17. Quinnspiracy

Editorial

Quinnspiracy

Partie de rien, l’affaire Zoe Quinn a produit une déflagration considérable. Le fait-divers, ou plutôt les réactions disproportionnées qu’il a entraînées est le révélateur des fractures qui traversent un medium en pleine mutation.

Ils sont jeunes, un peu désaxés, ils s’aiment, se détestent, se réconcilient, s’indifférent, se trompent... Cela aurait pu être la trame d’une comédie romantique désenchantée, consacrée aux créateurs indépendants et aux moeurs hyperconnectées des twenty something à San Franciso. Mais les acteurs sont réels, et la comédie a viré au drame pour Zoe Quinn et ses proches. La faute à un ex qui a décidé de publier, « preuves » à l’appui, une dénonciation des moeurs de la créatrice de Depression Quest. L’affaire [1], strictement privée, a ainsi été exposée au grand jour, et internet a immédiatement été pris de convulsions. Dans un premier temps, on a pu ricaner devant cet Indie Game : The Vaudeville, imaginer le sourire en coin que l’avenir d’une presse vidéoludique moribonde passerait par le people. Enfin, le jeu vidéo avait son scandale sexuel, avec les relents d’égout, les torrents d’indignation hypocrite et de jugements moraux à l’emporte-pièce qui font le piment du genre.

Le jeu vidéo était secoué de borborygmes, et il ne méritait pas moins.

Mais très vite on a cessé de rigoler.

Des torrents d’invectives se sont abattus sur Quinn puis sur Phil Fish qui, en essayant de défendre la créatrice, a contribué à faire enfler la polémique. Aux dernières nouvelles, après les Doxx — exposition publique de données personnelles —, on en est aux menaces de viol et de mort à l’encontre d’Anita Sarkeesian, qui a eu l’outrecuidance de publier un nouveau volet de son excellent Trope Vs Women.

Phil Fish, le défenseur maladroit

En un sens, l’affaire est limpide : quand bien-même Zoe Quinn aurait quelque peu déconné dans sa vie sentimentale, ce n’est pas une raison pour que nous la jugions. Quand bien même elle aurait pu exagérer — ce qui est fort discutable — les menaces initialement reçues, cela ne justifierait en rien la chasse aux sorcières, cela ne ferait pas moins d’elle une victime. On ne crache en public pas sur les gens paumés, on les protège, y compris d’eux-mêmes.

Alors que se multiplient les témoignages de sympathie, que s’organisent les pétitions de défense, il paraît aussi important de prendre un peu de recul, et de considérer les forces en présence, les lignes de fracture qui ont donné naissance à ce gigantesque jeu de massacre. Pas pour tracer une fois de plus la ligne entre les gentils et les méchants — même s’il paraît difficile de reconnaître la moindre bonne intention aux harceleurs, et d’ailleurs ce sont eux qui semblent avides de listes d’adversaires —, mais pour essayer d’éclairer ce qui s’est passé sous nos yeux consternés. En effet, tout événement de cette ampleur paraît symptomatique d’un malaise sous-jacent : si ça fait autant de bruit, c’est qu’il y a quelque chose qui cloche au pays du jeu vidéo, c’est que le drame individuel est la conséquence d’une tension sociale où s’opposent des collectifs.

Anita Sarkeesian, cible préférée des harceleurs

Merlanfrit est évidemment du côté d’un jeu vidéo féministe, libre, créatif, où les critiques, les créateurs et les créatrices ne risqueraient pas d’être harcelées pour un oui ou pour un non. Mais la volonté d’un progrès social n’exclut pas d’entendre les voix contraires, et d’essayer, faute de les approuver, de les écouter, et d’essayer de les comprendre.

Comment a-t-on pu en arriver là ?

P.-S.

Un peu de lecture sur le sujet :

- Sur Critical Distance, Kris Ligman consacre sa revue de presse hebdomadaire à l’affaire.
- Sur Badass Digest, Devin Faraci écrit un beau papier, très personnel, sur la colère des jeunes nerds.
- Dans un billet souvent lumineux malgré le manque de majuscules, Liz Ryerson prend un peu de hauteur, avec une perspective plutôt sociologique : elle interroge les mécanismes du milieu indépendant, avant de s’inquiéter de la montée d’une frange de joueurs d’extrême droite, conservateurs et misogynes.

