14. Le RPG est mort, vive le RPG !

Candy Box, Progress Quest

Quêtes absurdes

On s’est beaucoup moqué de Don Quichotte, qui prenait les moulins à vent pour des géants. Mais l’histoire semble avoir donné raison au brave hidalgo, qui a fait de nombreux émules. Car quoi, sous les géants et les dragons de polygones, les joueurs de RPG ne se confrontent-ils pas surtout à de grands moulins à statistiques ? Comme le disent les anglophones, ils pratiquent des heures durant le grind, qui consiste à moudre les quêtes, à mouliner les adversaires, pour s’enfariner de points d’expérience. Si la plupart des jeux cherchent à camoufler les mécanismes sous un décorum "épique" de monde à sauver, certains titres, un brin ironiques, nous crient tout haut que le roi est nu... Ainsi Progress Quest et ses descendants les idle RPG, ou le tout récent Candy Box !.

Le roi est nu

Progress Quest, des statistiques qui jouent toutes seules

Créé en 2002 par Eric Fredricksen, Progress Quest est une parodie d’Everquest et du RPG en général. C’est le premier jeu zeroplayer, puisqu’il peut se passer de joueur : une fois la partie lancée, le personnage combat et gagne des niveaux tout seul. Il ne reste que le spectacle sans fin d’une montée en puissance. Tandis qu’une barre de progrès avance, les loots et les compétences s’accumulent, une histoire se déroule d’elle-même, suivant tous les poncifs du genre. Contre toute attente, la parodie a connu un réel succès, et a même donné naissance à un sous-genre ironique, l’idle RPG (le jeu de rôle inactif). Pourquoi se fatiguer à farmer quand un programme peut le faire à votre place ?

Progress Wars, de Jakob Skjerning [1] est un tout petit peu plus interactif, un peu plus action... puisqu’il demande au joueur d’appuyer sur un bouton afin d’avancer la barre de progression afin d’accomplir des quêtes absurdes, et surtout de... faire avancer la barre de progression. Et le pire, c’est que cela fonctionne et qu’on clique, et que c’est étrangement satisfaisant, un temps du moins.

Knights of Pen & Paper

Sur iOS et Android, le charmant Knights of Pen & Paper est plus traditionnel, puisque le joueur doit gérer les combats et l’évolution d’une équipe d’aventuriers. Mais alors que le jeu de Behold Studios évoque le RPG papier et atable les personnages face à un maître de jeu, il tourne résolument le dos au roleplaying. KoP&P est un pur jeu de statistiques, de grind, un tueur de temps ultra répétitif. Il réduit le CRPG à son essence, l’accumulation, ne nécessitant pas de la part du joueur un skill particulier, même s’il est toujours possible d’augmenter la difficulté des combats afin d’obtenir de meilleures récompenses. Et ici encore, le joueur est pris au jeu, les heures de train s’envolent...

Que ce soit ou non volontaire, KoP&P révèle lui aussi la nudité des mécanismes que les RPGs classiques s’acharnaient à habiller. Leur efficacité même a quelque chose de proprement inquiétant.

Au pays de Candy

Candy Box ! nous deale du bonbon

Plus récent, Candy Box ! a fait sensation le mois dernier sur les réseaux sociaux et a eu droit à des articles élogieux sur PC Gamer et Gamasutra.

Nous avons contacté par mail le créateur, aniwey, un étudiant caennais de 19 ans, en manque d’exercice :

Il y a trois mois je suis arrivé à court de projet, et pour apprendre de nouvelles choses, j’ai décidé de faire un jeu web (j’aime bien faire des jeux en plus, c’est assez motivant). Je ne sais pas trop comment m’est venue l’idée, je n’ai jamais joué aux vieux RPG en ascii qui ressemblent un peu graphiquement à mon jeu.. J’ai essayé de faire un jeu auquel j’aurais moi-même envie de jouer, et ça a donné ça ! :-) Et sinon, le jeu a été codé en deux mois environ.

