Quand nous étions enfants, nous ne fouissions pas dans la terre glaise pour le simple plaisir de salir nos vêtements. Ou peut-être que si ; mais c’était un objectif secondaire. Le principal, c’était la découverte de cette texture : ni solide, ni liquide, mais entre les deux. Dans un monde moderne bétonné, Spintires nous réapprend la joie de la viscosité.
J’ai lancé Spintires avec l’idée de faire rouler de gros camions soviétiques, qui cracheraient leur diesel en de gros volutes noirs. Mais les premiers mètres dans Spintires révèlent un manque de finition certain. Le tutoriel est très sommaire, sans aucune explication sur les objectifs ou sur la façon de débloquer le brouillard sur la carte [1]. Lorsque l’on a enfin compris quel était le but du jeu, il paraît bien maigre. La caméra est hasardeuse, il n’y a pas de vue depuis le cockpit. Comme si les développeurs n’avaient pas de temps à perdre avec ce genre de broutilles parce qu’ils avaient d’autres choses à faire [2].
Quelques virages plus loin, deuxième impression : le jeu n’est pas vraiment technique. On pourrait s’attendre à ce que le maniement de ces colosses métalliques soit un tantinet compliqué. Or la marge d’apprentissage est minimale, le joueur se retrouve à diriger un jouet plutôt qu’un jeu. Quand les roues du véhicule se mettent à patiner, c’est-à-dire toutes les cinq secondes, il n’y a pas cinquantes solutions. Verrouiller le différentiel ; passer toutes les roues en roues motrices ; si rien ne fonctionne, accrocher le treuil à l’arbre le plus proche et tracter. Une fois dépêtré, repasser en mode normal, pour économiser le carburant. Répéter l’opération aussi souvent que nécessaire.
On échoue pourtant régulièrement dans Spintires. La difficulté tient donc un peu au hasard, au choix apparemment arbitraire entre deux routes qui semblaient similaires — à moins d’avoir préalablement repéré le terrain avec un véhicule plus passe-partout. Embourbé au beau milieu d’un lac de boue, chargé de quelques tonnes de bois qui achèvent de clouer le véhicule sur place, il n’y a plus qu’à aller chercher un camion supplémentaire pour remorquer le précieux chargement, et manoeuvrer centimètre par centimètre jusqu’à sortir de l’impasse. En espérant ne pas enliser le deuxième véhicule.
Autour de tout cela, une simulation qu’on ne peut pas vraiment qualifier de réaliste, mais d’efficace. Les développeurs ont préféré jouer l’empathie et il faut reconnaître que c’est un choix judicieux. Chaque camion est pourvu d’une dynamique propre, grince sous l’effet des cahots, subit des torsions dans tous les sens, halète dans les montées. Le corps de métal souffre, on souffre avec lui. Tant pis s’il ne se comporte pas comme "en vrai" : on est très vite immergé. La démo technique que propose le moteur a beaucoup été admirée ; puis on a reproché au jeu de n’être que ça. Que fallait-il en attendre de plus ?
Mysticisme tellurique
La vérité, c’est que Spintires n’est pas une simulation mais un jeu d’exploration ; c’est aussi pour cela que le joueur est abandonné à son sort dès le début. Le décor fournit ce plaisir d’être surpris que l’on ressent dans Skyrim ou dans Knytt. Le miracle, c’est que la pauvreté de contexte — transporter une pile de rondins du point A au point B — suffit à engendrer des petites histoires prenantes : quel est le bon chemin, gauche ou droite ? Prends-je le risque de traverser cette tourbière ? Comment sauver ce camion en difficulté ?
La forêt humide de pins et de bouleaux, qui recouvre tous les niveaux du jeux, y est pour beaucoup. Difficile de croire qu’Oovee, le studio qui a produit Spintires, n’est pas russe mais britannique, tant l’ambiance est reproduite avec méticulosité, sans exotisme forcé. Les niveaux sont construits avec soin et d’un esthétisme presque tarkovskien. Tous les films du cinéaste russe diffusent en effet cette odeur lourde de terre où se meuvent avec peine les protagonistes. De même, forcé de progresser au rythme lent de la première vitesse, le joueur de Spintires a tout le temps d’assimiler les nombreuses formes que revêt l’organisme géant qu’il explore : boue bien sûr, eau, sable plus ou moins humide, tourbières trompeuses. Rares sont les revêtements vraiment stables ; même les arbres plient et se rompent.
