Rituel de la Syntaxe
Cela fait plusieurs jours que je ne suis pas retourné au bureau. Mon supérieur va m’en faire reproche ; il faudra que je sois convaincant si je veux y retravailler.
Qu’importe ! Le Grand Œuvre est si proche. Lui seul compte à présent. Il ne me manque que quelques ingrédients, or la petite troupe que j’ai envoyée explorer le Château Raveline ne donne plus de nouvelles. J’ai confiance en Tristan, qui mène l’expédition, mais qui sait les dangers qu’ils peuvent y rencontrer ... Pour tromper mon angoisse, j’erre sans fin dans la ville endormie ; je me réfugie dans l’étude de vieux bouquins. L’antique tome du Bûcher du Dieu Inbrûlé s’est révélé décevant, mais quelques passages du De Horis — que je dois péniblement traduire du latin — dévoilent une porte vers ce-qui-ne-doit-pas-être-dit.
Surtout, je rêve. L’opium ne m’est plus nécessaire depuis longtemps. À présent, il me suffit de fermer les yeux pour visiter le Chemin du Bois ou celui de la Porte Blanche. J’en reviens toujours avec un petit quelque chose : parfois juste un peu d’agitation, un sentiment vague ; parfois le voile semble se lever. Alors, je me réveille.
Les œuvres lovecraftiennes sont décidément touchées par une obscure malédiction : les meilleures adaptations viennent des domaines inattendus du jeu vidéo. Il y avait le plaisant Eldritch, une sorte de rogue-lite en gros cube et à la première personne ; il faut maintenant compter Cultist Simulator, pur jeu de carte au nom potache. Il faut y voir l’application d’une bonne vieille recette : la force d’évocation est inversement proportionnelle au rendu graphique. Les puissances indicibles ne peuvent pas, par définition, avoir un rendu réaliste.
Or difficile de faire plus élémentaire que la carte à jouer. Élément atomique du jeu, insécable, tour à tour ingrédient ou produit, elle peut représenter n’importe quoi : un objet, une personne ; une sensation, un sentiment. Voire quelque chose d’innommable. En raison de son opacité, la carte dépasse le mot en possibilités de désignation. En pratique, on manipule chez Cultist Simulator toute une kyrielle d’objets abstraits (les cartes lore, notamment), signes apparemment sans signifié. Mais cela n’empêche nullement leur intégration dans le système.
Elle est si pratique, cette carte à jouer. Importée depuis le jeu de société papier, puis vers leurs adaptations digitales, elle s’est naturellement imposée dans des jeux qui n’étaient pas des adaptations. Et puis, la carte ne nécessite une petite image pour toute décoration — encore que chez Cultist Simulator, elle soit plutôt de l’ordre du pictogramme. C’est qu’il y a vite beaucoup de cartes sur la table : donc, peu de place pour les dessins. On pourrait encore imaginer — et il en existe parfois — des versions physiques d’un Gwent ou d’un Hearthstone, à quelques ajustements près. Moyennement pratique parfois, mais tout de même jouable. Chez Cultist Simulator, le point de non-retour est franchi : il serait impossible de gérer tous ces compteurs, ces évènements qui se déclenchent plus ou moins régulièrement. La carte à jouer a été définitivement digérée par le virtuel.
Au-delà du sens
Il s’agit donc, en tout et pour tout, de poser des cartes dans les divers réceptacles qui les avalent. Elles s’y combinent et se multiplient. Certaines cartes sont temporaires et disparaissent au bout d’un temps donné, ou se transforment ; d’autres restent sur la table. En jouant une carte santé dans l’emplacement travail, je lance logiquement un "travail fatigant". Je me retrouverai au bout d’une minute avec une carte fonds — l’argent gagné —, une santé temporairement épuisée qui va revenir dans son état normal au bout d’un moment, et une vitalité, qui disparaît rapidement (à quoi peut-elle bien servir ?). Mais peut-être aussi une carte blessure, dont il faudra s’occuper : toutes les cartes ne sont pas bonnes, loin de là.
La surprise, c’est que ce système primitif colle parfaitement à la sémantique que Weather Factory a voulu lui donner. D’abord, parce que c’est un jeu de découverte : le but du jeu, c’est de découvrir le but du jeu, et par là son fonctionnement. Il n’y a pas de tutoriel pour cette raison : on tâtonne, on tente quelques idées, on tombe dans quelques pièges, on s’accroche à ce qui marche, mais on reste très longtemps dans le brouillard. À la recherche d’on ne sait quoi.
Le sous-texte est là pour nous aiguiller. D’un coup, le Culte se met en marche : l’imitation du réel — trouver un travail, explorer la ville — est englobée par le surréel. Les chemins se ramifient. Mais on n’y comprend toujours rien. On "étudie" tous les livres qui nous tombent sous la main à la recherche d’indices, de lore, permettant d’aller plus loin. Cela ne suffit pas : mimant notre personnage-cultiste, on cherche fiévreusement les moyens d’en obtenir d’autres, on assemble des morceaux au hasard, sans savoir s’ils font partie du même puzzle. À force, on parvient à ouvrir de nouveaux lieux, de nouveaux emplacements ; à chaque fois, l’excitation de découvrir quelque chose de neuf est vite remplacée par l’envie d’en savoir toujours plus. Le Mystère, c’est le jeu lui-même, et le joueur-cultiste lui sacrifie joyeusement quelques heures de sa vie pour tenter de le comprendre.
Le piège de la syntaxe
Un ajustement aussi synchrone entre narration et gameplay a son revers : c’est que l’on aura tendance à laisser tomber la sémantique pour la syntaxe. Sur la longueur, beaucoup d’actions sont très répétitives, leur description toujours la même. Il est facile d’oublier ce qu’elles représentent — lorsqu’elles ont un référent, ce qui n’est pas toujours le cas comme on l’a vu plus haut — et d’agir mécaniquement en réponse. On aura par exemple vite fait de savoir traiter le terrible sentiment de crainte, qui nourrit l’angoisse et met un terme à nos premières parties. Bien sûr, tous les jeux connaissent l’écueil de la perte de sens, à un certain degré. Chez Cultist Simulator, il est particulièrement marqué du fait de la simplicité de ses systèmes.
La fin du jeu est particulièrement affectée : ça y est, le joueur a compris les grandes lignes. Il faut faire ceci, ouvrir cela, réaliser tel rituel. La victoire est à notre portée ; reste encore à obtenir tous les ingrédients, que l’on loote au petit bonheur. Ce petit quelque chose peut prendre un temps très long, pendant lequel on se contente de répéter les mêmes actions, vitesse du jeu au maximum. Y manque-t-il la possibilité d’automatiser les opérations les plus fréquentes ? Question compliquée. La répétition un peu abrutissante des actions n’est pas exactement fun ; mais elle participe à nous plonger un peu plus dans l’ambiance d’une litanie rituelle, d’une lente invocation. En perdant le sens, on mime encore une fois le cultiste qui y perd sa raison.
De fait, on ne peut pas reprocher grand-chose à Cultist Simulator hormis cette fin un poil trop longue — que doit justement corriger la prochaine mise à jour. Un jeu qui repose sur le mystère de son fonctionnement perd forcément de l’intérêt lorsque le voile s’est levé — comme avec Obra Dinn. Pourtant, cela n’empêche pas Weather Factory de sortir des DLCs ou de prévoir une sorte de NewGame+ pour ce mois-ci. Y a-t-il encore de la place pour d’autres cachotteries mystiques ? J’aurais tendance à dire que non. Mais qui suis-je, pour juger les puissances venues d’Outremonde ?
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