“L’agriculture est une affaire tellement sérieuse qu’elle méritait un jeu. Si vous êtes déjà installé, vous allez pouvoir oublier pendant une soirée les tracas de votre propre exploitation. Si vous ne l’êtes pas encore, vous allez pouvoir définir une stratégie à blanc. Vous disposerez d’un atout qui fait généralement défaut : la sérénité”
05 Avril 2013. Ma main criminelle enfourne dans de grands sacs poubelles des dizaines de jeux de société moisis, incomplets, mal-aimés, ayant souffert trop de temps l’humidité d’une cave mal aérée. Certains m’évoquent de lointains souvenirs, d’autres attisent ma curiosité, mais je ne faiblis pas et poursuis mon exécution méthodique. Je me sens comme Hanta d’Une Trop Bruyante Solitude, tentant de rendre un dernier hommage à ces œuvres ludiques en confectionnant les plus beaux ballots.
Mais malgré ma détermination, un jeu échappe au génocide : Stratagri.
Pourquoi lui ? Pourquoi l’avoir épargné ? Peut-être en raison de son seul titre, qui m’évoquant à la fois Agricola et Grand Statéguerre me laissait envisager un jeu de simulation agricole spatiale. Peut-être pour la postérité, pour qu’il puisse témoigner, un jour, de ce qu’il advint ce soir d’avril dans les caves du 21 rue Mazagran. Peut-être enfin parce qu’instinctivement, j’ai cru voir en lui un digne successeur de Starforce, et l’occasion de me remettre à écrire pour Merlanfrit.
Audit de l’existant
De retour chez moi, je commence par effectuer quelques recherches. Pas de fiche sur la référence BoardGameGeek, Stratagri étant un jeu français, il semblerait qu’il ait eu un peu de mal à s’exporter. Rien non plus sur TricTrac, mais une fiche sur JeuxSoc. Pas de description, pas de note, pas de commentaire, mais j’apprends que Stratagri est un jeu de 1988 édité par l’AScA, société de consulting agricole, dont c’est le premier et dernier jeu.
Il me faut aller jusqu’à Ludosophia pour enfin mettre le doigt sur une opinion :
"Jeu de gestion d’exploitations agricoles avec évaluation de risques : didactique et destiné aux exploitants et apprentis gestionnaires de l’agriculture. Jeu subventionné aux règles trop complexes pour un plaisir de jeu assez mince. A jouer à la campagne quand on n’a pas de jeu de cartes sous la main."
Aïe. Voilà qui est guère engageant.
Je trouve également des traces du passage de Stratagri sur Okkazeo, Priceminister, VendreOuAcheter, ToutVendre ainsi que sur les forums de TricTrac et Joc-ere. Mais pas le moindre signe d’acheteur. Et puis soudain :
Un partout. Les chiffres sont sans équivoque : 50% des joueurs ayant joué à Stratagri l’ont apprécié. C’est assez pour me convaincre de franchir le pas.
Inventaire des stocks et immobilisations
La boîte, comme le plateau, comme les cartes, comme les jetons de Stratagri sont affublés des logos des sept sponsors : Fiatagri, SEM diffusion, Schering Agrochimie, Sanders, Groupama assurances, Agriculture magazine et Crédit Agricole. Ils sont partout ! Seul le dé semble avoir été épargné. Je me dis que c’est parce qu’il n’a que six faces et qu’il ne fallait léser personne.
Le design global du jeu est très austère, évoquant la signalétique d’une aire d’autoroute, mais rendons-lui justice : le plateau de jeu est quant à lui assez prometteur : une zone agricole divisée en diverses parcelles aux noms aussi bucoliques que “Les rouvres”, “Montplaisir”, “L’étranglée” ou “Les ouches”, entourée d’une piste style jeu de l’oie, elle-même divisée en quatre saisons.
Ce plateau n’indique en rien comment Strategri peut se jouer, mais il est assez riche et complexe pour être changé en or dans les mains de concepteurs allemands tels qu’Uwe Rosenberg, Klaus Teuber ou Reiner Knizia. Pas de chance, Théophile Barbu et Damien Mermet sont bien français, et pas vraiment concepteurs de jeu.
Les jetons n’ont jamais été détachés de leur plaque de carton, et les cartes sont encore sous plastique : à 25 ans, Stratagri est toujours puceau. Seul le paquet de cartes “Foncier” a été ouvert, comme s’il avait suffi à décourager un éventuel joueur. Je prend une carte au hasard, voyons voir...
