Alexandre Grilletta est un communicant. C’est aussi un fils d’ouvrier. Le cumul de ces deux étiquettes étant rarement revendiqué, on ne vous étonnera pas en disant que jouer à Kill Mittal, son serious game home made, donne d’abord l’impression de dénicher un appel à la grève dans un paquet d’Ariel.
Pour résumer, imaginez un Cannon Fodder où les héros seraient les ouvriers de Florange, les méchants le magnat Mittal et les armes le mobilier de l’entreprise. Ça c’est le synopsis, car les tourelles automatiques d’Alexandre arrosent large : les policiers, les journalistes et le gouvernement passent aussi à la moulinette de ce brûlot un rien punk. Manifestement, les médias, qui l’ont très largement relayé, n’y ont vu que du feu. Il faut dire que le jeune concepteur bruxellois sait emballer la marchandise. Le discours est volontairement policé devant l’AFP : « L’histoire des ouvriers de Florange était tout simplement un bon sujet, avec des héros et un méchant, les ingrédients pour faire un bon jeu vidéo », plus corrosif en dehors : « Je vois mal comment dans le système de développement et de distribution actuelle qui est lui-même un des avatars de ce capitalisme mondialisé (délocalisation, studios qui ferment, produits formatés, marketing omniprésent, licences aux multiples épisodes), on pourrait voir émerger des jeux qui en font la critique… » Bref, on n’est pas au bal des dupes.
Alexandre maîtrise sur le bout des doigts toutes les ficelles des social games : « Le game design te pousse à chercher l’optimum, on a énormément d’informations quantifiables qui sont présentes à l’écran ; le score, l’argent etc. Donc notre premier réflexe est d’essayer de faire monter les jauges d’autant plus que le timer t’y pousse. Ces ficelles de game design sont les plus utilisées dans la gamification ou les jeux sociaux (ex : la pointification des Miles, ou le système d’enchères de eBay) ». Mais loin de les combattre frontalement, il préfère « en jouer ». Kill Mittal possède une esthétique cartoon, une réalisation léchée et des mécaniques simples qui le feraient passer pour un advergame de l’Oréal. Un vernis qu’une série de scènes décapantes fera rapidement craquer, telles que le démontage en règle du plateau de Drucker infesté de spectateurs zombies ou bien le combat contre un Montebourg du futur transformé « en mixer géant ». Des bonnes tranches invisibles pour le quidam — des soutiens du ministre du Redressement productif se sont félicités du jeu sur Twitter — mais pas pour le geek.
Ruer dans les brancards
Cerise sur le gâteau, Kill Mittal intègre quelques bonnes idées « de gauche » dans son gameplay : « fédérer les ouvriers » contre le patronat, retourner les moyens de production contre les forces capitalistes, mais en bon jeu militant, il préfère ruer dans les brancards : « chez la Molleindustria, le message passe souvent par le gameplay, ce qui est excellent, par ailleurs. Mais moi j’étais pas dans cet exercice de style. » Alexandre est-il un rétrogamer aigri ? ou un ayatollah anti-« gamizart » ? Pas vraiment. Pour lui, les innovations sont plus du côté du jeu indé et expérimental – il cite Cart Life de Richard Hofmeier – mais sa priorité était ailleurs : tenir une ligne claire. « Je voulais provoquer une inversion des valeurs » renchérit-il. Traduction : pulvériser l’image de Mittal déjà bien arrangée. Pari gagné. La presse s’est jetée dessus donc, Mittal a vu rouge - menaçant de porter en plainte - et « en off » les ouvriers de Florange se sont bien « marr[és] ». De quoi ravir à la fois le communicant… et le fils d’ouvrier.
Car son projet renferme des ressorts plus intimes : « Maintenant que tu m’en parles, je crois que les Fisher Price Rescue Heroes font partie de mes inspirations inconscientes. Ces jouets essaient de présenter les pompiers, policiers etc comme des super héros en magnifiant certains de leurs cotés… » La revanche est sensible, sa finalité cathartique, réparatrice : exorciser la haine de classe que l’on peut éprouver à l’égard du magnat indien mais aussi restaurer la fierté de la classe ouvrière, durement malmenée par l’impunité dont il bénéficie. En bref, braver le déterminisme social, refuser une certaine mise en scène de la fatalité économique, avec une opiniâtreté de plus en plus rare. Sur ce point, le fils d’ouvrier peut être fier de son coup. Le retour des working class heroes ne conjurera pas la lente extinction du monde ouvrier mais il réveillera à coup sûr certaines consciences endormies.
Jeu téléchargeable ici.