Notes

[1] Ceux qui n’ont pas suivis ou qui veulent se remettre en mémoire les grandes lignes peuvent se fier au résumé qu’en fait William Audureau sur le site du Monde

Il y a 21 Messages de forum pour "Quinnspiracy"
  • raton-laveur Le 3 septembre 2014 à 09:48

    Pas un seul mot sur les conséquences de tout ceci, avec maintes découvertes sur les jeux de pouvoir, copinages et autres conflits d’intérêt entre journalistes et développeurs ?

    Pas un seul mot sur cette presse qui, plutôt que de se remettre en question après sa chasse aux clics sur ces sujets controversés et donc riches en revenus publicitaires, décide de cracher sur son lectorat en faisant un amalgame entre misogynes et passionnés qui remarquent que l’empereur est nu ?

    Pas un seul mot sur le soutien financier à des mouvements féministes par des communautés pointées du doigt et taxées de sexisme par William Audureau, cité en pied de page de votre article ?

    Ce résumé, à l’instar de celui sur lemonde.fr, me semble soit lourdement en retard (compte tenu des développements de ces dernières semaines que je relate rapidement ci-dessus), soit lourdement orienté. Dans les deux cas, c’est partisan.

  • Laurent J Le 3 septembre 2014 à 09:58

    C’est un édito hein. D’autres articles devraient suivre.

  • Kid Le 3 septembre 2014 à 11:09

    C’est un peu beaucoup plus complexe que ça, raton-laveur.
    Tu peux pas taxer l’édito d’être orienté et faire la même chose. Non ?

  • Martin Lefebvre Le 3 septembre 2014 à 11:13

    Par définition un éditorial est orienté, non ?

  • osef Le 3 septembre 2014 à 13:14

    Cette affaire ne présente aucun intérêt pour moi, et relève d’une politisation du monde du jeu vidéo que je trouve déplacée et assez grotesque. Ce qui m’énerve le plus, c’est l’aspect sectaire de cette polémique, toujours présentée de façon manichéenne.
    Cet article oublie par exemple de mentionner tous ces articles qui ne se gênent pas pour flirter avec le racisme, le mépris et la haine pure lorsqu’il s’agit de dénoncer les "petits blancs"...

    Il serait bon de considérer que tous les joueurs ne sont pas de la même sensibilité politique. Or, la majorité des éditoriaux, tribunes, etc, sur le sujet, font comme si leur audience leur était acquise.

    Je suis un joueur depuis 20 ans. Mais je suis plutôt conservateur. Je ne suis pas pour le mariage gay. Je suis familier et proche des thèses de Michéa, Lasch, Clouscard, sur la "sociétalisation" de la politique.

    Et pourtant je reste aussi joueur. La plupart des journalistes ont eu recours à l’angle "la communauté des joueurs n’existe pas". Fort bien. Dès lors, il serait bon de leur rendre leur autonomie politique, et la liberté de leurs opinions, et ne pas employer ce ton univoque et autoritaire.

    Pour autant,bien sûr je ne cautionne pas les attaques, menaces, actes illégaux menés à l’encontre de ces personnes, et les trouve lamentables.

    Mais tout aussi lamentable est selon moi la démarche consistant à en faire un "sujet", à comparer les joueurs de 4chan à l’Etat Islamique, comme on a pu le lire en certains endroits.

    Bref.

  • osef Le 3 septembre 2014 à 13:22

    Si cette polémique m’a convaincu de quelque chose en tout cas, c’est que les "social justice warrior", adeptes du sectarisme, du mépris et de la manipulation existent bel et bien dans l’industrie du jeu vidéo. Ce qui n’est guère surprenant si on observe l’ensemble de la scène politique. On peut aussi dénoncer ceux qui mènent des actions malveillantes mais je vois pas pourquoi certains bénéficieraient d’une quelconque impunité.

    Dans cette affaire les deux camps ont des torts manifestes. De très nombreuses publications anglo-saxonnes font leur beurre sur le moindre embryon de polémique à caractère sociétal dans le dernier AAA.

