Genre extrêmement policé s’il en est, le RPG tactique semble avoir bien du mal à évoluer avec son temps. Bien qu’on ait vu au fil du temps quelques tentatives audacieuses [1] de changer l’habituel combat au tour par tour en vue isométrique et déplacement case par case, beaucoup de développeurs refusent encore de s’affranchir de ce confortable carcan. Il est pourtant une série qui aurait pu par bien des aspects résorber ce déphasage en un seul épisode tant celui-ci fut marquant. Il s’agit de Valkyria Chronicles, qui en 2008 montra la voie à une nouvelle génération pleine de bonnes intentions.
Avec ses personnages en Cell Shading à l’aspect crayonné et ses niveaux ouverts en 3D pleine, Valkyria Chronicles détonne face aux sprites pixelisées qui composent l’habituel microcosme des RPG tactiques. Il faut dire que le titre de SEGA vient en un seul épisode de changer sans complexes une formule un brin élimée mais plébiscitée par ses fans, qui voient en ce genre le dernier bastion face à la modernisation peu flatteuse des jeux de rôles japonais.
Patient Zéro
Le jeu, qui se paye le luxe de troquer l’heroic fantasy contre un univers proche d’une seconde guerre mondiale romancée, redonne en effet leur liberté aux déplacements qui mêlent tour par tour et temps réel : chaque tour d’action allié comme ennemi mobilise un certain nombre de points de commandement, dont le joueur peut disposer comme il l’entend. Le déplacement d’un soldat – circonscrit à sa mobilité plus ou moins importante selon sa classe – en coutera un seul, quand l’action des tanks en prendra deux, et que les commandements appris peu à peu offrent de nouvelles possibilités tactiques à grand frais. Et question tactique, les possibilités sont effectivement nombreuses. Chaque classe de soldat possède ses propres forces et faiblesses ainsi qu’un armement adapté (mitrailleuse lourde pour les Commandos, carabine à répétition et grenades pour les Scouts véloces ou encore Fusil de précision à longue portée pour les Snipers), et il peut être tout à fait rentable de faire rejouer un personnage déjà déplacé si cela permet de lui faire accomplir une action d’éclat, ou simplement que cela s’impose pour éviter de le placer trop à découvert. En effet le placement des unités joue un rôle prépondérant dans ces joutes, les soldats ennemis étant capables de faire feu durant vos déplacements.
Mais s’il ressemble à un jeu de guerre en vue subjective, ses caractéristiques RPG sont très bien marquées. Certes, le joueur doit positionner le curseur pour cibler ses tirs, viser manuellement la tête des troufions ou les radiateurs des tanks – seul talon d’Achille de ces unités surpuissantes – mais il n’en reste pas moins que ce sont des statistiques arbitraires qui gouvernent toute action. Vous aurez beau tirer en plein tête d’un soldat, si celui-ci est agenouillé derrière un sac de sable le coup sera rarement mortel. Arroser un autre à bout portant n’a aucun intérêt si celui-ci est doté d’une grande capacité d’esquive. Quant aux ennemis blindés, seuls les lanciers dont c’est la spécialité pourront leur occasionner des dégâts perceptibles. L’évolution des personnages est un peu plus en dedans – on améliore ici le potentiel global d’une classe, et non les unités – mais tient toutes ses promesses : entre l’acquisition de « traits » personnels influant sur leur efficacité, le développement d’armes et autres équipements spécialisés, et le level-up brut, on sent une vraie progression de l’utilité des unités, qui passent de simples archétypes à vrais personnalités charismatiques.
Valkyria Chronicles se pose donc comme T-RPG résolument axé sur un gameplay poussé, dynamique et ludique. Il n’en oublie toutefois pas de développer au fil des missions un rythme de jeu agréable et un scénario accrocheur où l’on ressent bien les horreurs de la guerre et la critique globale des évènements de 39-45 (le développement des armes nucléaires notamment), bien que ses graphismes très colorées, ses clins d’œil à la fantasy et son traitement très centré sur la septième escouade ne permettent pas de se départir d’une vision trop esthétisante. Mais malgré quelques points moins aboutis, Valkyria Chronicles demeure un T-RPG original particulièrement apprécié des joueurs, durablement marqués par cette expérience à des lieues de leurs habitudes vidéoludiques.