Vos commentaires
joe # Le 3 juin 2013 à 14:28
Merci pour l’article (et pour les autres avant).
Par contre souci : Aucun des liens que vous donnez (pas plus d’ailleurs qu’une rapide recherche sur différents moteurs) ne permet de trouver le jeu proprement dit, erreurs 404 et 403.
Martin Lefebvre # Le 3 juin 2013 à 16:17
On va voir ce que ça veut dire ce problème d’URL, si c’est momentané ou autre chose.
En attendant vous pouvez toujours lire l’entretien qu’Alexandre Grilletta a accordé à Florent Maurin : http://florentmaurin.com/?p=446
usul # Le 4 juin 2013 à 00:10
Bonsoir, peut-on avoir les sources qui évoquent l’enthousiasme des ouvriers de Florange qui "se sont bien marrés" ? En passant, j’ai bien aimé la blague sur les moyens de REproduction ! Merci et bonne continuation
Steph # Le 4 juin 2013 à 07:01
Les syndicalistes, eux, n’auraient pas aimé. http://lelab.europe1.fr/t/kill-mitt...
Martin Lefebvre # Le 4 juin 2013 à 11:28
La question d’Usul sur la source est pertinente, j’aurais dû la poser en relisant le papier. :) Mais je crois que Tony traîne dans les parages...
Tony Fortin # Le 4 juin 2013 à 12:12
Hello,
la source c’est Alexandre lui-même. Je lui avais posé la question de la réception du jeu par les ouvriers de Florange, avant même qu’ils s’expriment dans les médias :
Les liens ont été modifiés : Mittal fait pression pour que le nom du jeu soit changé.
Martin Lefebvre # Le 4 juin 2013 à 12:43
Hop j’ai édité avec des guillemets pour que la source soit plus claire. :)
Rémi # Le 4 juin 2013 à 14:46
Par pitié, ne relayez pas l’expression "jeux sociaux" !
Le volley-ball et le football ne sont pas appelés jeux sociaux, pareil pour les MMORPG, pareil pour league of legends. En quoi le fait qu’un jeu puisse être joué sur facebook le rend "social" ?
C’est un terme inventé par des gens qui travaillent dans le marketing, de la pure novlang.
On pourra difficilement faire disparaître ce terme malheureusement, mais j’espère qu’ils nous sera épargné au moins ici, sur le merlan frit
—
Sinon, super article !
Martin Lefebvre # Le 4 juin 2013 à 15:35
Rémi, il me semble qu’en termes de vocabulaire, l’usage fait force de loi. Tallemant des Réaux rapporte que Malherbe lui même disait à Louis XIII : "quelque absolu que vous soyez, vous ne sauriez, Sire, ni abolir ni établir un mot, si l’usage ne l’autorise".
Le terme est en effet discutable, mais on peut aussi l’expliquer comme une contraction de "jeu sur les réseaux sociaux".
alonerone # Le 4 juin 2013 à 17:02
Salut, je suis le développeur. Pour la source concernant les ouvriers : l’une des journalistes de radio france envoyée spéciale à florange qui était dans le local cfdt le sur-lendemain de la sortie du jeu...Le papier du lab d’europe 1 est juste honteux, ils n’ont pas joué une seule seconde au jeux, ils ont certainement présenté la chose à Martin d’une certaine manière afin qu’il réponde ce qu’il veulent entendre ...jouer sur l’incitation au meurtre, c’est comme condamner les développeurs de "Destroy all humans" pour incitation au génocide...je sais pas si vous voyez ce qu’est le lab d’Europe1... Bref, par contre j’ai quelques emmerdes avec ArcelorMittal, ils sont entrain de négocier auprès de mois un changement de nom au jeu et l’abandon du ndd... Et là je suis en vacances je peux pas lancer un nouveau build pour l’instant...à plus et merci à tony pour l’article, j’en n’attendais pas autant
Steph # Le 4 juin 2013 à 23:12
Vous vous connaissez ? Tony devait quelque chose ?
J’imagine que ce n’est pas terrible comme pratique le Lab. D’E1. J’ai cité l’article plus pour la blague qu’autre chose. Et pour taper un peu sur les syndicalistes c’est vrai..
usul # Le 5 juin 2013 à 10:41
Edouard Martin soigne sa com’, faut croire que le monsieur a de la suite dans les idées...
http://lelab.europe1.fr/t/aurelie-f...
Fortin Tony # Le 5 juin 2013 à 10:55
Ben oui on est dans la com’... et la personnalisation excessive des mouvements sociaux conduit à ça.... On voit le même phénomène avec Mélenchon.
