La version originale de cet article a été publiée sur Gameblog.fr le 15 novembre 2010 sous le titre "Shenmue, éloge de la fadeur", formule empruntée au livre de François Jullien [1].
Dénuée du sens péjoratif qu’elle peut avoir chez nous, la fadeur est une constituante des philosophies orientales. Elle dénote une expérience de l’existence sans oppositions d’émotions ou de concepts extrêmes. Tout concourt à une harmonie du monde, et à un équilibre des êtres.
Novembre 1986. Je parcours les rues tranquilles de Yokosuka sous le grésillement des fils électriques, l’apparence paisible du quotidien prenant souvent le dessus sur le drame qui m’a mené ici. Ces lieux étrangers vont rapidement devenir très familiers. Ici, je peux passer mes journées à suivre les passants, je peux converser avec les commerçants et les regarder fermer leurs échoppes une fois le soir tombé, je peux faire une halte au sanctuaire le temps d’une prière, je peux me laisser aller à la contemplation et imaginer que je suis réellement au Japon. Ryo Hazuki est mon véhicule. Il possède ce je-ne-sais-quoi de détachement, d’incarnation inachevée qui me permet de me porter à sa place.
Pourtant, le jeu vidéo me rattrape souvent en me mettant face à ses artifices. Le décor paraît réel mais les actions sont schématiques, simplifiées, je ne suis pas dupe. Dans ces moments-là, Shenmue me tire un sourire. La façon dont le jeu fixe ses limites virtuelles à des événements banals est amusante, et les petits rituels de Ryo m’apparaissent comme autant de signes d’une psychorigidité certaine. Par exemple : j’achète un café au lait dans un distributeur de boissons. Impossible d’emporter la canette avec moi pour la boire dans la rue en marchant. Un script se déclenche : planté là, Ryo boit le café d’une traite et jette la canette à la poubelle. Je retente l’expérience : même chose. Mon personnage n’est pas libre de boire où il veut, quand il veut. Le jeu me rappelle que cet événement est un pur symbole, il m’empêche de m’immerger entièrement dans ce monde simulé comme s’il était tout à fait authentique. Le temps de dégustation de la boisson est détaché du flux du jeu, comme un hors-temps consacré à la seule action de boire, parenthèse ou détail concentré sur un seul objet. J’apprécie ce moment mais je suis dans un jeu vidéo ; le café au lait reste fade.
Septembre 2009. Mon premier voyage au Japon, pour de vrai cette fois. D’emblée, je suis frappé par la ressemblance avec les lieux et l’ambiance de Shenmue. Je suis tout particulièrement émerveillé par l’abondance de distributeurs de boissons. En regardant de plus près, je remarque qu’à côté de chaque machine se trouve une petite poubelle remplie de canettes vides. J’observe les passants : ils achètent leur boisson, la boivent d’une traite et jettent la canette à la poubelle. Ils font exactement comme Ryo Hazuki ! Au Japon, les conventions sociales incitent à la discrétion quant à la consommation de nourriture en public. On ne mange pas/boit pas dans la rue en marchant ; on s’arrête, on s’isole et on fait ça sur place. Ce que je prenais pour un défaut de réalité du jeu vidéo se trouve être un détail culturel de la vie quotidienne nippone. Tout au long de mon séjour au Japon, les souvenirs de Shenmue prendront forme autour de moi, le plus souvent de manière stupéfiante. Au point où je me demande si je n’en suis pas effectivement à mon deuxième voyage au pays du soleil levant. Lorsqu’à mon tour j’achète mon café au lait Boss, le geste me ramène à cette première expérience virtuelle dans les rues de Yokosuka. Un retour au Japon, bien au-delà d’une impression de déjà vu, comme une sensation de déjà connu.
Le soin du détail apporté par Yu Suzuki aboutit, dans Shenmue, à une connaissance affective des lieux qui transcende les limites du jeu vidéo. On peut appeler « fadeur » la tentation permanente qu’a Ryo de laisser tomber sa quête de vengeance pour se consacrer à des futilités et verser dans le mode mineur. Contrairement à ce qu’on connaît dans beaucoup de RPG [2], ici l’aventure mineure n’est pas une quête annexe, elle n’est pas vraiment facultative, elle constitue la composante essentielle de l’expérience. Ryo ressent le besoin de se rattacher à toutes ces petites choses qui construisent l’environnement quotidien, faute de mieux. À Yokosuka, comme plus tard à Hong Kong, il vagabonde, observe les gens, collectionne des objets qui lui rappelleront qu’il a vécu temporairement dans ces endroits. Car malgré un parcours d’exploration exhaustif à l’intérieur d’une géographie précise, chaque chapitre de Shenmue s’achève sur un départ. À travers sa quête initiatique, Ryo se place dans une fuite en avant : tout nouveau lieu connu, toute nouvelle personne rencontrée est éphémère. Il faudra, à chaque fois, faire de nouveaux adieux.
Ainsi, Ryo ne peut espérer s’attacher. Il feint le détachement mais le recours permanent aux distractions matérielles trahit son désir de rester dans ces lieux un peu plus longtemps. Flâner dans les salles d’arcade, acheter des confiseries dans les boutiques, jouer à de médiocres jeux d’argent dans la rue, comme pour s’imprégner davantage des ambiances locales. Quelques jouets en plastique lui rappelleront l’ambiance de Yokosuka ; il est comme un gamin qui s’accroche à des futilités. Dans ses rêves, les souvenirs l’assaillent. À Hong Kong, ce sont à nouveau des objets qui initient les quelques flash-back qui lui rappellent le Japon, tout comme dans le premier Shenmue un bol de daikon lui évoquait des souvenirs de son père. Conscient qu’au temps de la découverte succède invariablement le temps des adieux, le jeune homme ne peut laisser échapper trop de signes d’affection envers les personnes qu’il rencontre et qui l’aident. Cependant, quand vient le temps des souvenirs, il sait précisément l’importance qu’a pu avoir chaque ami, chaque quartier, chaque geste de soutien dans son aventure. Pour preuve : lorsque enfin il rencontre la mystérieuse Shenhua, il ne lui parle que de ça : Nozomi, Ine-san, Tom, Mark, le dojo, sa maison, sa ville, bref, tout ce qui a compté pour lui. Tout ce qu’il/qu’on a connu. Et l’éventualité d’avoir perdu tout cela à jamais ne fait que renforcer sa mélancolie. Dès lors, à lui – personnage virtuel – comme à moi – joueur – une question cruciale se pose : reverra-t-on un jour le Japon ?
Vos commentaires
BMGuinness # Le 14 mars 2014 à 10:56
Vraiment top ces papiers sur Shenmue, quel jeu décidément...
Géniale l’anecdote sur la canette !
Steve Urkel # Le 4 avril 2014 à 17:48
En effet, très bons récits de voyage. Ça fait plaisir !
Reste à savoir si froncer excessivement ses sourcils quand on boit une cannette s’avère également être un détail culturel.
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