Dans le roman de Mark Twain, Huckleberry Finn fait, alors qu’il descend le Mississipi, la connaissance de deux escrocs hauts en couleur, qui prétendent respectivement être Duc de Bridgewater et héritier légitime du trône de France. Les deux malfrats ont plus d’un tour dans leur sac : tantôt ils sont agents d’assurance, tantôt prêcheurs, tantôt représentants d’une société de sobriété, tantôt journalistes. Toujours ils profitent de la crédulité de leurs compatriotes. Mais les temps sont rudes, et le duc propose de s’en remettre à sa spécialité : la représentation théâtrale.
Il forme rapidement son compère, et se propose de présenter en duo un pot-pourri des meilleures scènes de Shakespeare : le duel de Richard III, la scène du balcon dans Romeo et Juliette, et bien entendu le monologue d’Hamlet. A la première escale une salle est louée, la représentation est un four. Mais le Duc n’a pas dit son dernier mot : face à l’inculture manifeste du public, il propose un radical changement de programme. Adieu tragédie, bonjour farce : partout en ville, nos louches altesses placardent des affiches annonçant « The King’s Cameleopard or The Royal Nonesuch », en précisant bien que les dames et les enfants sont interdits. Succès foudroyant, la salle est pleine à craquer, et avant le lever du rideau, l’enthousiasme à son comble, chauffé à blanc par les discours du Duc. Soudain apparaît sur scène le Roi, nu, à quatre pattes, peinturluré de toutes les couleurs. Explosion de rire, bis, joie. Et rideau. Quelques instants après le début du spectacle, c’est déjà la fin. Le public crie au scandale, mais le Duc ne veut rien savoir, et il invite les spectateurs à faire de la publicité pour la représentation auprès de leurs amis. On en a goudronné et recouvert de plumes pour moins que ça. Mais un des spectateurs prend la parole et conseille à ses compagnons de mentir et de faire semblant d’avoir passé une merveilleuse soirée : tant qu’à être les dindons de la farce, autant ne pas l’être seuls, et que tous les habitants tombent dans le piège des deux escrocs. Et le lendemain, salle comble à nouveau…
A quoi rime ce préambule ? Si je n’ai pas pu résister à vous raconter cette histoire, c’est parce que face à Michigan : Report From Hell, je me sens un peu comme les spectateurs de « The Royal Nonesuch ». Avant d’évoquer le titre de Grasshopper, je préfère vous prévenir que je ne suis pas sûr qu’il s’agisse d’une oeuvre fort recommandable. Je suis peut-être en train de vous faire une blague, allez savoir. Michigan est fermement ancré dans le Z, il s’y vautre avec délectation.
Du Z qui tache
Le scénario est franchement débile : la ville de Chicago (située dans l’Illinois mais ça sonnait moins bien) est envahie par un brouillard épais, et les habitants se transforment en monstres. Les équipes de la chaîne Zaka TV mènent l’enquête dans le plus scrupuleux portenawak. On rencontre des scientifiques cachés dans des boîtes de nuit abandonnées, les journalistes se font bouffer par des monstres moins convaincants que s’ils étaient en caoutchouc, on élève des antivirus dans une canette de Gatorade…
Les développeurs ne manquent pas de s’amuser de la réalisation franchement discutable. « Tiens, c’est étrange, à l’intérieur aussi il y a du brouillard » s’exclame un personnage : tu m’étonnes, le moteur de jeu floute tout ce qui se trouve à plus de dix mètres de la caméra. Les textures vomissent sur l’écran. Mention spéciale au doublage en anglais, les personnages remuent les lèvres dix secondes avant et après que débute le dialogue, et quelle justesse de ton ! Pas de bug réellement notable : le jeu est presque en dessous du bug.