  • Martin Lefebvre Le 3 septembre 2014 à 13:25

    Merlanfrit ne se cache pas d’être un site engagé... pas précisément du côté conservateur, malheureusement. C’est un choix assumé. Ca doit sans doute exister un site de critique jeu vidéo conservateur, non ? Si ça n’existe pas, je ne peux pas le faire à votre place, désolé. :p

    Sur le fait que le milieu indépendant et la presse soit un véritable panier de crabes, on y reviendra sans aucun doute. De même sur la violence symbolique que peuvent exercer certains militants, avec en effet une tendance à attaquer leurs adversaires de manière pas toujours très sport (sur le physique ou l’absence de vie sexuelle supposée par exemple).

    Il ne s’agit pas forcément pour nous de prendre parti au sens strict, mais comme je l’écris dans le papier, je vois mal quelles bonnes intentions on peut trouver chez les harceleurs et chez ceux qui se placent dans leur sillage en demandant des comptes à qui mieux mieux.

  • osef Le 3 septembre 2014 à 13:31

    Je ne critiquais pas l’engagement de Merlanfrit qui au moins n’est pas méprisant.

    A vrai dire c’est le seul avis français que j’ai lu sur la question. Je trouve au moins cette qualité de l’humilité aux sites français d’éviter un sujet qu’ils ne maîtrisent sans doute ça (si telle est la raison).

    Ici effectivement il y a un ton plus nuancé et une analyse plus fine.

    Ce que je critique c’est cet axiome tendant à considérer que l’amateur du jeu vidéo est forcément progressiste, au sens actuel du terme.

    Je pense que cette attitude assez hautaine a été, malencontreusement, à l’origine de beaucoup de dérapages de joueurs effectivement immatures et mal dans leur peau.

    Mais elle a aussi la particularité d’agacer ceux qui comme moi n’y sont pour rien... pour la simple raison qu’ils se fichent éperdument de ces thématiques lorsqu’elles sont ramenées à l’univers du jeu vidéo. Ce qui ne les empêche pas de noter des fautes de goût, parfois, sans pour autant en faire tout un plat...

    Vous dîtes qu’il n’y a pas de bonnes intentions chez les harceleurs et vous avez entièrement raison. Reste à pouvoir aussi constater la malveillance de certains éditorialistes anglo-saxons qui ont mis de l’huile sur le feu, et qui font passer leur agenda politique, et leur militantisme agressif, avant les plus simples considérations de respect, mais aussi avant leur devoir d’être nuancés, distanciés, de prendre du recul.

  • Kid Le 3 septembre 2014 à 14:10

    Évidemment, il serait bien d’avoir des sites à tendance conservateur. Reste à les créer. ;-)

    Mais difficile de dénoncer des gens qui ont simplement un avis contraire au sien. S’il y a tant de progressistes (ou SJW, selon ce qu’on pense, mais ceux qui utilisent ce terme accepteront le terme réac, bien entendu), c’est peut-être parce que le jeu vidéo vient de loin.

    Un conservateur ne va pas s’enflammer dans un édito pour dire "le jeu vidéo doit changer". Il va juste dire "né changeons rien". Ou se désoler que des gens osent écrire des avis contraires.

    Bref, tout le monde a le droit de parler.

  • osef Le 3 septembre 2014 à 14:35

    Pour moi l’ingérence de ces sujets dans la politique est en grande partie fabriquée, opportuniste, et malvenue.

    Donc dans le meilleur des cas (selon moi), on ne se poserait pas la question de savoir si un site est conservateur, progressiste, ou que sais-je. Ni qu’un développeur soit misogyne, raciste...

    L’immense majorité des ces polémiques relève pour moi de la fabrication pure et simple. D’où leur caractère malvenu à mes yeux... ce qui n’empêche pas la véracité de certains thèmes. Mais par exemple, quand je regarde les vidéos de Sarkeesian, j’ai vraiment l’impression de vivre dans une autre dimension.

    Je trouve que le site français qui a eu l’attitude la plus saine sur le sujet est Gamekult.

  • Maelyra Le 3 septembre 2014 à 14:37

    Du coup ça dérive un peu du sujet et j’espère que ce n’est pas trop dérangeant, dans le cas contraire n’hésitez pas à me le signaler.

