Si l’on ne peut pas vraiment parler de narration dans le jeu de stratégie, il y a toujours un style, une façon de raconter. Par exemple, Europa Universalis ou les autres jeux Paradox aimeraient que leur déroulement ressemble à un manuel d’histoire ; le résumé de fin de partie y correspond bien. Les 4X à la Civilization ou Endless Space visent l’abstraction d’une partie de jeu d’échecs, tandis que les Total War piochent des deux côtés, avec leur dimension stratégique assez abstraite alors que la tactique sort tout droit des manuels militaires. Bien tranquille dans son coin, la série des Dominions mime l’épopée. Démonstration point par point.
On ne parle pas ici du sens large, mais bien de la définition littéraire d’épopée, ce « long poème d’envergure nationale narrant les exploits historiques ou mythiques d’un héros ou d’un peuple ». On y croise Beowulf, l’Iliade, les Romans de la Table Ronde ; plus loin, Gilgamesh, Le Voyage en Occident ou Chroniques des Trois Royaumes. Pour reprendre un pastiche moderne, mettons que si de nombreux jeux de stratégie s’inspirent — sur le fond et la forme — du Seigneur des Anneaux de Tolkien, Dominions est un des rares qui lorgne vers le Silmarillion.
Le choix des créatures qui peuplent le jeu de stratégie reflète souvent une influence de seconde main. Certes, elfes et trolls que l’on voit dans Heroes of Might and Magic sont issus de la mythologie européenne. Mais ils sont passés par la moulinette de Tolkien — avec succès, mais avec pour effet secondaire la naissance d’une heroic fantasy indirecte. Les créateurs de Dominions ont préféré puiser plus profondément, et puiser directement dans les mythes fondateurs russes, chinois ou irlandais. Ils citent d’ailleurs dans le manuel toutes leurs sources d’inspiration. Résultat, on ne voit finalement par exemple pas d’elfe, probablement parce que l’interprétation qui en serait faite entrerait en collision avec le cliché trop clairement défini dans la culture populaire actuelle [1].
Le facteur surhumain
L’épopée ou le style épique sont rapidement pris pour un synonyme de grosse bataille. Ce qui permettrait à n’importe quel jeu de stratégie de satisfaire la définition. Le malentendu vient du côté flou des batailles, souvent fantastique, résultant en pratique d’une utilisation de superlatifs qui empêchent une mesure précise de ce qui se passe. Qu’Achille défie le dieu Scamandre ou que Sun Wukong se batte contre des hordes de démons, ces combats sont par hypothèse au-delà de l’humain ; le lecteur ne peut que laisser son imagination vagabonder pour se représenter la scène.
Il peut donc sembler paradoxal qu’un jeu de stratégie, complètement défini par des nombres, puisse fournir une expérience indicible. L’idée de Dominions, c’est de proposer suffisamment de contenu pour que l’imprévu soit toujours possible : tout peut arriver. Les premières page du manuel de Dominions 4 en sont symptomatiques, qui décrivent le principe de l’aléatoire utilisé dans le jeu : pour chaque lancer de dé, tant que l’on obtient un 6, on relance le dé, ce qui peut déclencher des réussites critiques. Théoriquement, il est donc possible que la plus humble unité du jeu terrasse une divinité d’un coup. Bien sûr, la probabilité d’un tel évènement est très faible. Mais mine de rien, cette approche est très rare dans le jeu de stratégie, qui a plutôt tendance à lisser l’individu au profit d’une moyenne sur laquelle on peut toujours compter.
Chaque personnage est donc important, et bien sûr particulièrement les dirigeants ; après tout, ce sont tout de même des divinités. Le choix des divinités et de leurs prophètes, des commandants d’armées, les héros qui apparaissent régulièrement de nulle part sont au cœur du jeu. Ils explorent, puisent dans la magie, forgent des artefacts, tout en se jetant dans la mêlée quand le moment est venu ; s’ils viennent à tomber, le combat est perdu. Peu de jeux de stratégie accordent une aussi grande place à des individus ponctuels [2].
Emporté par la foule
Si chaque individu a droit à son existence propre, ils n’en sont pas moins nombreux. Qu’elle soit grecque, babylonienne ou chinoise, l’épopée est souvent caractérisée par sa foule de personnages, de lieux, de divinités. L’Iliade ou Au bord de l’eau contiennent même des passages entiers qui font une pause pour cataloguer les forces en présence. Mythe fondateur, le récit est en effet situé dans un temps primordial et chaotique, donc fécond, d’où jaillissent toutes sortes de puissances.