Dernier trait Z : le sexe. Michigan nous offre une brochette de jeunes et jolies journalistes à mater sous toutes les coutures, attribuant même des points au caméraman qui saura capturer les situations érotiques, attraper les pantyshots. Mais cette proposition a quelque chose de mensonger… Même si les modèles des personnages sont assez soignés, et qu’il est possible lors de parties successives de vêtir les accortes journalistes de simples maillots de bain, Michigan reste prude. Amateurs de DOA, passez votre chemin, il faudrait bien trop de contorsions pour se rincer bien peu l’oeil. On se serait moqué de nous ?
Michigan a bien sa place parmi les nanars dont se délectaient les compères Nordine et Barbo sur leur Groblog. Te voilà prévenu lecteur, ce jeu, qui en plus se termine en quelques heures (au fil du jeu la batterie de la caméra se décharge, et autant dire que celle-ci n’a pas une autonomie fabuleuse) et propose des embranchements relativement pauvres, ne vaut pas beaucoup plus que le prix de dix euros (ou moins) qu’il coûte par chez nous.
Joueur-voyeur
Et pourtant, ce jeu fumeux et fumiste constitue une proposition ludique d’une limpidité éclatante. Goichi Suda (Killer 7, No More Heroes, crédité comme « planner », allez savoir ce que cela signifie) et son compère Akira Ueda (Contact, crédité lui comme « director ») sont un peu les Takashi Miike vidéoludiques. Capables du meilleur comme du pire, déjantés, plaçant des coups de génie au milieu de ratages complets. Michigan a été réalisé avec des bouts de ficelle, et les développeurs de Grasshopper sont ravis de nous agiter les ficelles devant le nez, comme des gosses moqueurs. Comment, vous vouliez un survival horror, du téton, du sang ? Vous allez être servis.
Du jeu d’horreur-aventure, Michigan ne garde que l’essence, la position du joueur voyeur qui cherche les frissons à travers la confrontation du personnage au danger. Ainsi, le joueur n’incarne qu’un regard muet, celui du cameraman qui filme en permanence l’action. Celle-ci est d’ailleurs relativement rare. Quelques pathétiques monstres qu’on croirait pris dans la glu s’attaquent à l’équipe télévisée. Encore le cameraman n’est-il jamais celui qui agit. Il se contente de pointer son regard vers la menace, et c’est la journaliste qui ouvre les portes, manipule les objets, tire sur les ennemis. Michigan sépare la perception de l’action elle-même, brisant un code essentiel de la relation entre le joueur et le jeu. Il est certes possible de pousser les personnages, voire d’intervenir « en arrêtant de filmer » lors de quelques scènes scriptées, mais le jeu propose aussi de rester simple spectateur, filmant un grotesque mutant dévorant la pauvre journaliste, avant de passer à la scène suivante, auquel cas on se contente après de brefs regrets exprimés par Brisco, le preneur de son geignard qui, lui, échappera à toutes les avanies, de nous fournir une nouvelle jeune fille pour parler à la caméra durant la scène suivante. L’ironie va même jusqu’à couper les scènes les plus impressionnantes : il suffit qu’un monstre se métamorphose spectaculairement pour que le contrôle échappe des mains du joueur. Limites du moteur de jeu, ou volonté inflexible de nous décevoir ?
Frustration et libération du regard
Contrairement à ce que le jeu annonce, Michigan est extrêmement linéaire. Seuls quelques moments bien précis laissent au joueur un choix affectant le déroulement du scénario. La plupart du temps, on se contente de suivre la journaliste, en s’efforçant de la cadrer correctement quand elle parle, et à la rigueur de pointer des objets d’intérêt qu’un curseur contextuel nous révèle. Il y a peut-être deux ou trois énigmes, qui annoncent d’ailleurs le psychédélisme de Killer 7. Mais Michigan est un jeu bien plus épuré. Il n’y a presque pas de gameplay à proprement parler, le joueur est un simple spectateur. A vrai dire, si le spectacle n’était pas aussi navrant, les dialogues aussi – volontairement – à côté de la plaque, on en serait ravi. Car expulser du jeu d’aventure les énigmes, leurs frustrations, leurs scories, n’est-ce pas les ramener à leur intention narrative, les confronter fructueusement à leur inspiration cinématographique ? Reste néanmoins à exploiter l’interactivité spécifique au jeu vidéo pour impliquer le joueur dans l’histoire. Suda et Ueda ont choisi de le faire en lui donnant la place du témoin, mais surtout du metteur en scène de toute l’aventure.