Tandis que le corps métallique du camion épouse les rebonds de la route, celle-ci se creuse sous la poussée des roues, la terre colle au véhicule. Pas besoin de chercher très loin pour voir dans Spintires un ballet amoureux, en forme de duel à la Man vs. Wild. Libre a priori d’aller là je veux, je tâte le terrain instable d’une roue méfiante, je cherche un gué pour traverser une rivière dont les fonds m’ont l’air trop troubles. Les chemins faciles sont rares, ceux qui sont complètement impassables aussi. Le plus court chemin n’est généralement pas la ligne droite. Les plus grosses routes sont des leurres, avec ses flaques dangereuses pour la plupart des camions et souvent impraticables par la jeep — enfin, sa version soviétique — sans d’arbres à proximité permettant de se sortir d’un mauvais pas.
Finalement, le jeu est assez court : il faut à peine quelques heures pour faire le tour d’une carte (sur 5), débloquer les garages, faire quelques aller-retours de cargaison. Mais les parties sont intenses quand chaque mètre est une victoire. Chaque virage demande une attention constante — avec un différentiel bloqué, on vire beaucoup moins bien ... Les nuits ne durent qu’une demi-heure dans Spintires, mais l’aube est un réel soulagement tant les ténèbres forment une masse supplémentaire qu’il faut percer de ses phares. Tout est matière dans Spintires, et toute matière est meuble, traître, vivante.
Et de ce magma naissent des éclairs de joie pure. Traverser la carte d’un bout à l’autre, en ayant arrêté de respirer à chaque oscillation du précieux chargement. Réussir un demi-tour dans une patinoire de boue avec un semi-remorque alourdi de troncs d’arbres [3]. Lors de mes premières explorations, après avoir erré pendant une bonne demi-heure dans des sous-bois vaseux, j’ai découvert une route. Une vraie, en bitume, un sol dur totalement inattendu sous mes roues. Ivre de cette liberté soudaine, je ne me sentais plus de joie, tel Yves Montand dans Le salaire de la peur. Le moteur a rugi, la jeep a foncé en zig-zags sur cette chaussée inespérée — pour finir dans le fossé quelques mètres plus loin. Moi, je souriais toujours.
Notes
[1] D’ailleurs, le joueur sait toujours exactement où on est sur la carte, comme s’il avait un GPS embarqué ; c’est la carte elle-même qui est inconnue. Pourquoi ne pas avoir fait l’inverse : donner la carte, sans dire où on se trouve ?
[2] Le développement du titre semble avoir été chaotique et il faut reconnaître qu’ils ont à peu près rempli le cahier des charges de leur Kickstarter.
[3] Les joueurs d’Euro Truck Simulator 2 sauront apprécier la difficulté de manœuvrer une remorque — à un seul essieu — alors, sans adhérence ...
Vos commentaires
Sparfell # Le 17 décembre 2014 à 01:17
Merci pour cet article, Spintires est une de mes meilleurs expériences récente de jeu en solo. Acheté sur un coup de tête à sa sortie, je l’ai fini d’une traite et suis presque tombé amoureux.
Un point que tu n’abordes pas et qui m’a frappé : la sensation grisante qui est celle de "laisser sa trace" dans un "open world". Repasser par un chemin creux déjà emprunté à des multiples reprises et contempler, parfois avec une pince au cœur, une ornière laissée béante après le passage de nos énormes pneus, ou bien une piste ravagée, conséquence d’une opération de désembourbage qui dura plus longtemps que prévu ; cela n’a pas de prix. Bref, a mon avis, de manière extrêmement simple ce jeu atteint un "Graal" que de nombreux jeux ont cherchés à atteindre sans y parvenir.
PS : le lien de la "version soviétique" ne fonctionne pas (erreur 404)
Laurent Braud # Le 17 décembre 2014 à 09:53
Tout-à-fait ! Marquer le territoire permet de se l’approprier, c’est un comportement presque animal ... mais efficace. Quand je repasse devant des troncs d’arbres épars sur le côté la route, j’ai un petit pincement au coeur en pensant au renversement qui y a eu lieu ...
Merci pour le lien, c’est réparé.
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