Prix du meilleur projet étudiant à l’IGF 2010, Gemini Rue a été développé en solitaire par Joshua Nuernberger, avant d’être publié par l’éditeur indépendant new-yorkais Wadjet Eye Games (les Blackwell, Puzzle Bots), qui a permis de financer un doublage et d’assurer une sortie sur Steam. Pour son premier essai commercial, Nuernberger fait preuve d’une étonnante maîtrise des codes narratifs, croisant avec assurance deux histoires : l’enquête d’un privé endurci sur une planète qui se remet tout juste d’une guerre, et dans une prison orwellienne, les préparatifs d’une évasion. Mais le plus surprenant est de constater chez un si jeune auteur une telle nostalgie pour les œuvres du passé. Gemini Rue a beau nous emmener dans un futur lointain où les voyages interplanétaires sont monnaie courante, tout ou presque dans le jeu dégage une odeur rétro.
La surprise est d’abord graphique : développé sous Adventure Games Studio, Gemini Rue tourne en 320 par 200 pixels [1], soit la résolution des plus belles heures de l’aventure en VGA, de Space Quest IV (Sierra, 1991) à Beneath a Steel Sky (Revolution, 1994), en passant par Day of the Tentacle (LucasArts, 1993). Au-delà de l’hommage, le résultat ne manque pas de charme ; les pixels visibles servent l’atmosphère de délabrement, et posent une sorte de patine sur des arrière-plans remarquablement éclairés. Les récents remakes en haute résolution des deux premiers Monkey Island nous ont rappelé les vertus de la contrainte : malgré tous les efforts des graphistes de LucasArts, on a du mal à ne pas préférer la version originale en VGA, tant les décors en HD semblent vides et statiques. Dans le cas de Gemini Rue, la basse résolution a sans doute le mérite de masquer les imperfections de l’animation, qui n’atteint évidemment pas le niveau des productions classiques [2].
Le parti-pris rétro ne s’arrête pas à une simple apparence, il est aussi au cœur de la proposition ludique. Point’n’click à l’interface très traditionnelle, au point d’être parfois inconfortable, Gemini Rue est certes un jeu plus facile que ses modèles. Mais si nulle énigme ne posera de réelle difficulté à un amateur du genre, le joueur va parfois devoir se confronter à une épuisante chasse au pixel afin de dénicher certains des objets essentiels à la poursuite de l’aventure, comme à l’époque des Voyageurs du temps (Delphine Software, 1989). Nuernberger s’amuse aussi à intercaler des combats en temps réel, qui rappellent Indiana Jones and the Last Crusade : The Graphic Adventure (LucasArts, 1989). Si ces séquences n’ont guère d’intérêt, elles ont tout de même le mérite d’évoquer la période durant laquelle le jeu d’aventure se rêvait expérience à grand spectacle, lorsque les développeurs osaient varier la jouabilité avec les moyens du bord.
Le futur que nous propose Gemini Rue est lui aussi placé sous le signe de l’hommage aux œuvres passées. L’influence du cyberpunk Blade Runner (1982) est prépondérante, et à travers le film de Ridley Scott, c’est encore la schizophrénie dickienne ainsi que toute la mythologie noire qui s’invitent. Un des deux personnages principaux du jeu, Azriel Odin, ancien criminel devenu flic, porte la panoplie du privé chandlerien dans des rues rouillées par la pluie où des yakuzas de l’espace font la loi. Il ne s’agit pas ici d’une parodie à la Tex Murphy, car pas une once d’ironie n’est décelable. Gemini Rue intègre les codes du genre, de même que lorsqu’il s’agit de nous emmener dans la prison futuriste, le jeu cite en vrac Beneath a Steel Sky, THX 1138, Cowboy Bebop, voire La grande évasion…
Il est tout à fait possible de regretter un tel conformisme. Et après tout, pourquoi pas ? Gemini Rue n’est pas un jeu particulièrement bien écrit, même s’il parvient à nous intéresser à ses personnages. Mais il serait sans doute plus intéressant de s’interroger sur cette fascination pour le « futur antérieur », qui semble de plus en plus insistante dans les œuvres de science-fiction contemporaine. Bioshock nous emmène à Rapture, cité dystopique des années 50, Portal 2 transforme le joueur en archéologue involontaire et lui fait découvrir le passé d’Aperture Science, la toute jeune Christine Love place sa bluette cyberpunk Digital : A Love Story chez les hackers de la fin des années 80, le premier Mass Effect est une déclaration d’amour aux pulps et à la hard SF qu’on croyait depuis longtemps passés de mode… On pourrait multiplier les exemples à loisir, sans même sortir du domaine vidéoludique.