“Vous héritez d’une terre dans les plats. Prenez la première fiche du paquet des Plats. Comme vous avez deux frères :
Soit vous recevez le tiers de la valeur de la terre en argent ;
Soit vous payez les deux tiers à vos frères et vous prenez la terre (paiement à la banque) ;”
Ah ouais d’accord. Mais ceci n’est rien encore comparé aux trois blocs que je découvre en frissonnant : Journal de compte, trésorerie, bilan patrimonial.
Mes brèves mais traumatisantes rencontres avec la comptabilité me remontent à la gorge. Non : Dresser un bilan comptable n’est PAS amusant. Même pour de rire, même pour de faux, même dans le cadre d’un jeu de société, même simplifié : dresser un bilan comptable n’est PAS quelque chose que l’on peut faire pour le plaisir. Jamais. Never. Jamàs. Niemals.
Définition de la stratégie et des objectifs
(Les règles de Stratagri sont téléchargeables ici au format pdf.)
“Il est conseillé de lire la règle de base entièrement une première fois avant de commencer à jouer”
Voici ce que l’on peut voir imprimé au fronton du livret de jeu. En lisant une telle évidence, on comprend que Stratagri ne s’adresse pas à un public de joueurs. Conçu comme pouvant être une première expérience de jeu de société par ses acheteurs, il y a fort à parier qu’elle ait été leur dernière.
Les cinq premières pages du livret sont une présentation des jetons, de l’objet du jeu, du plateau et des cartes. J’y apprend que l’idée de Stratagri est développer une exploitation agricole, j’y apprend ce qu’est un titre foncier, ce que représentent les frais de culture, la spécificité de l’élevage hors-sol, et l’intérêt d’une assurance volontaire prévoyance-famille. En revanche, je ne sais toujours rien des règles.
Il me faut attendre les pages 6 et 7 pour comprendre le déroulement de la partie : les joueurs avancent tour à tour sur la piste de jeu de l’oie, piochent les cartes Foncier, Aléas, Politique et Famille lorsque c’est annoncé, appliquent les effets, et se retrouvent à quatre moments clefs de l’année pour prendre des décisions concernant leur exploitation et faire les comptes. Ha mais c’est tout con en fait ! Tout juste un La Bonne Paye pour adultes. Je me dis que je ne vais peut-être pas passer une si mauvaise soirée finalement, pendant que mon moi du futur se gausse hystériquement.
Je poursuis ma lecture, mais à ma surprise, la page 8 se révèle être un publi-rédactionnel pour Agriculture magazine, la suivante pour Crédit Agricole, la suivante pour Fiatagri, puis Groupama, puis Sanders, puis Schering, puis SEM...Des publicités à peine déguisées en conseils pour agriculteurs (les vrais agriculteurs, pas les joueurs). Ludosophia ne mentait pas, Stratagri s’adresse bien exclusivement aux exploitants agricoles, officiellement pour les aider dans leur stratégie, officieusement pour faire la promotions des marques sus-citées. Je comprends mieux pourquoi il est important de “lire la règle de base entièrement une première fois”, ce serait dommage de ne pas réussir à véhiculer ces messages commerciaux. Et bien tant pis, j’en sais assez pour l’instant, j’interromps ma lecture, je joue.
Pilotage et mobilisation des équipes
Stratagri a été conçu pour 2 à 6 joueurs. Je suis seul, il est minuit, il pleut, et j’ai généralement déjà du mal à trouver des partenaires pour un Agricola...alors Stratagri... Pas le choix, il me faut me dédoubler. Les joueurs 1 et 2 commencent donc la partie à l’automne 1988, sans terre, mais avec 500.000F en poche. Instinctivement, je cherche les billets dans la boîte...ha, oui, c’est vrai : les feuilles de comptes.
“Chaque joueur tient la comptabilité personnelle simplifiée de son exploitation. Il est cependant utile qu’un joueur tienne en double la comptabilité de tous les joueurs.”
Hein ? Quoi ? Ça veut dire que je dois en tenir quatre ?! J’essaye d’imaginer un monde parallèle dans lequel le Monopoly aurait remplacé les billets par un journal comptable et aurait nécessité la rédaction d’une facture à chaque transaction. Je me demande si ça aurait aussi bien marché.
Stratagri me gratifie également d’emblée du statut de “célibataire”. Comment il a su ? Peut-être que le fait que je sois en train d’y jouer un vendredi soir lui a mis la puce à l’oreille... Trêves de tergiversations : l’hiver approche.
