La version originale de cet article a été publiée sur Gameblog.fr le 5 novembre 2010 sous le titre "Shenmue, éloge de la fadeur", formule empruntée au livre de François Jullien [1].
Dénuée du sens péjoratif qu’elle peut avoir chez nous, la fadeur est une constituante des philosophies orientales. Elle dénote une expérience de l’existence sans oppositions d’émotions ou de concepts extrêmes. Tout concourt à une harmonie du monde, et à un équilibre des êtres.
Longtemps, je me suis amusé de la raideur de Ryo Hazuki, de ses expressions faciales monotones, de la platitude de sa voix, de son insensibilité apparente malgré les circonstances dramatiques qu’il traverse, de son laconisme légendaire face au vendeur du convenience store de Dobuita, de son détachement qui pourrait passer pour de la nonchalance si l’on n’était assuré de son sens de l’honneur et du devoir. Adolescent lors de la sortie du premier opus, je me suis parfois demandé si Ryo comprenait vraiment tout ce qui se passait autour de lui.
Habitué aux caractères forts et à la surenchère, le jeu vidéo a connu peu de héros aussi dépassionnés que Ryo Hazuki. Du moins en apparence. Car ce jeune homme qui a le regard dans le vague, qui n’offre aucune réponse à la fille qui l’aime, qui flâne tel un zombie éthéré dans les rues grises de son quartier, ce jeune homme hagard qui glande devant les machines à sous et les distributeurs de jouets en plastique, qui se désintéresse des émotions de ses proches mais se prend d’affection pour un chat abandonné, ce jeune homme (qui ressemble à ce chat) fait l’expérience du deuil. Du deuil et de son incommunicabilité, de sa dureté, de la responsabilité filiale qui en découle, et du vertige permanent qui se pose sur son monde quotidien.
Shenmue nous conte une vengeance. Ryo Hazuki est obsessionnel, il ne pense qu’à une chose : retrouver l’assassin de son père. Il en cauchemarde même abondamment. Mais au lieu de traiter cette pulsion de vengeance sur le mode habituellement choisi par les jeux vidéo, Yu Suzuki inscrit son œuvre dans un régime parfaitement réaliste. Ryo ne parcourt pas la ville avec un katana prêt à trancher décors et ennemis, fonçant sur sa moto en invoquant tous les démons de la terre pour mettre à feu et à sang le port de Yokosuka. Bien au contraire, il inspecte son quotidien avec beaucoup d’application. Le monde qu’il a toujours connu, il le perçoit maintenant avec une acuité affinée, une attention redoublée, une hypersensibilité de tous les instants.
Ce soin du détail contre tout artifice spectaculaire donne à Shenmue son atmosphère unique et sa vision si personnelle. L’obsession de Ryo s’inscrit dans la plus grande banalité, voire trivialité. Il ne cesse de répéter, pour faire référence au jour du crime, « on that day » [2] : expression si peu précise pour nous, mais si évidente pour lui, qu’elle nous paraît forcément comique (pour preuve, ce sketch hilarant de Mega 64). Ryo est vampirisé et le monde autour de lui ressemble à celui qu’il a toujours connu, mais désormais empreint d’une teneur virtuelle. Les passants vivent leur vie mais ont tendance à disparaître au détour des rues. Leurs visages sont distincts mais leurs corps se déplacent souvent de la même manière, avec les mêmes animations. Cette étrange évaporation du monde est le fruit du jeu vidéo en tant que média, de ses textures incertaines et de son étrange redondance, de ses bugs comme de ses imperfections techniques.
L’esthétique toute entière de Shenmue est tournée vers ce vertige virtuel. Yu Suzuki a beau posséder une ambition de tous les détails, son jeu est bardé de béances, de décalages inattendus dûs, d’une part, aux limites du média et, d’autre part, à l’interprétation du joueur qui n’aura de cesse de s’inviter dans ces zones floues. En s’appuyant sur des formes purement vidéoludiques, le jeu nous donne l’expérience d’une réalité déformée par la vision d’un jeune adulte secoué par le deuil. Ryo Hazuki est comme un cousin japonais d’Alex, le héros dostoievkien de Paranoid Park [3] qui, à la suite d’un événement funeste, se détache lui aussi de sa réalité familière et observe les événements du quotidien avec une acuité décuplée.
La mort est le début de l’aventure. Et dans Shenmue, comme dans les philosophies orientales, le trajet compte plus que la destination. Ainsi, Ryo s’apprête à voir le monde sous un angle nouveau, à faire l’expérience de l’insaisissable, et à se lancer vers l’âge adulte.
Vos commentaires
Ealabhan # Le 14 février 2014 à 13:31
"La mort est le début de l’aventure. Et dans Shenmue, comme dans les philosophies orientales, le trajet compte plus que la destination." Et heureusement, parce que la destination, si elle est connue, n’est jamais atteinte, faute d’un troisième épisode venant clore la trilogie.
Par contre, en ce qui concerne
Ealabhan # Le 14 février 2014 à 13:33
"La mort est le début de l’aventure. Et dans Shenmue, comme dans les philosophies orientales, le trajet compte plus que la destination." Et heureusement, parce que la destination, si elle est connue, n’est jamais atteinte, faute d’un troisième épisode venant clore la trilogie.
Par contre, en ce qui concerne l’aspect éthéré et virtuel de la ville, je trouve que c’est aller un peu loin dans l’explication ; ce ne sont que les conséquences d’une vision et d’une ambition de Yu Suzuki trop grandes pour l’époque, mais putain ! Quelle claque !
Certes, le jeu n’était pas techniquement parfait, aucun jeu ne l’est, surtout quand on y regarde 15 ans après, mais pour l’époque, il était au top à tous points de vue : techniquement, mais aussi au niveau de la narration et de l’implication du joueur ou de l’action.
Pour moi, l’un des meilleurs jeux de tous les temps (mais pas encore mon préféré). Un vrai jeu culte.
killscores2600 # Le 14 février 2014 à 17:16
Pour ma part, le 1 m’a beaucoup plus marqué que le 2.
Mais effectivement, lorsque le générique de fin du premier est arrivé, j’ai posé ma manette pour regarder la cinématique avec le sentiment d’avoir vécu quelque chose sans précédent.
Le terme "éthéré" employé dans l’article convient tout à fait tant on se trouve entre le côté purement virtuel du jeu et la volonté de donner corps au monde que l’on traverse dans son quotidien et sa banalité.
Cet entre-deux, lent, contemplatif, maillé de vengeance est unique dans mon expérience de joueur (quelqu’un a-t-il expérimenté Yakuza qui semble en tout cas visuellement si proche ?)
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