Cependant si la critique fut plutôt dithyrambique et unanime, difficile de vraiment se satisfaire des ventes d’un jeu si ambitieux. Ce seraient à peine 800 milliers de copies du jeu original qui auraient trouvé preneur, un chiffre honorable depuis regonflé par les ventes dématérialisées de la version Steam (plus de 300 000) plébiscitée par les joueurs, mais sans doute pas à la hauteur de sa qualité. Il faut dire aussi que du côté de son éditeur, on ne s’est pas vraiment pressé pour le mettre en avant. Une campagne marketing pratiquement inexistante n’a bien sûr pas aidé les ventes, et si SEGA a semblé un temps prendre en compte les envies d’expansion de la fanbase (au travers de DLCs, puis de deux suites et finalement d’une série anime et manga), c’est avec une certaine tiédeur, assez inexplicablement. Valkyria Chronicles 2 et 3 voient ainsi l’abandon progressif de la série par SEGA, au travers d’épisodes bien moins ambitieux malgré leur reprise quasi intégrale du modèle, et surtout une sortie limitée à la seule Playstation Portable alors en perte de vitesse, pas vraiment adaptée au gigantisme des systèmes. On pourrait se perdre en conjecture sur ces choix. Considéraient-ils la licence comme un investissement trop peu rentable (en temps et en coût) malgré un premier épisode rentré dans ses frais ? Se sont-ils arrêtés à des études de marché qui donnaient les portables Sony parfaitement adaptées au public cible ? Toujours est-il que ces choix discutables ne permirent pas à la série de vraiment prendre l’ampleur de son potentiel, et que son avenir — plus de 4 ans sans nouvelles depuis un troisième épisode jamais localisé en Occident — semble bien sombre.
Natural Doctrine : loupé, essaye encore
On décelait pourtant un impact prometteur dans ce nouveau concept de JRPG tactique, sur le papier du moins, et plusieurs licences ont depuis tenté de redonner corps à ces intentions. Encore faudrait-il s’en donner les moyens. C’est ce qui frappe d’entrée le joueur du très confidentiel Natural Doctrine, du non moins confidentiel développeur Kadokawa Games. Lorsqu’il sort en 2014, la filiation est frappante : jeu de rôles tactique au tour par tour modélisé (avec une qualité discutable) en 3D, permettant aux personnages autant des attaques au corps que des tirs d’artillerie à visée manuelle, celui-ci reprend une grande partie des idées formelles de son prédécesseur non sans y apporter sa propre patte et ses propres intentions.
Mais dans ce qui s’apparente à une adaptation de moindre envergure, Natural Doctrine ne renonce pas au quadrillage des cartes. Les personnages et ennemis se déplacent librement, certes, mais restent affiliés temporairement à la partie de terrain sur laquelle ils trônent, et bloquent alors l’avancée de l’autre camp sur ces cases. S’ajoute aussi une bonne quantité d’idées plus ou moins bonnes, pas toujours bien intégrées et dont la résultante est un système bâtard qui peine à mêler avec justesse des mécaniques à la logique fumeuse, voire dont les paradigmes s’opposent : placer un imposant Golem entre l’ennemi et vos plus frêles unités peut être très efficace contre les épéistes, mais rien n’empêche un artilleur de tirer parti du moindre écart de hitbox entre ses jambes pour cibler l’arrière garde. Positionner vos tanks à l’avant d’une case pour protéger les escrimeurs parait la logique même, mais puisque le mode d’attaque rompt étrangement les formations, rien n’empêche en définitive les coups physiques de cibler les personnages alliés qui se trouvent sur la même case. Et si l’idée d’introduire des liaisons d’attaques rend les joutes d’autant plus tactiques, son fonctionnement nébuleux nuit à la lisibilité des actions.
Que l’on apprécie ou non les idées maladroitement tentées par le jeu, c’est dans la mise en place du concept que le bât blesse. La réalisation minable n’aide pas à adhérer à l’atmosphère, les personnages et le héros apathique ne sont pas vraiment développés et pire, le titre est perclus de bugs en tous genres et autres mauvaises optimisations. La possibilité d’enchaîner des tours d’actions entre partenaires, l’impossibilité de prévoir les évènements scriptés à venir au cœur des missions, la riposte quasi-systématique des unités à chaque attaque encaissée et le game over immédiat qu’entraine la mort du moindre personnage joueur fait parfois — souvent — des combats un joyeux bordel. Les actions ennemies prennent des plombes et risquent d’entrainer des boucles d’actions qui ne peuvent aboutir qu’à votre trépas ou à un reboot obligatoire du système, quand ce n’est pas le jeu même qui finit par planter. Enfin, alors que le système poussé du jeu (dont un roster varié aux techniques toujours utiles et évolutives) offre pléthore de véritables tactiques à mettre en place, c’est trop souvent à un die and retry bête et surtout méchant qu’il s’apparente, au point de baser sa campagne marketing sur une filiation hautement exagérée au cruel mais juste Dark Souls. Il parait clair que les développeurs n’ont pas disposé des moyens financiers et humains, ou du temps de développement nécessaire à la réalisation d’un jeu tel qu’il aurait pu être idéalement, un gâchis du réel potentiel que laissait entrevoir cette tentative de reprise des idées novatrices dont Valkyria Chronicles était le génial instigateur.