    Si on est conservateur, c’est que l’on estime que tout va bien dans le jeu vidéo ? Pourtant je trouve que ce n’est pas le cas. Si quelqu’un pouvait m’éclairer ça serait sympa.

    Sinon @Kid, je ne comprends pas ce que tu entends par SJW...

  • Maelyra Le 3 septembre 2014 à 14:53

    @osef tu peux développer un peu ton point de vu par rapport à Anita Sarkeesian ? En quoi est-ce que tu as l’impression de vivre dans une autre dimension ?

  • Arti Le 3 septembre 2014 à 16:05

    Martin, toujours pas de verbe excluer dans le dico. ;)

  • Martin Lefebvre Le 3 septembre 2014 à 16:13

    Disons que je milite à ma façon pour qu’on cesse d’excluer ce verbe. : rougit :

  • Stéphane Le 3 septembre 2014 à 16:38

    " Ou se désoler que des gens osent écrire des avis contraires. "

    Vous vous moquez du monde ? qui MOINS que les belles âmes "progressistes" supportent un discours autre que le leur ? sans en arriver au point Godwin directement, avec menaces plus ou moins explicites, physiques ou judiciaires ?

    L’inversion accusatoire dans toute sa splendeur...

  • cKei Le 3 septembre 2014 à 17:19

    Osef : Pour quelqu’un qui ne s’intéresse pas à l’affaire, t’as de quoi dire n’empêche...

    Perso j’avoue que ça me soule un peu que ça prenne de telles proportions, donc de lire papiers sur papiers sur la question, mais en même temps je trouve ça quand même intéressant. Paradoxal.

    Sinon pour ceux qui critiquent ce que l’article passe sous silence, ben c’est qu’un édito. Ça n’a pas vocation à être un article de fond, ceux-là viendront plus tard. D’ailleurs y’en a déjà un.

  • Kid Le 3 septembre 2014 à 19:37

    Maelyra : Social Justice Warrior, un terme fourre-tout péjoratif.

    Stéphane : ouhla du calme :-) Et puis c’est pas comme s’il y avait deux camps. Les menaces physiques, par exemple, c’est de la part des gars qui menacent de mort, non ?
    On a tous des avis différents, et pas forcément "pour" ou "contre". Il y a plein de "progressistes", comme vous dites, qui ne sont pas des extrémistes, et pareil pour les conservateurs.

    Il n’y a pas d’inversion accusatoire. Anita Sarkeesian a le droit de parler sans qu’on lui tombe dessus avec de gros sabots. Et les conservateurs s’en désolent, non ? Ce n’est pas ce qui se passe ?

  • Kid Le 3 septembre 2014 à 20:01

    Je veux dire : Sarkeesian a le droit de livrer son analyse, et on a le droit de critiquer son analyse. Mais dans le calme. Le sujet est intéressant, j’ai du mal à comprendre pourquoi il faudrait absolument s’énerver ^^

    En outre, le jeu vidéo - en tout cas à gros budget - est plutôt conservateur, donc il est logique que ce soit plutôt des progressistes dont on entend parler, non ?

  • T0Y Le 4 septembre 2014 à 02:47

    Devin Faraci qui écrit des beaux papiers très personnels sur la colère des jeunes nerds, sujet qu’il connaît bien puisque c’est lui-même qui les met en colère en déclarant qu’ils sont pires que des terroristes. Quel champion.
    https://twitter.com/devincf/status/...

  • Martin Lefebvre Le 4 septembre 2014 à 07:29

    La comparaison est absolument déplorable, mais au moins ça prouve qu’il sait de quoi il parle quand il dit qu’un nerd en colère c’est moche à voir. :D

  • Gargamel Le 13 septembre 2014 à 11:21

    Quelqu’un peut-il m’expliquer comment un hacker a pu avoir les informations bancaires de Phil Fish ? Ce genre de chose est censé être connu uniquement de sa banque, non ? Quand je demande aux super-détectives de /v/, on me répond qu’il a mis toutes ses infos personnelles lui-même sur son site avant de se pirater lui-même afin de se poser en martyr, tel un tibétain s’immoleant par le feu, mais cet explication me parait abracadabrantesque.

    J’ai peur pour mon propre compte bancaire.

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