Pané

Banished, Foundation, Planet Coaster

Refuge

Ce matin, ma voisine de quatre-vingt-dix ans m’a dit qu’elle s’inquiétait beaucoup pour nous, « les jeunes », parce que « le futur qu’on est en train de vous laisser, il est quand même pas bien riant ». Eh bien, si même les nonagénaires biberonnées au Jean-Pierre Pernaut s’alarment pour notre avenir, cela en dit long sur la merditude de la situation. « Oui, c’est vrai qu’on est mal barrés, je lui ai dit, heureusement en ce moment je joue à Foundation, ça m’évite d’y penser. »

Prenez des mécaniques de gestion éprouvées, appliquez-les à un paysage médiéval et saupoudrez d’une pincée de métiers traditionnels pour faire bonne figure : sur le papier, Foundation semble opportunément reproduire la recette qui a fait le succès de l’intransigeant Banished, confiant au joueur les rênes d’un charmant village peuplé de paysans, pêcheurs et bûcherons. Et pourtant ce canevas permet à chacun de ces deux jeux de développer une conception de la gestion qui lui est propre, et qui tient dans la nuance lexicale qui sépare leurs deux titres : Si l’un nous racontait une histoire de bannis, l’autre adopte le point de vue de fondateurs.

Banished, ou la morne grisaille du quotidien

Au pessimisme blafard de Banished répond le sourire guilleret des paysans de Foundation, qui vaquent à leur tâche avec la sérénité de ceux qui savent qu’ils ne finiront pas écrasé par un rocher, terrassé par une fausse couche, une maladie ou la faim. Personne ne meurt dans Foundation, ni ne vieillit, ni ne naît non plus. Les habitants viennent lorsque le village fleurit, le quittent si leurs besoins ne sont pas remplis [1], et ce charmant bourg semble figé dans un présent éternel, de ceux qu’on pensait réservés aux boules à neige. Bienvenue dans un monde qui fait du sur-place, ne connaissant ni malheurs, ni famines, ni accidents ou imprévus... Et donc sans rien de tragique à raconter.

C’est donc une différence de philosophie qui sépare Banished de Foundation. D’un côté une gestion exigeante, qui frappe par son équilibrage sans pitié : un faux-pas et c’est l’hécatombe. De l’autre, un jeu aux mécaniques simplistes, voire un peu mal foutues – early access oblige – et à l’interface défraîchie, qui laisse bien heureusement la bride sur le cou du joueur. La solution à une crise n’est jamais très loin, et si on tâtonne pour diagnostiquer un problème – le jeu manque d’outils clairs de gestion – il faut vraiment laisser une situation s’envenimer pour que cela tourne au drame. Il est donc complètement possible de se planter dans Foundation, il faut juste y mettre du sien.

Foundation, la joie de vivre

La gestion pour les nuls

Le joueur en quête de mécaniques pointilleuses pourra donc passer son chemin. En cela, Foundation ne fait que suivre le mouvement d’ouverture à un plus grand public entamé par le jeu de gestion depuis le succès de Cities : Skyline. Le système est désormais bien établi : édulcorer les mécaniques, reprendre l’équilibrage pour que le pire néophyte puisse garder la tête hors de l’eau, bref rendre le genre accessible. A l’exception de quelques titres qui ont fait de la sévérité le cœur de leur expérience – coucou Frostpunk et Dwarf Fortress – la gestion s’est adoucie. Que peut-elle encore proposer au joueur, débarrassée de sa profondeur et de sa difficulté ? Un univers qu’il pourra modeler au gré de ses envies, dans ses moindres détails, pour donner vie à son monde personnel, chaleureux et bienveillant.

Planet Coaster, un des meilleurs titres récents du genre, propose de personnaliser chaque manège, concevoir chaque bâtiment pièce par pièce à l’aide d’une banque d’éléments gargantuesque. Le joueur est même récompensé pour son effort : une attraction pourra vendre ses tickets d’autant plus chers que sa file d’attente est décorée. Peu importe alors la gestion rigoureuse – c’est bon pour l’austérité des productions Paradox – quand les montagnes russes prennent vie au milieu des jets d’eau et feux d’artifice, et que les allées du parc décorées avec minutie se remplissent de visiteurs.

