Première production originale de Ready At Dawn, The Order : 1886 a fait couler beaucoup d’encre. Presque unanimement considéré comme un jeu raté et de surcroît trop court, il a été décrit comme une expérience cinématique plaçant trop souvent le joueur dans le siège passager, lui donnant rarement l’opportunité de prendre les choses en mains.
D’un certain de point de vue, et à la condition d’adopter préalablement cette vision classique de la composante ludique, ces reproches ne sont pas infondés. Il est évident que le jeu n’invente rien de fondamentalement nouveau et peut aisément se définir comme “Gears Of War meets Uncharted” : il emprunte du premier son approche viscérale du “cover & shoot”, tandis qu’il prend au second sa fluidité dans les transitions cinématiques/gameplay. Ce n’est d’ailleurs pas très étonnant si l’on considère que Ready At Dawn entretient depuis toujours une grande proximité avec Naughty Dog, les deux studios partageant cette même fascination pour le cinematic action game.
Ciné cinéma
Ce constat simpliste oublie pourtant d’expliquer une évidence : il est tout à fait possible d’être séduit et, pourquoi pas, de prendre un grand plaisir à l’expérience proposée par The Order : 1886. Il faut peut-être envisager que l’attrait exercé par un jeu vidéo n’a pas de lien avec sa durée de vie, ni même avec ses mécaniques ludiques, aussi étrange ou inconcevable que cela puisse paraître aux yeux de certains. Après tout, un gameplay n’a pas la nécessité d’être novateur, il a seulement l’obligation d’être fonctionnel, d’opérer une osmose avec sa proposition. Un jeu n’a pas non plus besoin d’être long, ni d’entrer dans une quelconque relation comptable avec le joueur. Après tout, quelle personne saine d’esprit reprocherait à Pet Sounds de ne durer “que” trente-six minutes ? En somme, il est tout à fait valide d’aimer un jeu pour tout un tas de raisons différentes, fussent-elles parfaitement subjectives.
Malgré son statut de blockbuster, The Order étonne par ses choix visuels et sa direction artistique globale. Il y a d’abord l’adoption du format cinémascope (2.40:1) qui bouleverse le rapport à la perspective. Ce n’est pas le premier jeu à l’avoir utilisé (The Evil Within a récemment fait le même choix) mais c’est probablement l’un des seuls à l’exploiter de manière aussi sophistiquée, réfléchie et osons le mot, cinématographique. Déstabilisant pour le joueur au premier abord, sans doute parce qu’il est inconsciemment assimilé au cinéma plus qu’au jeu vidéo, ce parti-pris produit un sentiment d’immersion intéressant : loin de limiter l’image, les barres noires bordant le haut et le bas de l’écran permettent au contraire d’en prendre toute la mesure en capturant la vision périphérique, comme s’il devenait impossible de s’échapper du Londres “néo Victorien” imaginé par Ready At Dawn. La gestion de la caméra a également fait l’objet d’une réflexion similaire et d’un traitement inédit. Plutôt que de se substituer à l’avatar comme il est de coutume dans le jeu vidéo, elle est ici utilisée exactement pour ce qu’elle est, c’est à dire le témoin muet des événements auxquels le joueur prend part. Pour lui donner corps, le studio a considérablement travaillé sur ses “impuretés” : le léger grain, la poussière résiduelle, la distorsion, les aberrations chromatiques… Toutes ces imperfections sont constamment visibles et sont organiquement intégrées dans la composition de l’image. Peu de jeux ont insisté sur la caméra autant que The Order et, paradoxalement, elle ne monopolise jamais l’attention. Sa présence est prégnante mais toujours discrète, comme une espionne en filature. Associées au cinémascope, elle contribue considérablement au réalisme saisissant du rendu visuel du jeu.
Vieilles bobines
Les qualités du jeu ne se limite pas à ses choix visuels, The Order réussit également à créer un monde et à l’infuser de vie sans jamais faire appel aux artifices habituels des open world. Esthétiquement soigné et minutieux, le Londres de la fin du XIXème siècle imaginé par Ready At Dawn semble tout droit sorti d’un roman de Jules Verne. Les lieux se dévoilent progressivement comme de vieilles cartes postales. Il n’est jamais question d’embrasser la ville entière, ni d’en explorer les moindres recoins mais plutôt de la découvrir par petits bouts, comme autant de bribes éparses d’un conte énigmatique à reconstruire à la lumière vacillante d’une lampe à gaz.
En s’appuyant à la fois sur sa cinématographie et sa direction artistique, le jeu se dévoile avant tout à travers son environnement : Londres et la révolution industrielle sont les points d’ancrages inamovibles d’une lutte séculière entre humains et lycans se prolongeant à travers les siècles et dont les événements sont mis progressivement en lumière par les différents protagonistes. Le choix de la période n’est pas anodin : elle est volontairement lointaine pour laisser libre cours à l’interprétation mais suffisamment proche pour sembler un témoignage de l’histoire. Le mélange de steampunk et de légende Arthurienne est audacieux et s’il n’est pas toujours très clairement explicité, les zones d’ombres et autres “trous” narratifs n’empêchent pas le charme d’opérer, ils fonctionnent finalement comme des détonateurs de l’imaginaire. D’ailleurs, et bien qu’il s’inspire énormément du septième art, il y a quelque chose de très littéraire dans The Order qui n’est pas sans rappeler le Darwinia de Robert Charles Wilson. L’impression tenace que son univers ne s’arrête pas à ce que l’on voit ou ce que l’on entend mais qu’il existe concrètement dans une temporalité dont on ne voit, en tant que joueur, que les extraits ramenés par la caméra, témoignages d’un ancien drame, bobines de pellicules sauvées de l’oubli.
Life in itself
Si les choix esthétiques et artistiques sont exemplaires, manette en mains, le constat est sensiblement différent. De toute évidence, The Order s’appuie sur une structure largement utilisée dans le genre depuis Gears Of War et, pourquoi pas, Resident Evil 4. Bien entendu, l’implémentation des (nombreux) QTE est indubitablement moderne, les transitions entre cinématiques et gameplay sont incontestablement fluides mais le terrain est connu, sans surprises, largement balisé. Est-ce à dire que le jeu est désagréable ? Au contraire, l’ensemble se laisse jouer sans déplaisir. Peut-être parce que le gunplay est particulièrement compétent avec une viscéralité qui échappe par exemple toujours à Uncharted ? Ou bien parce que le genre est tellement pratiqué depuis une décennie qu’il en devient une seconde nature, au point de se faire oublier.
Un jeu peut aussi être fascinant pour ses promesses non tenues ou ses errements. Il ne peut pas toujours être un produit parfaitement calibré, lisse, propre sur lui, délivrant exactement ce qui est attendu. Il peut être touchant, maladroit, stupide ou complètement naïf. Ce faisant, il devient une interrogation jetée au hasard du grand néant, un trace de vie ou une simple tentative d’exister. Non, The Order : 1886 n’est pas parfait. Oui, il est court (une petite douzaine d’heures en hard). Plus que tout cela pourtant, il affirme que le jeu vidéo est une odyssée imaginaire, que le plus important c’est justement de l’entreprendre, peu importe sa destination ou sa finalité. Un bon moment n’est jamais quantifiable, il ne se justifie pas en cochant des petites cases (gameplay, durée de vie...), il existe simplement. Du coup, je peux le confesser sans détours :
J’ai beaucoup aimé voyager avec The Order : 1886.
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