Il faut peut-être y lire une sorte d’épuisement de la vision qu’offrait jusqu’il y a peu la science-fiction. Une incapacité très contemporaine – sans doute renforcée par le choc du 11 septembre et la crise débutée en 2008 — à se projeter dans un avenir de progrès, même pour en faire un reflet déformant de nos vices. On peut encore à la rigueur penser l’apocalypse, comme dans un Stalker, un Fallout ou dans la théorie de jeux de zombies qui inondent le marché. Mais de la flamme anticipatrice, il ne reste que des reflets, dans les œuvres du passé. En un sens, les métadiscours qui servaient à donner sens à l’Histoire sont tellement éreintés qu’ils ne peuvent plus servir de socle à une projection dans l’avenir. On ne croit littéralement plus au futur, c’est à peine si l’on croit au présent. Aussi, la tentation est grande de se pelotonner dans la science-fiction du passé, quitte à la parodier ; la SF rejoint ainsi la fantasy comme forme d’échappatoire, seule la couleur locale change. Cette nostalgie est celle d’un passé – évidemment fantasmé – où l’avenir avait encore un sens.
Dans cette perspective, Gemini Rue apporte une réponse qui va nous surprendre une fois de plus, et qui fait peut-être la précieuse fragilité du jeu. Depuis le début, les personnages sont en quête de leur passé, qui leur a été arraché d’une manière ou d’une autre (l’un cherche son frère, on a lavé le cerveau de l’autre) qu’ils rêvent de ressaisir. Mais à la fin de la brève aventure, ils décident d’un commun accord d’oublier le passé, et de vivre la vie, comme elle vient. Au bout de l’expérience rétronaute, véritable descente aux enfers, affleure enfin un avenir, à condition que le passé débute maintenant.
Notes
[1] Les pixels sont simplement doublés afin de s’afficher correctement sur les écrans modernes.
[2] Ce qui est inévitable : Moby Games crédite sept animateurs sur Monkey Island 2
Vos commentaires
FatMat # Le 16 janvier 2012 à 09:57
Un des rares jeux que j’ai réussi à finir l’année dernière. Amusant de le retrouver ici. Il y a une atmosphère.
bougre # Le 16 janvier 2012 à 11:24
Il n’y a guère que les jeux de gestion, irréductibles croyants, qui gardent leur notion de progrès inchangée. Anno 2070, quelque part, fait idéologiquement violence au joueur en lui présentant un futur où la logique que nous voyons actuellement s’effondrer aurait continué à fonctionner pépère. Personne n’y croit plus.
Y’a-t-il eu des jeux de gestion post-apocalyptiques ? Des vrais, avec violence rituelle, domination masculine, désignation de bouc émissaire, etc. ?
Sachka Duval # Le 16 janvier 2012 à 12:47
Un jeu de gestion post-apo, c’est vrai que ce serait marrant comme concept :D
Martin Lefebvre # Le 16 janvier 2012 à 14:12
L’idéologie des jeux de gestion, un sujet passionnant ! C’est vrai qu’ils sont en général très productivistes et pro-croissance, parfois jusqu’à l’absurde. Il me semble tout de même que les Civs récents sont un peu plus nuancés, si je dis pas trop de bêtise la victoire culturelle par exemple passe par le sacrifice d’une certaine dose de productivité.
Dommage que ce soit un genre que je pratique beaucoup moins que dans les années 90, mais j’aimerais lire des choses sur le sujet !
Je ne connais pas de jeux de gestion ou de 4x post-apo, il y aurait sans doute à faire dans le domaine, dans un univers à la Fallout ou même avec des zombies pour être dans l’air du temps.
Dans un genre un peu différent il y a King of Dragon Pass qui est intéressant parce que tu joues une tribu où la religion et les traditions ont un large rôle, et que le degré de développement est assez limité.
A tout prendre on pourrait considérer que Dwarf Fortress a aussi ce côté survival, c’est de la fantasy mais la logique est pas si loin du post-apo.
Sachka Duval # Le 16 janvier 2012 à 16:34
En fin de partie à Civ tu avais quand même la planète ravagée par la pollution et la radioactivité si tu faisais pas gaffe :D Et du coup la course à la colonisation spatiale se justifiait d’autant plus.
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