1988 : La Vie Moderne
L’automne se passe sans incident, si ce n’est une loi Anti-Pollution obligeant les éleveurs de porc à revoir l’équipement de leurs bâtiments (c’est que ça pollue les porcs !). Je ne suis pas concerné.
Au cours de l’hiver, le joueur 1 fait une belle rencontre : c’est une femme. Je ne sais rien d’elle si ce n’est qu’elle travaille à l’extérieur pour un revenu annuel de 40.000F. C’est assez pour me convaincre : je l’épouse ! Le joueur 2 a moins de chance de son côté puisque “l’appareil de ventilation d’un de [ses] bâtiments d’élevage de porcs est tombé en panne durant le week end du 15 Août”. Oui. Le 15 août. En plein hiver. C’est vraiment pas de bol !
Au printemps, l’État établit une nouvelle taxe sur les producteurs de lait et c’est le moment des comptes. Pas de terres : pas de recettes. Mais ça n’empêche pas à chaque joueur de devoir verser plusieurs dizaines de milliers de francs en frais d’entretien familiaux. J’imagine que c’est à ce moment qu’il faut commencer à remplir les divers documents comptables. Je dis j’imagine, car les règles en font à peine mention, et n’expliquent surtout pas ce que l’on est censé écrire dans les petites cases. La formation comptable était en option. Bon, je consens à faire un effort en remplissant les journaux de compte, mais ne comptez pas sur moi pour les flux de trésorerie et le bilan patrimonial, faut pas déconner. Quand je serai un riche exploitant agricole, je paierai quelqu’un pour le faire à ma place. Au passage, le joueur 1 souscrit à une assurance volontaire prévoyance famille, on est jamais trop prudent.
Il faut attendre l’été pour qu’un des joueurs tombe pour la première fois sur une case Foncier, permettant d’acheter des terres, mais : “Désolé, le marché foncier est bloqué ! Rien à vendre !”. Une fois encore, le joueur 1 rencontre une prétendante, celle-ci travaille à la ferme, rapporte 50 000F par an et 10 unités de travail ! Je ne sais toujours pas ce qu’est une unité de travail, mais une chose est sûre : celle donzelle-là est un bien meilleur parti que la précédente ! J’épluche le livret de règle à la recherche du paragraphe sur le divorce, mais rien. Tant pis, j’invente : j’amène Marie-Odile à la mairie et je conviens avec les avocats d’Anne-Louise d’une pension alimentaire annuelle de 10 000F. Elle s’en sort bien la bougresse, quand je pense qu’elle touche un salaire et moi pas !
Vient enfin la case météo, qui clôt l’année : “L’occasion de s’informer de la météo de l’année écoulée” Ha ouaiiiis pratique ! Je ne comprends rien si ce n’est que sur les plats et les vaux, le printemps a été plutôt sec. Cool. Ou pas. J’en sais rien. Je m’en fous.
Ce que je comprend surtout, c’est que Stratagri ne permet aucune interaction entre les joueurs, si ce n’est peut-être une lutte pour les terres disponibles quand celles-ci viennent à manquer. Après un an (environ une demi-heure de jeu), aucun des joueurs n’a acquis la moindre terre, et ça peut durer encore longtemps comme ça. Je m’emmerde avec un joueur 2 pour rien. Il est frappé par la foudre. Il meurt. Pas de chance : il n’avait pas souscrit à une assurance volontaire prévoyance famille.
Bilan Joueur 1 : Déficit de 4000F. Une broutille. Bilan Joueur 2 : Déficit de 40 000F et de la vie.
1989 : Le bonheur est dans le pré
Je dois être un sacré beau gosse parce qu’une fois encore, j’ai l’occasion de ma marier. Mais je suis heureux avec Marie-Odile et décline poliment la proposition de la laitière.
Les consommateurs boycottent le colza et les députés profitent de l’été pour faire passer de nouvelles normes sur la qualité du blé (je commence à croire que les politiques n’ont rien d’autre à faire que d’emmerder les pauvres agriculteurs).
Cette année, le printemps a été humide. Je n’ai toujours pas de terres.
Bilan Joueur 1 : Je ne sais pas comment je me suis démerdé, mais j’ai gagné 8000F.
1990 : Man with a plan
Ha ! Enfin ! L’automne m’offre l’opportunité d’acheter une terre dans la région des monts. J’ai le choix entre Le Chalet et le Pré aux Ânes, qui sont au même prix. Par son seul nom, le Pré des Âne m’attire mais son sol est “bleu”, quand celui du Chalet est “vert”. Quatre ans à peine après la catastrophe de Tchernobyl, je me dis qu’un sol vert est un poil plus rassurant. Je paie les 50 000F et j’installe ma petite famille. Ça y est, après une heure d’un jeu de simulation d’agriculture, je suis officiellement agriculteur !