Un jeu lancé dans la nature et sans grande ambition, dont le succès a été foudroyant :

J’ai sorti le jeu un mercredi il y a un mois [mi avril, NDLR], au début sur un serveur chez moi. Et puis le dimanche j’ai posté le lien du jeu sur le forum français Koreus, et tout est parti de là : j’ai rapidement dû louer un serveur dédié chez OVH pour supporter la charge, et depuis ça va mieux, mais il y a effectivement eu de gros pics de fréquentation à certains moments...

Candy Box ! en route pour l’aventure

Quand on lui demande s’il n’est pas surpris qu’un jeu réalisé avec de si petits moyens, presque sans graphismes, rencontre un succès aussi foudroyant, aniwey reste modeste :

C’est vrai qu’en réalisant le jeu j’ai essayé de me concentrer sur le gameplay, et uniquement sur ça. Le code n’est même pas spécialement compliqué ou long (environ 7000 lignes), et les graphismes sont simplement récupérés sur Internet.. (pour la suite du jeu, j’ai cependant trouvé des artistes pour dessiner l’ascii art). J’aime bien le fait que ça montre que n’importe qui peut faire un jeu qui fonctionne, j’ai moi-même tout appris sur Internet !

Il faut dire que Candy Box ! ne paye pas de mine au premier abord : un décompte nous crédite régulièrement de bonbons (candies), nous proposant de les manger ou d’en jeter au sol. Mais au fur et à mesure que s’accumulent les sucreries, des options s’ouvrent, et l’on peut acheter des sucettes (lollipops), puis des épées, puis partir en quête d’aventures, planter des sucettes pour en produire d’autres, et ainsi de suite... On songe à une version en ASCII du délirant et hybride Frog Fractions de Twinbeard, bien qu’aniwey ne semble pas s’en être inspiré :

En fait on m’a parlé de Progress Quest et de Frog Fractions seulement après la sortie du jeu, je ne connaissais pas avant. Du coup je les ai testé, et effectivement ça ressemble assez sur certains aspects ! Je trouve le côté gameplay évolutif de Frog Fractions très, très intéressant.

Frog Fractions, gameplay évolutif

En tout cas l’esthétique de la diversité et des surprises sont un élément essentiel du projet :

Je pense que dans Candy Box ! le grind est intéressant parce que les aspects du gameplay arrivent au fur et à mesure, et donc malgré le grind le joueur est surpris assez fréquemment par ce que le jeu a à lui apporter... alors que dans d’autres jeu on sait dès le début à peu près l’étendue que le jeu va prendre.

Si l’évolution ludique est ce qui frappe au premier abord, c’est la logique d’accumulation qui retient le joueur de nombreuses heures. Celui-ci n’est pas totalement inactif, et il doit optimiser ses chances, mais l’absurdité du principe et de l’univers inspiré du Magicien d’Oz permet de considérer Candy Box ! comme une satire des mécanismes d’accumulation... que le développeur l’ait voulu ou non : "Il y a peut-être une visée satirique inconsciente de ma part, mais le jeu n’a pas été fait dans cette optique là en tout cas. "

Ce n’est d’ailleurs pas le seul aspect qui dépasse les ambitions de son créateur. Un peu comme Dark Souls — toute proportion gardée évidemment — Candy Box ! a suscité de nombreux échanges entre les joueurs :

J’aime bien le fait qu’on y joue un peu comme un jeu social (les joueurs se partagent souvent des astuces, techniques, etc), sans pour autant qu’il y ait un seul lien sur le jeu lui-même pour le partager sur des réseaux sociaux ou autre. C’est un peu un jeu qui est social sans le vouloir.

L’accumulation n’est peut-être qu’un prétexte à la découverte en aveugle de mécanismes. Certains sont gratuits, comme le fait de jeter des candies sur le sol. D’autres au contraire permettent de progresser dans le jeu. L’obscurité un rien surréaliste du système incite les joueurs à échanger leurs trouvailles, et par un retournement qui ne manque pas de sel — ou plutôt de sucre —, l’accumulation égoïste des candies crée du lien social. Evidemment celui-ci n’est possible que dans un cadre fictif d’abondance, où les ressources se multiplient d’elles-même.