Lost Dimension : se prendre les pieds dans le tapis
On pourrait citer Codename : STEAM, qui reprend en grande partie le concept de son ainé avec toutefois bien mois d’envergure, ou encore les combats d’un Shining Ark qui ne fera pas plus que ses ainés le déplacement jusqu’à notre vieux continent. Mais ces dernières semaines nous offrent un exemple plus parlant avec la sortie de Lost Dimension, qui illustre à merveille comment l’application bancale d’un concept intéressant peut entraver le plaisir de jouer. Bien qu’en l’absence de lignes de visée manuelle la filiation directe ne puisse être garantie, la forme que prennent les mécaniques de jeu est pourtant assez proche dans l’esprit des ancêtres de Valkyria Chronicles, parmi lesquels la série Sakura Taisen semble se distinguer. Si le petit nouveau n’est techniquement pas non plus un foudre de guerre, le gameplay du jeu fonctionne plutôt bien, sans bugs ou grosse interrogation. Sa difficulté est adaptée, et la mécanique basée sur le placement, le « don » de tour d’action à un partenaire et les attaques de soutien ronronne, bien aidée par des archétypes de personnage tous très différents dans leurs capacités. Le système de combat est donc globalement très efficace dans son style, et incite à gérer son équipe de façon posée et impliquée. Alors qu’est-ce qui cloche ?
Il cloche que dans le besoin de donner du cachet à son jeu, FuRyu y a implanté un gimmick qui impacte l’intégralité de l’aventure : alors que les 11 personnages chargés de sauver le monde d’une destruction imminente montent les étages de la tour érigée par l’antagoniste, celui-ci a introduit dans leurs rangs des traîtres qui menacent leur mission. Sans s’en cacher le moins du monde, d’ailleurs, puisqu’à chaque étage la troupe devra procéder à un vote pour éliminer le traître potentiel à la majorité. La suspicion règne donc sans partage dans les esprits embrumés des protagonistes – tous frappés d’amnésie – comme dans celui du joueur, particulièrement décontenancé. Car si cette idée de game design est originale, elle entraine un point faible évident : presque entièrement gouvernée par le RNG, la désignation des traîtres est aléatoire pour chaque étage. Dans un jeu à gros budget, cela n’aurait pas posé problème, le joueur aurait pu bénéficier d’indices bien écrits qui l’auraient orienté sur l’identité du traître. Ce n’est pas le cas ici, et les dialogues — qui n’étaient déjà pas très évolués — restent à l’identique pour chaque personnage encore présent, ne permettent pas de développer leur personnalité unidimensionnelle, et n’expliquent jamais de vive voix leurs motivations dans l’entreprise terroriste à laquelle ils participent.
Pour démasquer les transfuges, le don du protagoniste lui offre à chaque fin de mission un aperçu du nombre de suspects potentiels parmi les trois que comptent chaque étage. S’ensuit donc une sorte de mastermind où l’on procède par déduction et recoupements à la désignation du suspect. Un autre de ses pouvoirs à utiliser avec parcimonie se charge ensuite de confirmer ou infirmer ses soupçons, histoire de ne pas envoyer un innocent à une mort certaine au cours du prochain vote. Le souci, c’est que certaines contraintes arbitraires empêchent d’en profiter véritablement lors de la première partie. Tous les personnages ne se valent pas sur le plan affectif comme combatif, et malgré la possibilité de récupérer en partie les pouvoirs des éliminés — créant ainsi des sortes de super-soldats aux capacités multiples — il est regrettable qu’un simple jet de dé incontrôlable puisse priver le joueur de ses petits protégés. Cela créera surement un ressentiment chez les joueurs les plus malchanceux, qui n’apprécieront que modérément l’aventure quand ceux avec qui la fatalité aura été plus clémente n’y verront aucun inconvénient. Loin d’être mauvais, le jeu n’en pratique pas moins une sorte d’auto-sabordage. A l’instar de Natural Doctrine et même sans se focaliser sur la production value, Lost Dimension échoue donc à proposer un jeu aussi fignolé que son mentor. C’est d’ailleurs la conclusion qui s’impose à l’ensemble de la production après cette revue d’effectif.