Sur la case Rendez-vous Cultures, je peux désormais choisir d’implanter une culture. Là où le fun commence ? Non : les emmerdements, car pour planter quoi que ce soit, il me faut me référer à trois aides de jeu à la fois (le carton Rendez-vous culture, le mémo Frais de culture, et la carte de ma propriété). Soyez sympa quoi, je veux juste planter du blé...même un jeu aussi complexe qu’Agricola, avec ses 16 pages de règles A4 (sans pub) me permet de le faire simplement en posant un jeton blé sur la case.
Bon, un peu de concentration : Il me faut d’abord acheter du matériel de culture. Monopole oblige, j’opte pour un tracteur FIATAGRI “Partenaire de confiance pour l’avenir”. 150 000F. Maintenant, il me faut l’assurer, oui, parce que c’est obligatoire. Monopole oblige, j’opte pour un contrat GROUPAMA “Un partenaire pour entreprendre”. 2500F/an. Enfin, je peux acheter mon blé, il était temps ! Monopole oblige, j’opte pour des semences SEM “Semez l’avenir” (et j’apprends au passage que le sol bleu, en fait c’est mieux que le sol vert, merde). 35 000F. À ce stade, je dois sortir ma calculette pour espérer faire mes comptes correctement. Ce que je m’amuse !
Cette opération à elle seule m’a pris une demi-heure. Et il me faudra encore la reproduire à la fin de l’hiver pour acheter des porcs. Oui, parce que je veux des porc.
Malheureusement l’élevage porcin est “strictement réservé aux titulaires d’une carte Technicien porc”, et puis je n’ai plus de terrain disponible, et puis je n’ai plus de sous...
Je comprends bien le souci de réalisme de Stratagri, je veux bien admettre qu’on ne se lance pas dans l’élevage porcin comme ça, du jour au lendemain, oui mais voilà : Je VEUX des porcs. Désespérément.
Alors, je triche : je fouille tous les paquets de cartes pour trouver le technicien porc, j’installe une porcherie clandestine sur le terrain contigu des Cent Vaches (elles se serreront). Monopole oblige, j’achète des porcs SANDERS “Pour réussir l’élevage” des céréales SEM “Semez l’avenir” pour les nourrir, une assurance GROUPAMA “Un partenaire pour l’avenir” et pour payer tout ça, je fais un emprunt de 50 000F au CREDIT AGRICOLE “Pour réussir ensemble”. Ils sont sympas au Crédit Agricole, ils ne me questionnent pas trop sur mes plans d’avenir. Par contre il me font des intérêts à 10% et me forcent à mettre mon unique parcelle en caution.
Les poings sur les hanches, l’air auguste, je contemple avec fierté mon premier élevage porcin. C’est ce moment que choisit le le cours du soja à Chicago pour s’envoler, m’obligeant à déverser 20 000F supplémentaire pour nourrir mes cochons.
Au printemps dernier, il a fait froid.
Bilan Joueur 1 : Déficit de 700 000F. On appelle ça investir.
1991 : La Ferme se rebelle
Encore une demande en mariage que je décline, encore une loi discriminante pour les agriculteurs (la faute aux manifestations écolo cette fois), puis vient enfin le moment de récolter le fruit de mon dur labeur et de mes lourds investissements.
Mon blé me rapporte 40 000F (pas mal) et me coûte...35 000F en frais d’entretien. Hein ?! 35 000 pour entretenir mes champs ? Mais c’est exactement ce que j’ai payé pour acheter les semences ! Je comprends que je me suis fait refiler des OGM et que je dois tout racheter. “Semez l’avenir” mon cul ! Je vais démonter un MacDo pour me calmer les nerfs.
J’espère avoir plus de chance avec les porcs, mais c’est à peu près le même topo : je dois cette fois me ruiner pour leur racheter des céréales. C’est que ça bouffe ces bêtes la. Je me demande si je n’ai pas foiré quelque part, j’aurais peut-être du leur garder du blé pour faire des économies, ça mange du blé les porcs ?
