heures filent sans qu’on ne s’en rende compte, alors que le quotidien adolescent semble une éternité). Les créateurs de jeux redoublaient d’efforts pour créer des mondes abracadabrants, espérant faire de nous des rois de l’évasion : les fantaisies futuristes du J-RPG, l’horreur morbide des survival, les constructions labyrinthiques des premiers FPS étaient comme autant d’appels à échapper à la réalité. Or, bien que friand de tous ces genres, je n’ai jamais cru autant au voyage qu’avec cette grande œuvre terre-à-terre et méticuleuse, réaliste et triviale, qu’est Shenmue. Le fait que j’avais à l’époque 18 ans, l’âge exact du protagoniste Ryo Hazuki, y est sans doute pour beaucoup.
Le marcheur solitaire
Pensée comme un récit intime, la saga de Yu Suzuki démarre sur les bases d’un roman initiatique dans lequel le protagoniste a légèrement dépassé l’âge idéal du genre, celui des enfants héros de Dickens ou Stevenson. Ryo est davantage proche du Werther de Goethe, bien que fort peu romantique. Le jeu s’ouvre au moment où le jeune homme doit quitter le dojo pour se mesurer au monde : la mort soudaine du père met un terme brutal à l’éducation filiale et force l’adolescent-disciple à franchir les portes de la résidence pour faire l’apprentissage (dangereux) du réel, second mouvement de son passage à l’état adulte. C’est pour cette raison que Shenmue est un jeu vidéo réaliste.
A la gouvernante Ine-san qui se fait du souci pour lui et le supplie de rentrer tôt le soir, Hazuki oppose un laconisme poli. Plus aucun adulte n’a d’emprise sur lui ; il est un chat fureteur, obnubilé par la poursuite d’une seule quête. Au fil de celle-ci, il devient un marcheur solitaire, observateur du réel à la recherche d’un envers (en japonais, « ura », terme qui désigne aussi la pègre ou la marge de la société), dissimulé derrière la banalité souriante de son quartier banlieusard. La finesse du détail accomplie par les équipes de Sega sert justement à dessiner ce trajet aventureux qui passe par la normalité du Japon, pour mieux la traverser et rejoindre son fond louche.
Les territoires des ombres dans lesquels Ryo s’enfonce petit à petit (les tatoueurs, puis les marins, la communauté chinoise, le port, la frontière donc) constituent depuis des décennies la matière première de bon nombre de polars nippons trouvant leur origine dans une réalité invisible. Or, en pratique et jusque dans les moindres détails de la vie quotidienne japonaise d’aujourd’hui, tout au Japon est fait pour maintenir les citoyens hors du danger : alertes des escalators pour rappeler aux usagers de faire attention, préposés à la circulation placés devant les sites de travaux sur les trottoirs, accompagnement méticuleux de la clientèle dans les magasins, etc. La sécurité est sur l’archipel une valeur absolue et fière, prônée par toutes les générations confondues, encadrée par des parents soucieux de perpétuer un certain conformisme social et choyée par des adolescents rassurés par l’immobilisme. A la question : « Pourquoi préfères-tu vivre au Japon ? », la plupart des jeunes adultes me répondent : « Parce que j’y suis toujours en sécurité. » Autrement dit, peu de Japonais issus des générations y et z semblent motivés par cette curiosité propre à Ryo Hazuki, qui part seul affronter le monde et ses aspérités.
Loin d’être une simple expérience initiatique (on pourrait voir en Hazuki un inconscient fougueux ou un ado jouant à se faire peur), cette curiosité recèle une récompense. C’est l’ouverture sur le monde, la rencontre avec les immigrés de Yokosuka d’abord (les différentes générations de Chinois, les Américains Tom et Mark) puis carrément le melting-pot culturel de Hong Kong, porte d’accès au continent millénaire chinois. Ryo est un aventurier, mu par l’ouverture culturelle de Yu Suzuki qui sait qu’au bout de chacune de nos rues, tout aussi familières soient-elles (nous connaissons bien celle de Dobuita à force de l’arpenter), il y a le monde.