Plus de sept ans après la tentative de réforme d’envergure lancée par Valkyria Chronicles, on ne peut que déplorer l’échec effectif de celle-ci. Cet acte avorté n’aura jusqu’ici enfanté que de quelques rares cousins plus ou moins inspirés, voire parfois en bien mauvaise santé. Le besoin de mobiliser des moyens importants pour créer le messie tant attendu est possiblement trop lourd pour une niche aussi étroite que le RPG tactique, ou peut-être est-ce simplement délicat de trouver le juste dosage entre éléments originaux et mauvaises idées. Toujours est-il qu’en l’absence d’une hypothétique résurrection de Valkyria Chronicles ou de l’émergence d’une nouvelle licence soignée qui en reprendrait le concept, nous risquons fort d’être cantonnés à recevoir de petits jeux sympathiques mais de moindre envergure, bien loin des souhaits des amateurs de l’original.
Notes
[1] On pensera entre autres au système de déplacement dynamique des Growlanser, aux multiples extravagances d’Yggdra Union et ses suites, aux précurseurs Sakura Taisen et Future Tactics ou encore à l’étrange hybridation TRPG/Danmaku tentée par Knights in the Nightmare.
Vos commentaires
Imfromtatooine # Le 29 septembre 2015 à 09:31
Bonjour.
Je pense qu’il faudrait faire figurer un peu plus tôt dans l’article le fait que celui-ci se concentre uniquement sur les tactical japonais, ce qui explique j’imagine l’absence de X-COM et autres consorts indépendants sortis récemment.
Bonne continuation en tout cas :-)
LaurentB # Le 29 septembre 2015 à 10:21
Tiens tiens, Valkyria est en promo chez steam cette semaine. Coïncidence ? Je ne crois pas. Probablement encore un coup de la collusion journalistes-éditeurs.
Colin Fourtet # Le 29 septembre 2015 à 11:21
Je l’aurais fait exprès que ça se serait pas aussi bien coordonné ^^
Mais bon heureusement pour moi je suis pas journaliste.
Imfromtatooine : C’est pas faux, même si pour moi ça coulait de source. En fait j’avais pensé à faire la remarque sur Xcom, mais pour moi ça n’est pas une réforme à la même échelle j’ai l’impression. Et puis de ce que j’en connais (c’est à dire pas grand chose) les RPG tactiques occidentaux sont tout autant que les japonais installés dans une zone de confort. Hormis XCOM : Enemy Unknown (qui est un remake il me semble), on voit peu de titres qui tentent des bouleversements. Des jeux comme The Banner Saga ou d’autres (j’ai en tête un jeu avec des cases hexagonales - quelle révolution ! - mais son nom m’échappe) restent dans le schéma classique, ce qui ne les empêche pas d’être probablement très intéressants aussi.
Je parle du côté japonais parce que c’est le seul que je connaisse vraiment, mais je pense que ça s’applique au genre entier.
Laurent Braud # Le 29 septembre 2015 à 12:27
Là, attention. X-COM ne prend pas trop de risques, mais on a quand même pas mal de variété entre les Fallout / Wasteland, Shadowrun, les dialogues d’Expeditions : Conquistadors, le système à cartes de Card Hunter, les éléments dans Divinity OS ...
Bobophonique # Le 29 septembre 2015 à 12:58
Hommage bien mérité : Valkyria Chronicles est l’un des jeux auxquels j’ai pris le plus de plaisir à jouer, mais ce n’est pas uniquement lié au gameplay : la ww2 hallucinée, le romantisme du graphisme crayonné lui donnait cette aura de mystère que je n’ai jamais trouvée que chez les japonais (zelda ou persona, par exemple).
En outre, ce gameplay immersif permettait au trpg de sortir de l’aspect "soldats de plombs" que même l’excellent xcom conserve. Jamais compris que la série ait été reléguée sur Vita puis abandonnée. Dans un genre proche, Resonance of fate contenait aussi des idées intéressantes aussi malgré un côté un peu cracra...
Colin Fourtet # Le 30 septembre 2015 à 09:21
Bobophonique :
J’aurais en effet dû penser à Resonance of Fate, mais je ne l’ai jamais assimilé à un TRPG. Peut-être à tort, parce qu’en y repensant c’est effectivement assez tactique comme système de combat, mais c’est vrai que c’est un peu un OVNI inclassable à mes yeux.
Reste que ça fait partie des licences qui tentent des choses pour dépoussiérer le genre, mais ça n’est pas dans lhéritage de VC à proprement parler. C’est plus une autre manière de voir.
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