"Sur le off", je vais jouer mon Schneidermann mais ce qui est incompréhensible, c’est que les journalistes préférent écrire le contraire de la réalité que de briser le off. Ils pourraient au moins dans le pire des cas s’abstenir.
pluzz # Le 5 juin 2013 à 16:19
Ce qui est compréhensible c’est qu’ils "ne veulent pas être pris pour des casseurs"... Non ? Donc arrangement entre syndicalistes et les journalistes.... Non ?
Florent Maurin # Le 5 juin 2013 à 23:31
Je connais un peu le red’Chef du Lab, du coup j’ai essayé de redresser le tir, mais la vérité, c’est que c’est plus facile de faire la mouche du coche pour créer du buzz que d’essayer de se pencher vraiment sur un sujet comme le militantisme par le jeu vidéo. Du reste ça m’étonne toujours de voir comment des gens réagissent à un jeu en le jugeant uniquement par son titre, sans même l’avoir essayé. Si quelqu’un faisait ça avec un livre ou un film, ça choquerait tout le monde... C’est dommage, mais faut pas bloquer dessus non plus à mon avis.
Antonin CONGY # Le 7 juin 2013 à 15:27
Et sinon comme je demandais récemment à Sebastien Genvo, après avoir été un peu interloqué par sa vidéo où il présente Le Cuirassé du Potemkine comme étant une oeuvre politique engagée (sic), on peut faire de la recherche sur le JV sans adhérer aux thèses de Noam Chomsky ?
Qu’on présente ce genre de jeu en considérant qu’il s’agit d’une production hors norme, engagée politiquement, soit, c’est pertinent et intéressant. Mais sentir que l’auteur se sert de la présentation de l’oeuvre en question pour lui même faire de la politique et appuyer une idéologie sur le mode de l’évidence ça me semble un peu hors sujet non ? Ou alors quelque chose m’échappe.
Avec toute ma (sincère) considération.
Tony Fortin # Le 7 juin 2013 à 15:46
Euh j’ai pas vraiment le sentiment de trahir le sens que donne Alexandre à son jeu - au vu de sa réaction à mon article - mais je ne suis peut-être pas le mieux placé pour te répondre.
Bon après je peux concevoir sans difficulté que la question des luttes sociales ne fasse pas partie des appétences naturelles d’un enseignant d’"Isart Digital".
Antonin CONGY # Le 7 juin 2013 à 17:38
1/ Je n’ai jamais dit que tu trahissais le sens du jeu. Je dis simplement que j’étais gêné par le fait de sentir que tu adhérais au propos et que t’en servais pour toi même exprimer une opinion politique.
La question qui se pose est celle de notre rôle en tant qu’enseignant, chercheur, analyste du médium. Je considère que l’on doit analyser, comprendre, interpréter ce que nous disent les jeux mais en aucun cas les utiliser pour soi même exprimer son opinion ou alors on s’engage réellement en politique et on affiche ostensiblement le couleur.
2 / Alors désolé si mon premier message t’a blessé, ce n’était pas du tout ma volonté, je considère qu’on est entre personnes de bonne intelligence, mais franchement c’est quoi ce déterminisme hyper réducteur sur mes "appétence naturelles"... Dans le genre essentialisme à 2 euro... Pour info, j’ai lu et relus Mythologie des jeux vidéos et je m’en suis souvent servi en cours, d’où ma (sincère) considération. Notamment l’analyse très pertinente et intéressante de la banalisation de la précarité véhiculée par GTA4.
Bien évidemment que les luttes sociales m’intéressent dans le JV, mais au même titre que l’utopie libertarienne de Fallout New Vegas, l’imperialisme américain d’un COD, le transhumanisme de Deux Ex, le confucianisme déterministe de FFXIII, ou le conservatisme romantique de Yakuza... Ni plus ni moins. Et même si j’ai mes sensibilités, je considère qu’elles ne doivent pas transparaître quand je presente ces analyses à mes élèves.
3/ Ma question est sincère. Est-ce que mon positionnement est le bon ? Finalement c’est en m’opposant à mon professeur d’histoire de collège qui exprimait ostensiblement ses opinions politiques que j’ai pu affirmer mon propre panthéon de valeurs.
Est-ce que cette prétention à la neutralité axiologique weberienne est une impasse ? Malgré mes efforts je véhicule surement mes valeurs mais de manière plus perverse car inconsciemment ?
Encore une fois avec ma sincère considération.
marx en carton # Le 7 juin 2013 à 19:51
Ben c’est à dire que la lutte des classes, ça englobe :
utopie libertarienne, imperialisme, transhumanisme, confucianisme déterministe, conservatisme romantique et bien d’autres choses encore.....
