13. La mort joueuse

Fallout : New Vegas

Rien de nouveau sous le soleil

[AVERTISSEMENT SPOILERS] « Nihil Novi sub sole », annonce avec lassitude le médecin désespéré d’un camp de réfugiés. Si d’autres ont encore la force de sauver des vies, lui y a renoncé. Comment afficher tant de désespoir quand on a lié son existence à Hippocrate ? Devant la réalité, inéluctable, il a accepté sa défaite : à New Vegas, la mort, seule issue dans cet univers déchu, est omniprésente.

Partout, la fin rôde. Dans chaque sombre recoin, dans ces paysages lugubres à la végétation malingre, dans le regard abattu des personnages ou dans les bâtisses effondrées qui, jadis, furent des lieux de luxure. La faucheuse est exhibée sans pudeur. Plus encore, elle est mise en scène. Au décès de chaque nouvelle victime, infirmités, démembrements, voire dislocations sont exposés en gros plans cinématographiques, soignés jusqu’au moindre détail.

Dans l’univers de Fallout New Vegas, les rares enfants maintiennent timidement l’illusion d’une survie de l’espèce, mais la froide vérité se reflète sur leurs minois abîmés par la faim et la lassitude. Parfois, dans un quartier sordide, on croise un de ces jeunes survivants chassant le rat irradié pour nourrir sa famille ou racolant des adultes à l’entrée d’un lupanar.

Seules les affiches publicitaires et les vestiges d’un temps révolu témoignent d’une vie autrefois insouciante et consumériste, un âge d’or pour certains, un monde à oublier pour d’autres… La civilisation disparue, le désespoir et le nihilisme poussent inexorablement les humains à commettre les pires crimes et à s’adonner aux pires vices. L’instinct bestial supplante l’humanisme : le pouvoir, l’avidité, la luxure, la drogue rythment le quotidien de New Vegas.

« La Camarde qui ne m’a jamais pardonné / D’avoir semé des fleurs dans les trous de son nez »

Rien n’est négligé pour imposer au joueur cette conscience de la chute et de la décadence. Les quelques stations de radio encore en fonctionnement répandent un jazz suranné. Une fois le poste éteint, seule reste la musique d’ambiance, en droite ligne de Cendres, du compositeur Claude Ballif. Raclements, grincements de percussions, rares cymbales : comme si, en dehors d’un écran de fumée cool jazz, il ne restait rien que la pierre, la cendre et le vent.

Le joueur, étourdi et désarmé, est mis au parfum (sépulcral) dès la première seconde : la Camarde sera sa plus fidèle compagne. Votre avatar subit la scène d’introduction à genoux, ligoté devant quelques malfrats de seconde zone, qui après les politesses d’usage vous collent une balle dans la tête, en toute simplicité.

Assister à la mise à mort de son personnage avant même de s’être lancé dans l’aventure reste une expérience à part. Heureusement, vous êtes sauvé par un robot sympathique mais au comportement étrange, puis rafistolé par un médecin curieusement bienveillant. Émergeant du coma, votre mission consiste à découvrir qui tire les ficelles de cette pièce macabre.

Plus tard, la situation se retourne à l’avantage du joueur, qui tient à sa merci le second couteau de la scène d’introduction, Benny. Face à l’objet de votre vengeance, à genoux et implorant, ferez-vous preuve de miséricorde, ou choisirez-vous froidement le modus operandi de l’exécution ? Cette décision vous implique définitivement dans le ballet morbide qu’est Fallout New Vegas. Durant toute la scène, l’excellent doublage de Benny, moqueur, plaintif ou haineux à l’envi, participe pour beaucoup au malaise ambiant.

Quant à Mr. House, véritable commanditaire de votre assassinat, il vous propose par écran interposé une alliance en guise d’excuse, dissimulé derrière un masque impressionnant. Qu’il accepte ou renie cet accord, le joueur peut à nouveau revêtir les atours de la faucheuse. Il découvre que Mr. House n’est qu’un vieillard décrépi, maintenu en vie par un respirateur et un réseau de perfusions. Le marionnettiste de New Vegas, celui qui vous commandait d’un ton autoritaire, révèle son visage momifié et son refus délirant de la mort. Débrancher cette créature lors de ses misérables supplications laisse une impression nauséeuse. Même si ses crimes le justifient.

À de nombreuses reprises, nous faisons face à des choix délicats, tiraillés entre notre bonne et notre mauvaise conscience. Certes, beaucoup de jeux abordent le thème de la mise à mort de l’autre, mais Fallout New Vegas crée une tension particulière et permanente, à travers un scénario crédible qui nous engage moralement. Nos décisions se font systématiquement au détriment d’une faction, d’un peuple opprimé ou oppresseur que nous sommes parfois amenés à trahir pour assurer notre propre survie. Dans un monde où l’État et les repères moraux ont disparu, le joueur devient seul juge.

La mort, oui, mais pourquoi ?

Ces choix cruciaux ne sont jamais totalement exempts de remords : les ennemis changent au cours du scénario, et vous découvrez parfois le vrai visage de vos anciens alliés. L’Armée de Californie (RNC), ces sympathiques impérialistes américains, révèle sa face immonde en menant des chasses au drogué, encourageant le meurtre pour l’argent et le plaisir. À l’inverse, en enquêtant sur le passé de l’odieux Caesar, ennemi juré de la RNC et prototype du parfait tyran sanguinaire, nous apprenons ses origines insoupçonnées de bienfaiteur : sa formation de médecin, son engagement auprès des pauvres et des réfugiés, le désespoir et l’impuissance qui le firent sombrer dans une folie génocidaire. Les crucifiés envahissant le décor de New Vegas en sont l’expression la plus pure. Si, dans un élan de bienveillance, nous tentons de les détacher, le jeu nous avertit qu’ils sont si faibles que tout mouvement les tuerait sur-le-champ. Il faudra donc contempler leur mort.