Une terre se libère dans les plats, mais là, vraiment, non, je n’ai plus les moyens d’investir. L’année se termine, je fais les comptes, et je réalise que je n’ai jusqu’à présent pas du tout pris compte des « unités de travail ». Je ne sais toujours pas très bien ce que c’est. Mes ouvriers ? Je suis censé les payer ? Ils peuvent me faire une avance ? Non ? Bon. Voilà 15 000F. La météo de l’année a été stable.
Bilan Joueur 1 : Déficit de 118 000F.
1992 : Chicken Run
Il est trois heures du matin. Je me suis descendu une demi-bouteille de vin d’orange, je suis épuisé. Quand est-ce que ça s’arrête ? Retour au livre de règle.
« Quand le jeu se termine-t-il ? Ce sont les joueurs qui conviennent entre eux en début de partie du moment où ils arrêteront la partie »
Oh...voilà qui est original. Je propose 1992. Des objections ?
« Qui est le gagnant ? Ce sont aussi les joueurs qui en conviennent entre eux en début de partie »
Encore plus fort ! Nous convenons rétro-activement qu’il s’agit du joueur 2 parce qu’au moins ses enfants et petits enfants n’auront pas à trimer toute leur vie pour réparer ses conneries. L’hiver dernier, il a gelé.
Bilan Joueur 1 : Déficit de l’attention.
Mesure des résultats, suivi et régulation
Le lendemain matin, l’esprit clair, j’essaye de dresser un bilan (non comptable) de ma soirée. Je ne me suis peut-être pas mis dans les meilleures conditions pour jouer à Stratagri, je n’ai peut-être pas été le plus fair-play, refusant de jouer le jeu jusqu’au bout en remplissant mes documents comptable, et laissant de côté un bon tiers des règles que je ne me suis pas donné la peine de comprendre (sans parler des 3 pages de variantes que j’ai ignorées, quand elles permettent de découvrir, parait-il, « la vraie dimension du modèle économique Stratagri »). Mais sans mauvaise foi, je peux le dire : Stratagri est un mauvais jeu, un jeu terrible, consistant à s’ennuyer la moitié du temps, et à regretter de ne pas s’ennuyer l’autre moitié. Dans l’hypothèse où l’on a été capable d’en digérer les règles.
Cependant, Stratagri m’inspire un profond respect.
Stratagri existe parce qu’en 1988, deux mecs ont fondé une société de consulting agricole, et se sont dit « et si on faisait un jeu de société à l’usage des professionnels ? ». L’abondance de publicité pour les marques partenaires ternit certes l’image du jeu, mais l’initiative demeure extrêmement audacieuse. En 2013, je bute encore souvent sur des adultes convaincus que le jeu de société (et le jeu en général) est réservé aux enfants, aux ado, et en 1988 eux ont eu le courage ou la folie de se dire :
1 - « On va faire un jeu de société de simulation agricole »
2 - « On va faire jouer des agriculteurs »
3 - « On va leur apprendre des trucs de cette manière »
Chacune de ces propositions semble délicieusement absurde, parce qu’en 1988 l’agriculture, ça ne vend plus vraiment du rêve, parce que le jeu n’est pas une activité pour adultes, et parce que ce n’est certainement pas une affaire sérieuse.
25 ans plus tard, pourtant :
1 – La simulation agricole a largement fait ses preuves sur le terrain ludique. Côté jeux de société d’abord, avec Agricola ou encore Bohnanza d’Uwe Rosenberg (pour ne citer qu’eux) qui demeurent des incontournables des magasins de jeux. Côté jeux vidéo ensuite, avec le succès de Farmville et celui moins frappant mais constant des jeux de simulations réalistes tels que Farming Simulator, Agrar Simulator et consorts.
2 – Les adultes jouent, et oui : les professionnels sont parfois demandeurs de jeux de niche concernant leur propre activité. [1]
3 – Le serious game est devenu un serious business, avec une valeur de marché de 2,35 milliards en 2011, donc 250 millions dans la formation professionnelle. [2]
Difficile de qualifier les auteurs de Statagri de « visionnaires » ou de « pionniers », tant leur jeu est une catastrophe sur tous les points, mais il faut bien leur reconnaître de l’audace et de l’idée. Cela n’empêchera pas Stratagri de finalement rejoindre ses petits copains dans le sac poubelle, parce que comme eux, il avait moisi, et que mon appartement commence à sentir sérieusement le faisandé.
Vos commentaires
jaunmakenro # Le 8 avril 2013 à 18:20
J’ai bien ri !