Le joueur ne fait rien, et pourtant tout ne se passe que sous son regard. Même privé de bras, limité à un simple regard, il reste le dieu de l’univers virtuel crée par le jeu. Quand bien même on se contente de suivre les dialogues à contre-temps, on éprouve en jouant à Michigan une liberté assez paradoxale. La liberté de cadrer, de zoomer, de composer le long plan-séquence entre deux écrans de chargement (qui ne peuvent être que des mires TV). Evidemment, le jeu nous guide : regardez sous les jupes, laissez votre journaliste mourir, ou cadrez le personnage qui parle, on vous donnera des points érotiques, d’immoralité ou de suspense. Mais c’est pour rire. Faites ce que vous voulez. Explorez du regard les bureaux. Cadrez le jean de votre preneur de son.
En nous embarquant dans ce voyage infernal, Michigan nous laisse la liberté de réaliser notre propre film de série Z. Notre propre reportage dans ce monde mal branlé, ou des tarées armées d’un micro explosent à coup de fusil à pompe des monstres rougeâtres avant d’aller prendre une douche et de tout oublier. Cela suffit pour qu’on joue le jeu : on s’efforce de bon gré de trouver le meilleur angle de vue, on zoome un max sur les fesses de la journaliste qui se baisse (il faut penser à l’audience), on cadre le lustre qui menace de tomber. En pratique, la proposition s’avère passionnante, elle demanderait à être exploitée avec plus de moyens, on se prendrait presque à rêver de la naissance d’un genre… Mais Michigan perdrait de sa singularité, lui qui se présente nu et brut à nos yeux un peu éberlués. Contentons-nous de profiter de cet étrange non-jeu, qui délaisse la tension habituelle pour nous plonger dans un malaise ludique, l’impression absurde de n’avoir rien à faire là, mais de rester fasciné. On accepte d’autant plus facilement ses propositions voyeuristes qu’il n’y a pas grand chose à voir. Comme si le jeu voulait signifier que la violence, le sexe ne sont pas sur l’écran mais en nous, dans le regard que nous portons sur des textures, des polygones absolument neutres.
L’enfer de l’indifférence
Si on voulait trouver une morale à Michigan on pourrait parler de l’enfer comme indifférence : les personnages sont englués dans des lieux d’une banalité crasse, bibliothèque fonctionnelle, hôtel, supérettes. Ils semblent inconscients de ce qui se passe autour d’eux, ils voient leurs collègues mourir dans d’atroces souffrances puis n’y pensent plus. Mais Michigan se moque de la morale, il préfère mal branler une révolution du point de vue, inventer en s’en foutant le filmer interactif. Il paraît qu’un temps Suda ne voulait plus entendre parler de ce jeu, qui a relativement mal été accueilli. Pourtant il y a quelques années, il évoquait sur Gamasutra la possibilité d’un remake. Il faut dire qu’après le succès de Rec, le film espagnol de Paco Plaza et Jaume Balagueró, Suda a pu se rendre compte à quel point le principe de l’horreur en lost footage, initié en 1999 par Le Projet Blair Witch était encore d’actualité.
En ce sens, l’enfer de l’indifférence, Michigan l’a connu, puisque faute de moyens adéquats, le jeu est passé relativement inaperçu en dehors d’un petit cercle. A vrai dire, les faiblesses du jeu dans son état actuel sont difficilement défendables. Michigan est pourtant un véritable succès conceptuel. On peut regretter qu’une idée géniale ne suffise pas à faire un bon jeu. On peut aussi en prendre son parti, et apprécier ce remarquable foutage de gueule, espèce de chef d’oeuvre minable, partiellement involontaire, et se dire que le jeu vidéo traverse une période formidable où tout est à rater, mais aussi à inventer.
Longue vie au Royal Nonesuch !
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