Devant tant de noirceur, le joueur, tantôt proie tantôt chasseur, devra répondre à une question fondamentale : la mort, oui, mais pourquoi ? Dans le scénario principal comme dans les quêtes secondaires, cette question est récurrente, permettant la construction d’un roleplay difficile et intéressant.

Un exemple : cette vieille scientifique militante, luttant contre la propagation d’organismes génétiquement modifiés, que mon patron aurait préféré voir disparaître sans me l’avouer explicitement. L’objet véritable de la mission ne la concernait nullement. Je l’ai laissée vivre, et si le visage de mon boss s’est un peu contracté à cet instant, cela n’a en rien changé l’histoire. Contrastant avec les autres scénarios, il s’agissait ici d’un moment de pur roleplay, sans conséquence aucune, uniquement dicté par la conscience.

Car si, dans New Vegas, le meurtre peut être commis par profit (argent, réputation, progression de quête), de nombreuses autres raisons peuvent le motiver. Tandis que Caesar accomplit ses pires œuvres par idéalisme, les nombreux dégénérés des Terres Dévastées ou les soldats désœuvrés de la RNC trucident pour le pur plaisir de voir le sang couler. Plus étrange et insupportable encore, la société des Gants Blancs, connue pour son raffinement et ses bonnes manières, s’adonne sans vergogne au cannibalisme gastronomique pour pimenter ses soirées carnavalesques. Vous pouvez même les aider à préparer leur prochain mets !

Dans Fallout New Vegas, la mort n’est, généralement, en rien obligatoire. Le jeu se distingue ainsi de son grand frère un peu rustre, Fallout 3, plus proche d’un FPS que d’un RPG dans la mesure où il permettait rarement de dialoguer avec l’autre, ne laissant d’autre choix que de tirer dans le tas ou de fuir le carnage.

Mort joueuse ou jeu de la mort ?

La représentation de la mort n’est ici ni sublimée ni dramatisée, au point que l’on regretterait presque d’y avoir participé. Quotidienne et banale, montrée dans son état le plus brut, elle se pare de nombreux masques... dont le nôtre. Nous sommes entraînés dans un jeu de rôle permanent où la mort n’est plus subie, ni contrainte, mais négociée, provoquée ou évitée. Une mort qui nous appartiendrait presque. Même si nos choix relèvent parfois de l’illusion, les émotions véhiculées suffisent à nous impliquer. À New Vegas, la mort est une donnée avec laquelle il faut composer, comme dans la réalité.

Il y a 4 Messages de forum pour "Rien de nouveau sous le soleil"
  • Fánaríë Le 23 décembre 2012 à 16:05

    Jolie présentation du jeu, je n’ai jamais essayé les suites de fallout (3 et New Vegas), étant resté cantonné aux deux premiers opus, mais ça me donne envie de m’y plonger. Peut-être que quand j’aurai re-fini la refonte de Baldur, la mort viendra jeter un coup d’oeil par dessus mon épaule pour discuter des choix de mon futur avatar :p.
    Le jeu semble avoir un grande liberté de choix dans sa trame scénaristique, la mort n’étant quand-même pas mon sujet préféré (à part quand elle est traitée avec une bonne dose d’humour noir), j’espère qu’il y aura malgré tout un chemin pour l’éviter au maximum, même si comme tu le dis si bien : "À New Vegas, la mort est une donnée avec laquelle il faut composer, comme dans la réalité".

  • Roth Le 5 janvier 2013 à 17:58

    Enfin un article à la hauteur de ce génial jeu !
    Je comprends mieux mon engouement peu partagé, j’ai vraiment eu l’impression de revivre une aventure en lisant tout ça.
    Je n’ai eu la même impression de jeu de rôle qu’en jouant à certains livres dont vous êtes le héros.
    C’est triste qu’il y ait si peu de ce genre... Le mélange des genres (RPG+FPS... FPS+RTS comme Natural Selection), c’est l’avenir, pour moi du moins

  • Ophélie Vielles Le 3 avril 2013 à 11:05

    @Fánaríë : Merci pour ton commentaire ! S’il y a une suite -un tant soit peu- digne des premiers opus, c’est bien Fallout NV (d’autant plus que son prix est aujourd’hui très raisonnable). Pour l’humour noir, tu seras servi ! Échapper à la rencontre avec la mort, par contre... après 5 persos et une petite centaine d’heures de jeu, cela me semble plutôt difficile.

    @Roth : C’est toujours agréable de voir son plaisir partagé ! Je ne connaissais pas Natural Selection, je vais aller fouiller par là.
    Si tu cherches des expériences de JdR dans le jeu vidéo, je ne peux que te conseiller l’ancienne génération : la série Ultima (opus 7, 8, 9), Fallout 1 et 2, Arcanum, Plane Scape Torment et Baldur’s Gate 1. Évidemment, l’interface graphique qui fait sentir son âge peut poser problème.
    Entre l’ancien et le moderne, le Elder Scrolls III : Morrowind et particulièrement ses mods (sur les communautés Nexus et Wiwiland) sont à la hauteur : pour les mods graphiques, le M.O.S.G. (Confrérie des Traducteurs), pour les mods avec scénario RP, Nova Magika, Kalendaar, La guilde de Longsanglot, ou encore les Serviteurs des Ancêtres.

  • janderton Le 12 juin 2014 à 07:48

    Très bon article sur, pour moi, le meilleur jeux de la gen ps3/xbox360. Plus de 200h de jeux pour ma part et je découvre toujours des chose. D’ailleurs je n’est jamais rencontrer la confrerie des gants blancs j’y retourne aussitôt merci ;-)

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