Le plus difficile, dans Factorio, c’est d’y rentrer. L’aspect industriel à outrance, fièrement affiché par les développeurs, et bien plus central que dans le builder ou tycoon moyen, en rebutera certainement beaucoup. Mais le joueur qui saura dépasser cette impression comprendra assez vite que le message contient plus d’une nuance. Et que si le côté légèrement steampunk de la direction artistique a quelque chose qui tient de Jules Verne, les valeurs ne sont pas tout-à-fait les mêmes.
En bon jeu de production, Factorio puise dans un vaste panel de références : les Zachtronics en tête, les Anno, Minecraft, du tower defense, et même Transport Tycoon d’où sort le système ferroviaire [1]. Comme d’habitude, les principes sont simples, mais l’édifice complexe. Chaque recette est résumée à l’assemblage de un, deux, au plus trois items. Tout le problème est de connecter les nombreuses entrées et les sorties à l’aide de tapis roulants, bras méchaniques, pompes et tuyaux, assistés plus tard par des trains à vapeur et des robots volants. La beauté — et l’addiction — de la chose, c’est qu’il y a par définition toujours un maillon faible, quoi que l’on fasse. On répare un système mal conçu, on bricole une arrivée supplémentaire, pour s’apercevoir qu’un autre dispositif donne des signes de faiblesses. On commence à prendre des notes, griffonner des schémas sur un bout de papier. Ça y est, on est happé.
Le fond est donc excellent, d’autres le diront bien mieux que moi. Mais la forme ne m’a pas moins captivé. A contrario du modèle positif habituel, le personnage que l’on joue est un parfait enfoiré. Arrivé par mégarde sur une planète où vivent paisiblement des tribus insectoïdes — que le jeu nomme aliens par habitude, mais il serait plus juste d’inverser les rôles : le seul étranger sur cette terre, c’est bien notre "héros" — il s’affaire à en piller les ressources, et pollue ainsi une région de plus en plus vaste. Lorsque les autochtones osent riposter à cette agression, il dégaine une technologie meurtrière et aligne les cadavres. Bref, le schéma le plus atroce du colon.
Ceci n’est pas une simple interprétation de ma part. Rien que la patine grisâtre des constructions contraste avec les immenses plaines que l’on s’approprie. Pour progresser dans son développement, le joueur est amené à collectionner des "artefacts" que l’on trouve... en rasant les villages locaux [2]. À chacune de ces opérations, je me vois dans la peau de Cortés ou du général Custer, m’accaparant les plaines des Amérindiens pour y forer les précieux minéraux et le pétrole, et construire le chemin de fer qui les transportera à travers la plaine. À bien y regarder, les insectes colorés que l’on massacre gaiement ne sont-ils pas les cousins des Ômus que Nausicaä prend en affection, gardiens d’un monde souillé par la folie des hommes, dans la fable écologiste de Hayao Miyazaki du même nom ?
C’est donc une joyeuse tristesse qui anime Factorio. La joie d’élaborer une superbe machinerie, tout en sachant l’effet nocif qu’elle aura sur l’écosystème local. Et pourtant, même sachant cela, il est impossible de s’arracher de la construction, tant on a simplement envie de faire fonctionner notre création. Cette force évocative du jeu suffit à le rendre passionnant.
Lara crafte, Mario brosse
Si on le prend au pied de la lettre, Factorio n’est qu’une autre itération du jeu de craft qu’ont popularisé Minecraft et Terraria et qui fleurit en ce moment sous des formes diverses. Récolte des ressources, fabrication d’objets qui mènent à d’autres objets [3]. Simplement, Factorio passe directement à la vitesse supérieure en automatisant le processus ; on ne donnera que quelques coups de pioche pendant les premières minutes, avant de poser une foreuse thermique qui continuera le travail à notre place. On ne crafte plus, on pose des machines qui le font. Jusqu’à utiliser des robots qui construiront eux-mêmes les automates, boucle meta obligatoire.
La popularité de ce genre vidéoludique a plusieurs explications, dont le plaisir toujours renouvelé du bac-à-sable en est la plus évidente. Celle de Factorio prend sa source dans le Incredible Machine de 1992 : joie de manipuler des bidules qui s’emboîtent, qui rejoint le contentement du programmeur. Mais au second plan figure peut-être ce questionnement de l’homme moderne face à une technologie si vaste qu’elle ne peut plus, au moins depuis Pic de la Mirandole, être embrassée par un seul cerveau. Abandonnés à nous-mêmes, à quel degré de civilisation saurions-nous remonter ? Saurions-nous reconstituer les fondamentaux de l’agriculture ? De l’âge du fer ? Une question que résume parfaitement le dessinateur-blogueur Boulet dans l’une de ses notes.