Détournements absurdes

A quoi riment ces non-jeux, et comment expliquer la fascination qu’ils exercent sur nous ? Certes, nous réagissons un peu comme des hamsters, mais il ne faut pas négliger leurs vertus d’échappatoire. Combien de joueurs ont fait tourner, en douce, Candy Box ! au bureau ("désolé pour la productivité" nous déclare aniwey) ?

Ce qui se joue a peut-être à voir avec l’équation propre au travail salarié, qui en échange d’un temps d’astreinte nous offre une compensation pécuniaire. Mais ici, c’est pour de rire, gratuitement que l’on accepte de perdre son temps en attente d’une récompense toute honorifique. Plus, au lieu de nous monter les uns contre les autres dans une logique de compétition et de performance de plus en plus répandue au travail, les mécanismes obscurs de Candy Box ! nous poussent à l’entraide et au partage...

Il y a là une logique de piratage, de détournement absurde, pour le pire, des injonctions sociales qui nous poussent à travailler et à accumuler. Après tout, ne peut-on pas réduire la voracité accumulatrice du capitaliste à une ridicule collection de sucettes ?

Il y a 4 Messages de forum pour "Quêtes absurdes"
  • Frédéric Oughdentz Le 30 mai 2013 à 18:29

    Difficile de ne pas voir dans ces passe-temps apparemment absurdes ce que voyait Roger Caillois dans les machines à sous et d’une façon générale tous les jeux créés uniquement à partir du ludus ! Faut-il y voir une ironie mordante ou simplement l’abstraction totale, la distillation d’un ludus pur comme peut l’être le sudoku ou la réussite aux cartes ?

    Soit dit en passant, je trouve toujours amusant que beaucoup de gens trouvent simplement "ironique" (dans le bon sens) des jeux comme Candy Box !, mais vouent aux gémonies, dans le même temps, un Farmville qui s’appuie pourtant sur le même type de mécaniques. Peut-être une résurgence de la haine pour le casual gamer, cet inconnu qui vient manger depuis peu dans un râtelier qu’il a supposément si longtemps dénigré ?

  • Martin Lefebvre Le 30 mai 2013 à 19:23

    La différence entre Candy Box ! et Farmville ce n’est pas tant le principe de l’accumulation que le business model... Evidemment les deux font appel aux mêmes réflexes... mais pas pour les mêmes buts.

    Le "casual", si tant est qu’il existe, n’a pas grand chose à voir avec la question ici.

  • TheMontyP Le 31 mai 2013 à 18:34

    Salut,

    Ton article m’a fait penser à un jeu qui m’a bouffé un peu de temps pendant un moment, malgré son absurdité : Anti-Idle : The Game

    C’est un idle game d’un type un peu spécial,, on peut choisir d’y jouer ou de laisser tourner en fond, en idle mode. Il n’y a pas de but, on enchaine les niveaux, jusqu’au level 9001, ce qui était déjà très long,mais inévitablement des joueurs l’ont atteint, donc le développeur a proposé aux joueurs de recommencer au level 1 une fois le level 9001 atteint, en conservant tous les bonus et nouveaux minis jeux acquis au fur et à mesure du jeu (considérant que la plupart des mini-jeux sont évolutifs, et possèdent leur propre progression), on peut ainsi recommencer plusieurs fois le jeu au level 1 pour monter jusqu’au 9001 et débloquer de nouveaux bonus à chaque fois. En gros, ce jeu n’a pas de fin.

    Finalement l’intérêt du jeu résidait pour moi dans la possibilité de débloquer du niveau contenu continuellement, régulièrement, et le fait que j’entrevoyais les possibilités que pourrait m’offrir le prochain contenu. Donc, un désir bien entretenu, qui a fini par se faire trop pressant pour moi.

  • Blanc Le 26 juin 2013 à 21:37

    En parlant d’absurde, il serait bien de voir un jour un jeu parler de l’Absurde avec un grand A . Celui de la condition humaine, l’absurde camusiens. C’est un peu ce qu’à fait Journey où on nait, voyage, s’emerveille et meure. Et où tout est un recommencement. Mais je n’en voit pas d’autre.

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