De la même façon, Dominions privilégie la quantité plutôt que la complexité. Ce n’est pas un jeu à boutons comme les Paradox. Tant que l’on n’ouvre pas le grimoire des sorts, il y a assez peu de choses différentes à faire : déplacer, construire un des quelques bâtiments, recruter quelques unités dont on peut disposer, et c’est tout. Par contre, la liste totale des unités, leurs capacités, les sorts, objets est assez intimidante. Ce qui fait la complexité du jeu, ce sont les interactions entre celles-ci. Les Heroes of Might and Magic récents dénombrent moins d’une centaine d’unités, en comptant les améliorations ; dans Civilization V, un peu plus. Dominions 4, lui, en compte plus de deux mille. C’est un argument de vente, mais pas que pour la frime. Les multiples capacités qui leur sont attribuées — "cachées", "volantes", "indisciplinées", "démoniaques" ou "glamour" pour n’en citer que quelques-unes — nécessitent de mettre au point des stratégies complètement différentes [3]. De même, la liste des sorts disponibles est énorme alors qu’il s’agit souvent d’en employer précisément un au bon moment. D’où un manuel très costaud qu’il faut compulser sans arrêt pour s’y retrouver, à l’image des catalogues épiques cités plus haut. Illwinter maintient cette tradition old-school malgré le passage au dématérialisé, et conseille de l’acheter au format papier à prix coûtant.
« Chante, ô Déesse ... »
De ces deux points — l’abondance d’unités et l’importance des commandants qui surgissent parfois spontanément — apparaît forcément un certain déséquilibre. Si le jeu prend toute sa dimension en multijoueur, ce n’est pas pour autant un jeu à compétition. On y joue plutôt pour le roleplay et se lancer des défis. Il s’agit de tirer son épingle du jeu en tirant les bonnes ficelles, même si certaines sont plus faciles à déterminer que d’autres. La courbe d’apprentissage, assez raide, est à l’image de la richesse du jeu.
Or, le genre épique vit justement de cet oxymore : le déséquilibre permanent. L’Iliade raconte une guerre qui dure, mais certainement pas une immobilité : simplement, les batailles expriment des rapports entre forces démesurées. Achille est infiniment plus puissant qu’Hector, lui-même nettement au-dessus de Patrocle, qui, lui, tue Sarpédon en un combat singulier qui fait intervenir Zeus et Héra, et ainsi de suite. De la même façon, le déséquilibre des nations de Dominions est toujours très relatif ; chacune a son talon d’Achille. Il s’agit juste de trouver la flèche de Pâris.
Notes
[1] Je n’y ai pas joué, mais il semble que Conquest of Elysium, la version light de Dominions également produite par Illwinter, s’appuie bien plus sur cette culture fantasy habituelle.
[2] Warcraft 3 est une exception, dans le cas particulier du RTS.
[3] Les 4X spatiaux sont ici hors concours : dans Distant Worlds, il faut composer ses vaisseaux de toutes pièces, du nombre de lasers aux nombre de couchettes, ce qui autorise une variété d’unités quasi infinie. C’est encore pire dans Aurora où il faut carrément définir chaque pièce manuellement. En réalité, ce système autorise une diversité dans les comportements des unités (et les stratégies qui leur sont liées) assez large, mais tout de même finie.
Vos commentaires
mathusalem # Le 27 février 2014 à 17:38
Très bon article, le point de vu est intéressant.
Tactics # Le 27 février 2014 à 18:07
Oui, les deux dévs d’Illwinter ont bien fait leur petit exposé d’histoire... Des pelles et des pelles d’unités sont inutiles, sauf à l’immersion. Merci de ne pas avoir tenté d’en expliquer trop sur les mécaniques du jeu, l’article aurait été... indigeste...
Je peux garantir que le multijoueur est très compétitif. Les backstabs et les machinations les plus abjectes font partie du goût si particulier d’une partie de Dominions. Comme le souligne l’auteur, les amateurs du genre aiment en général les jeux de rôles. A ce propos, j’invite les amateurs de MP à jeter un oeil sur le forum de Desura pour des parties en PBeM (un tour = 24/48h) ou si vous êtes insomniaques, il y a aussi /v/anheim, Age of Vidya (groupe Steam) pour des parties en "live".
Laurent Braud # Le 27 février 2014 à 19:20
C’est vrai ! mais encore faut-il savoir lesquelles. Faire le tri fait partie du jeu.
J’ai mal défini compétitif, je voulais le sens de "compétition". Le jeu est certainement très technique et les bons joueurs gagnent à coups de combinaisons savantes. Mais il serait bizarre d’avoir un championnat de Dominions 4 comme il y en a dans les RTS par exemple, notamment parce que le jeu n’est pas équilibré. Comme dans une partie casual à 16 joueurs il y a pas mal de disparité, ça ne se voit pas forcément.
Tactics # Le 27 février 2014 à 20:54
Effectivement, quand on voit qu’une compagnie comme Blizzard peine à équilibrer trois races et 40 unités, et ce trois ans après la sortie d’un jeu, il faudrait être un peu fêlé pour croire que deux mecs peuvent réussir à trouver une formule magique pour harmoniser 16 civilisations et 2k unités... A moins de recourir à un faux équilibrage à la Dark Colony, où seuls les sprites changent entre les factions ! On est d’accord.
Par contre, les gars d’Illwinter ont continué à mettre à jour 5-6 ans après la sortie de Dominions 3 - l’équilibrage est fait à posteriori de la sortie du jeu. L’espoir est - théoriquement - permis.
Ah mais si ça se voit. Je conseille de jouer MA Caelum pour s’apercevoir des inégalités criantes du jeu. Meme contre l’IA c’est coton.
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