Planet Coaster, et son adorable univers bariolé

Ce plaisir obsessionnel a toujours été présent dans le jeu de gestion, mais comme Planet Coaster, Foundation en tire le maximum. D’abord parce qu’il est particulièrement craquant, avec son esthétique tirant vers le cartoon, ses couleurs chatoyantes et ses animations de personnages gratinées. Mais surtout parce qu’on y passe moins de temps à contrôler les ressources du village qu’à décider quelle forme donner à son église. Aura-t-elle un ou deux clochers ? Un grand vitrail ? Un cimetière ombragé ? Alléger le gameplay pour rassasier les yeux, voilà le nouveau credo du genre. Pas surprenant alors que le principal bouleversement qu’il ait connu ces dernières années soit l’abandon de la grille au profit d’une construction « organique », soit une évolution esthétique. Adieu chemins en ligne droite, bonjour lacets et urbanisme anarchique, c’est quand même plus joli. Et tant pis si la forme l’emporte sur le fond.

Envie de chemins de fer.

J’ai grandi avec un oncle féru de modèles ferroviaires réduits. Le circuit tentaculaire qu’il avait patiemment assemblé dans son grenier remplissait celui-ci de rails, échangeurs, locomotives et passages à niveau. J’en garde un souvenir de gosse de dix ans, émerveillé par le mouvement des trains qui se croisaient, s’engouffraient dans des tunnels, s’arrêtaient devant des gares modélisées avec soin. Ce n’est que bien plus tard que j’ai été frappé par l’étrangeté de ce hobby. Par le temps, l’énergie, l’argent investis dans celui-ci et tout cela pour quoi ? Pour regarder des bouts de plastique tourner en rond ?

Oncle fondu de trains miniatures - illustration non contractuelle

On pourrait croire que les train sims seraient aujourd’hui le meilleur moyen d’assouvir une pulsion de modélisme ferrovipathe, avec leurs trajets Cologne-Dusseldorf fidèlement reconstitués. Et pourtant c’est le city-builder qui en reproduit le mieux les sensations, le même effet hypnotique, celui d’un mouvement perpétuel – de villageois, d’automobiles ou de trains - dans un univers immobile. Ce n’est pas bien surprenant : comme le rappelait Laurent Braud, le train sim ne simule pas tant qu’il immerge le joueur. Le jeu de gestion, lui, ne gère plus grand chose. Comme un chemin de fer miniature, il fait émerger pour nous un lieu hermétique au chaos du réel, un refuge. A ce titre, Foundation est le circuit ferroviaire parfait, adapté à 2020, aux tailles d’appartement parisiens, au portefeuille précaire et au manque de constance des Millenials.

Bien sûr, l’observateur extérieur pourra railler la vacuité d’une telle expérience, qui relève de l’escapism le plus creux. Et il aura un peu raison : Planet Coaster ne raconte rien du cynisme et de la réalité crue des parcs d’attractions [2], Foundation n’a pas grand-chose à dire du moyen-âge. Les montagnes russes de l’un et villages de l’autre ne sont que des décors de carton-pâte assez universels pour que chacun puisse s’y projeter. L’Europe médiévale de Foundation n’a certainement jamais rien inspiré d’autre pour ses développeurs canadiens qu’un adorable exotisme, le charme de la vieille pierre, que voulez vous.

Tim, boulanger-automate

Et alors ? En ce moment, faut-il attendre d’un city builder qu’il nous raconte quelque-chose, ou qu’il nous fasse de bien ? Ici, les soldats vont et reviennent de la guerre le sourire aux lèvres, la forgeronne bat le fer et le berger tond ses moutons. C’est le plein-emploi, il pleut une fois tous les trois ans, et aucune épidémie ne pointe le bout de son nez : Foundation est un monde sans surprises et sans angoisses matérielles. Depuis que j’y joue, j’ai l’impression de reconnecter avec ce gosse de dix ans observant les locomotives Märklin avec envie, et avec cet oncle qui avait dû y consacrer une bonne partie de ses économies. J’ai du mal à savoir si c’est une bonne chose ou non.

Notes

[1] Ce qui résout habilement le problème de l’accroissement exponentiel de la population : si chaque couple fait quatre enfants, alors celle-ci explose vite. Rien de tout cela dans Foundation, où les nouveaux-venus débarquent au compte-goutte, laissant le village croître paisiblement.

[2] En dehors du bon vieux gag des frites qu’on couvre de sel pour vendre plus de boissons.

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