L’aventure de la découverte
Shenmue nous rappelle que l’adolescence – en particulier les dernières années, où l’on acquiert le droit de se déplacer en toute indépendance et où l’on ne se trouve pas encore assommé par le travail – est par excellence l’âge de la liberté et des découvertes. En Ryo Hazuki résonnent les souvenirs de Yu Suzuki, passionné de motos américaines et de cinéma hollywoodien classique tout autant que d’arts martiaux chinois, dont les fantasmes de jeunesse étaient rivés vers l’extérieur du Japon (la brise californienne d’OutRun ou l’appel de la route de Hang-On sont là pour l’attester).
Cependant, depuis les années 1970-80 et la jeunesse de Suzuki, les générations japonaises semblent s’être progressivement détachées de cet attrait du dehors, remplaçant souvent l’expérience réelle du voyage par une fascination pour une imagerie étrangère aussi charmante qu’inventée de toutes pièces. L’anglais n’est pratiquement plus parlé par les jeunes, qui peuvent amplement se satisfaire d’un marché culturel national adapté (dont le smartphone est l’agent principal) sans avoir à regarder ailleurs. Les échanges internationaux sont devenus rares. A juste titre sans doute, l’outre-mer est considéré exotique mais difficile à déchiffrer, et beaucoup trop instable pour qu’on ait envie d’y vivre un temps. L’éducation nationale encourage le confort de la fadeur, en installant cette idée ridicule selon laquelle les Japonais seraient inadaptés à vivre ailleurs qu’au Japon (comme si l’identité nippone était une vertu chez soi mais une tare à l’étranger). Rares sont les adolescents d’aujourd’hui à ressentir l’appel du large comme Ryo. Fin de la parenthèse.
Sur moi, l’appel du large a fonctionné. Aux côtés du cinéma japonais (L’Eté de Kikujiro ou Hana-Bi, vus à peu près à la même époque), Shenmue me portait à la rencontre de rituels quotidiens venus de l’autre bout du monde, souvent difficiles à appréhender (le sens de la particule -san, le rapport des Japonais à la spiritualité, les toilettes washiki de la maison des Hazuki, etc.). Si j’aimais depuis longtemps le Japon, que je connaissais en écho par les fantaisies des jeux vidéo et de certains animes, Shenmue a fait naître un désir de réel japonais. Celui-ci s’est surtout prolongé avec le cinéma, refuge magique du réel davantage que le jeu vidéo : les films de Yasujiro Ozu, Nagisa Oshima, Naomi Kawase ou Shinji Somai, parmi tant d’autres, ont chacun nourri une connaissance affective du Japon avant même que je n’y mette les pieds. L’adolescence tient d’ailleurs une place importante dans nombre de ces films. Début 2013, j’ai imité Ryo Hazuki en faisant mon baluchon pour quitter Paris (et mon travail de bureau), direction l’archipel.
Kyoto, 2016
Il n’est pas tout à fait malhonnête de dire que Shenmue a contribué à m’ammener à vivre ici, à y apprendre la langue, à avoir la chance d’y faire des choses passionnantes (comme, par exemple, aller interviewer Yu Suzuki à Tokyo la veille de Noël 2014), à rendre absolument familier ce qui me semblait indépassablement singulier à l’époque où je le découvrais à travers la manette de ma Dreamcast. Désormais, rien de m’apparaît plus normal que la réalité japonaise, la musique bambine des konbini, l’aspiration bruyante que l’on fait en mangeant des ramen, les petites vieilles du quartier qui joignent les mains devant les autels shinto, les vapeurs d’alcool émises par les salarymen le soir aux abords des gares, les machines à boisson et les uniformes, la présence rassurante des montagnes couvertes d’une épaisse couette d’arbres verts, enfin surtout l’impression que faire des rencontres de fortune (comme celles que tisse Ryo Hazuki au fil de ses aventures) est une chose facile. Le voyage permanent, c’est celui que l’on fait en sur-place – en souvenir ou en anticipation – dans la maison qu’on s’est trouvée, qu’on connaît comme sa poche sans n’y avoir encore rien vu. Le jour où Ryo Hazuki rentre au Japon, avec des histoires plein la tête, nous irons boire un verre.
Vos commentaires
Arthur # Le 13 décembre 2016 à 15:30
Merci pour ces trois beaux articles, Victor ! Je me suis retrouvé dans tes souvenirs d’adolescence, alors même que je n’ai jamais touché une Dreamcast de ma vie... Au plaisir de te relire.
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