Si vous avez besoin de partenaires pour jouer à des jeux bizarre et boires du vin d’orange (et que vous êtes vers Toulouse... oui oui je sais...) on doit pouvoir s’arranger.
julien # Le 9 avril 2013 à 09:32
Ha bah tu tombes bien, Pierric a peut-être encore besoin d’un partenaire pour essayer StarForce à deux... (niark, niark, niark)
Pierrec # Le 9 avril 2013 à 12:56
Merci bien mais c’est râpé, Toulouse c’est pas trop mon ZoulouLum
Olivier # Le 10 avril 2013 à 09:49
J’ai eu un fou rire en voyant la photo du cochon et son commentaire. Merci
Matthieu # Le 11 avril 2013 à 14:56
Je me suis surpris à rire tout seul devant mon ordi, il faut le faire quand même en lisant un article sur un jeu de société de gestion agricole ! Ca donnerait presque (je me permets d’insister sur le presque) envie d’y jouer...
Maman # Le 13 avril 2013 à 17:29
Excellent ,tu m’épates ! j’ai bien ri ,mais ce n’est pas demain que tu me feras jouer !
Je vois que tu mets à l’honneur la production agricole familiale ...
Félix # Le 13 avril 2013 à 21:15
Votre production agricole familiale est toujours à l’honneur.
Je vais faire suivre l’article à ma famille (des éleveurs porcins peu joueurs), il est très drôle !
Pelird # Le 18 avril 2013 à 22:29
"2 – Les adultes jouent, et oui : les professionnels sont parfois demandeurs de jeux de niche concernant leur propre activité. [1]"
Je ne suis pas d’accord avec ce point. Pour bien connaitre ce milieu, étant moi même fils d’agriculteur, je ne connais pas d’agriculteurs jouant à ce type de jeu. Notamment parce que travailler dans ce secteur vous fait voir toutes les erreurs (il n’y a qu’à entendre mon père se moquer des erreurs des journalistes ... )
Par contre, les jeunes intéressés par l’agriculture y jouent en nombre, comme ils collectionnent les tracteurs miniatures ou lisent des revues agricoles.
Pierrec # Le 19 avril 2013 à 02:41
En disant que les professionnels sont parfois demandeurs, je parlais en général, pas forcement dans le milieu de l’agriculture. Il existe de nombreux jeux ultra-spécialisés dans un domaine professionnels qui pourtant marchent commercialement, et à en croire les recherches/entretiens de Gamasutra, une partie du public de ces jeux serait des personnes ayant des liens emotionnels au moins, voire professionnels, avec le milieu concerné. Je ne suis pas en mesure d’affirmer que c’est la vérité, ni d’affirmer que c’est le cas dans le milieu de l’agriculture (j’aurais un peu de mal à l’imaginer d’ailleurs)
Damien Mermet # Le 25 juillet 2013 à 13:32
Bonjour,
Je suis le co-concepteur de Stratagri. Merci d’avoir fait revivre ce jeu après tant d’années.
Stratagri est un jeu pédagogique qui a été créé, grâce à des sponsors, pour des élèves et étudiants en agriculture. Il a été utilisé dans ce cadre.
Je suis aujourd’hui consultant en management et j’utilise beaucoup les "jeux", ou plus précisément des méthodes de travail "ludiques / décalées" dans le cadre de mes missions.
Bon jeu
Pierrec # Le 26 juillet 2013 à 10:33
Bonjour M. Mermet, merci beaucoup de passer par ici pour nous donner plus de précisions, j’étais vraiment curieux de connaître la démarche de création de ce jeu, et le fait qu’il est été conçu pour des étudiants est un peu plus éclairant.
J’espère ne pas avoir été trop vexant dans mon article, il s’agit bien évidemment d’un point de vue de joueur pur, et le ton de la chronique est délibérément acerbe pour amuser.
PS : Je n’ai pas jeté Stratagri dans le sac poubelle comme annoncé, il est toujours dans ma ludothèque :)
Damien Mermet # Le 26 juillet 2013 à 16:23
Pas de souci, la description est très réaliste. Chaque situation, par exemple la difficulté d’accès à la terre au départ, est un point de départ pédagogique pour l’utilisation de Stratagri en formation.
Pour l’utiliser de façon ludique (c’est possible) il faut jouer avec les règles.
Mon terrain de jeu aujourd’hui c’est l’entreprise et j’y utilise beaucoup les "jeux" de Thiagi (thiagi.com).
Excellente été
Hebus San # Le 13 novembre 2013 à 15:49
Le texte est aussi brillant que désopilant, bravo. Et merci pour ce bon moment.
Certains médias feraient mieux d’en prendre de la (strata)graine.
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