Le jeu de craft permet ainsi de revisiter des siècles de progrès en quelques minutes.
Ce grand graphe des technologies sert surtout de prétexte aux chaînes de production un peu fantaisistes de Factorio. Le cuivre se fond en plaques, dont on extrait des câbles, qui servent à produire des circuits électroniques dont sont composés la majorité des éléments automatiques. L’approche industrielle du jeu offre en tout cas la possibilité de voir plus loin que ses concurrents plus manuels, puisque les chaînes de production produisent des des centaines voire des milliers de panneaux solaires, accumulateurs ou voitures.
Chantre du progrès
Bien avant Boulet, celui qui a peut-être le premier reproduit le schéma est ce bon vieux Jules Verne. Plus qu’un Robinson Crusoë de Defoe qui est surtout un roman de survie, L’Île Mystérieuse pose réellement la question de la civilisation : le terme y est d’ailleurs employé régulièrement, comme celui de colon. Souvenez-vous : les héros échoués sur l’île éponyme débroussaillent, plantent, cuisent des briques, fabriquent un four de potier, trouvent du minerai de fer. Mais le fer, ce n’est pas assez bien : ils chassent alors des phoques pour en récupérer la peau, dont ils font un soufflet pour fondre de l’acier. Avec du salpêtre, ils élaborent de la nitroglycérine, puis de la dynamite. Et ainsi de suite jusqu’au chef d’œuvre, le télégraphe, nécessitant à la fois de savoir filer de l’acier et de réaliser une pile ...
Ce qui est un formidable roman d’aventures lorsqu’on le lit à douze ans prend un sens assez différent en le relisant une fois adulte — particulièrement le modelage de l’île à la dynamite — lorsque l’on baigne dans une société où le respect de l’environnement et la minimisation de l’impact humain sont des concepts intégrés. Le discours rayonnant sur le progrès a pris une teinte plus sombre. Celle d’un monde scarifié que Minecraft a pu évoquer, ne serait-ce que sous forme expérimentale ou fictionnelle, et dontFactorio fait un de ses postulats. En annihilant son Île dans la conclusion, Jules Verne avait lui-même conscience de l’impasse de son modèle progressiste.
À cette prise de conscience s’ajoute dans Factorio un changement des enjeux. La révolution industrielle du XIXe siècle avait peut-être de quoi enthousiasmer l’auteur de Robur le conquérant ou de 20000 lieues sous les mers, parce qu’elle démultipliait les possibilités de l’homme. Celle du XXIe, c’est-à-dire l’automatisation et la programmation, n’a fait que retirer l’aspect humain de l’industrie. Perdu au milieu de son labyrinthe de machines, le héros de Factorio devient pratiquement invisible. En s’en rendant compte, on s’arrête de jouer un moment. Le cœur de la créature de Frankenstein mécanique, lui, continue de battre inlassablement.
Notes
[1] Plus précisément openTTD. Sauf erreur, les présignaux n’existent pas dans le Transport Tycoon d’origine.
[2] Les développeurs envisagent — sous la pression populaire ? — la possibilité de mener une relation pacifique avec les autochtones. Le joueur serait alors confronté à un choix de roleplay du colonisateur — agressif ou diplomate —, ce qui rappelle les choix du très bon Expeditions : Conquistador.
[3] La traduction française de craft par artisanat a d’ailleurs le défaut de supposer un certain cachet dont le craft est dépourvu. Il ne s’agit pas, pour le personnage, de créer un objet unique (sauf exception, comme Diablo 3). Au contraire, le personnage suit une recette bien déterminée qui fournit toujours le même objet. Le contexte industriel de Factorio est plus honnête sur ce point que les "recettes artisanales" du premier RPG venu.
Vos commentaires
Guillaume # Le 18 mars 2016 à 11:51
Très chouette article, comme toujours !
Ce que tu racontes de Jules Verne me rappelle l’ouvrage de François Flahaut, Le crépuscule de Prométhée, qui analyse (entre autres) l’aspect "l’homme contre la nature" qu’on trouve dans beaucoup d’écrits de cet auteur.
NicoC # Le 19 mars 2016 à 22:27
Analyse très intéressante !
Première fois que je te lis, et ça ne sera pas la dernière.
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