Tony Fortin # Le 7 juin 2013 à 20:13
Je n’ai jamais prétendu être neutre. Mon but a toujours été de provoquer le débat. Après je ne pense pas que tu sois neutre toi aussi. Je peux analyser les cours d’Isart Digital et je suis sûr que je dénicherai une idéologie. Vous êtes des praticiens non ? Bon alors vous n’allez pas me répondre que le game design des jeux est neutre....
Pourtant il est encore très souvent envisagé comme tel. C’est une vision que je récuse depuis longtemps ; du coup je ne comprends pas très bien pourquoi tu m’interpelles de cette façon alors que tu sais très bien ce que je pense du sujet.
Ce n’est d’ailleurs pas le seul article de Merlanfrit qui critique un certain game design dominant ou éprouve une certaine sympathie à l’égard des mouvements sociaux, des théories queer et plus généralement de la critique sociale. Je parle sous le contrôle de Martin mais je crois que la grande place qui est accordée au jeu indépendant en témoigne.
Enfin, last but not least, au-delà de la sympathie que j’éprouve pour Kill Mittal, je ne vois pas ce qui dans mon papier témoigne d’une obsession à faire passer mon opinion plutôt qu’à éclairer la démarche de l’auteur (ma volonté initiale) - tu ne l’expliques pas.
Antonin CONGY # Le 7 juin 2013 à 21:45
Ah mais je suis le premier à considérer que le Game Design en tant que méthode n’est pas neutre.
Je suis le premier aussi à critiquer la gamification, à ce que cela implique en tant que que projet de société, de rapport aux autres et aux actes.
Effectivement il est important de démontrer que le principe même de boucle de gameplay court-circuite tout rapport moral à l’action, aux impératifs catégoriques qui nous incitent à faire par devoir et non par intérêt, qu’elle sacralise une société de la récompense permanente, que c’est une forme de totalitarisme fun new age qui peut (doit ?) inquiéter.
Donc je ne dis pas que nos objets d’étude sont neutres, je suis bien d’accord qu’il faut montrer en quoi ils véhiculent des idéologies et en ce sens je souscris totalement à tes travaux, mais je dois souvent faire le tri parce que je suis souvent parasité par des prises de positions politiques qui si elles ne sont pas infondées, me paraissent souvent hors sujet.
On peut très bien démontrer la position dominante de la virilité militarisée dans les JV sans pour autant prendre position et considérer que c’est évidemment condamnable. C’est le biais que j’essaye d’avoir.
Voilà c’était juste une réaction peut-être trop à chaud parce que je suis souvent agacé d’avoir cette impression que des gens pour qui j’ai un immense respect et dont je reconnais la qualité des travaux se laissent aller à faire eux mêmes de la politique par le biais de l’étude de notre médium. Dans ta conclusion on sent bien que tu n’es pas simple commentateur mais que tu souscris à cette haine de classe. Après c’est peut-être moi qui extrapole, auquel cas Mea Culpa.
J’ai échangé il y a peu avec Sebastien Genvo sur le sujet, j’essaye de comprendre le positionnement de chacun et de trouver, d’éprouver ma propre démarche. De créer aussi le débat sur la façon d’enseigner, d’étudier le médium ?
Martin Lefebvre # Le 7 juin 2013 à 22:34
Tous les gens qui écrivent pour MF ne sont pas de gauche, ni politisés, mais il me semble tout de même assez évident que le site est orienté politiquement. Je ne vois pas le problème.
Nous avons des lecteurs, pas des élèves.
marx en béton # Le 8 juin 2013 à 01:39
Au final les djihadistes sont aussi profonds mais avec moins de moyens ! lol
http://www.memri.org/downloads/index.htm
Oh tout de suite la controverse !
Antonin CONGY # Le 8 juin 2013 à 10:08
Ah mais Martin je ne critique absolument pas la ligne éditorial de Merlanfrit, qui a bien évidemment le droit d’être ce qu’elle veut.
Si j’interpelle Tony Fortin et si j’ai interpellé par ailleurs Sebastien Genvo, c’est parce que je leur prête une forme d’autorité morale dans le domaine de la recherche sur le JV et que j’ai le sentiment que leurs analyses trahissent souvent des points de vus politiques voir qu’elles sont faites pour soutenir une forme d’engagement.
Ceci dit en faisant ce commentaire je fais moi même de la politique ce qui rend ma démarche et mon raisonnement aporétiques.
Donc je vais m’arrêter là et m’entretenir de tout cela avec moi même :)
Steph # Le 9 juin 2013 à 14:55
La version mac ici : http://www.killmittal.com/KM_osx.zip
(vous pouvez virer ce commentaire bien sûr)
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