Et maintenant, ton troisième souhait ?
Mon troisième souhait ? Comment ce pourrait-il être mon troisième souhait quand je n’ai pas eu de premier ni de deuxième ?
J’ai déjà exaucé deux souhaits. Mais le second était de restaurer les choses telles qu’elles étaient avant le premier. C’est pourquoi tu ne te souviens plus de rien. Il ne t’en reste donc plus qu’un.
Très bien, je ne crois pas trop à ces sornettes, mais ça ne coûte rien d’essayer : je souhaite savoir qui je suis.
Amusant, répondit la sorcière, c’était également ton premier souhait.
Sans-nom, le héros de Planescape : Torment ne meurt pas. Il dispose bien d’une barre de vie, et s’effondre bien sur le sol quand celle-ci atteint le zéro, mais il ne meurt pas. Après un peu de repos, de couture ou d’embaumement prodigué par une rebouteuse des environs, il est de nouveau sur pieds, comme neuf, simplement un peu plus tourmenté. Cette immortalité cependant à un prix : l’amnésie. Se réveillant sur une dalle froide de la morgue, Sans-Nom n’a aucune idée de ce qu’il est, de ce qu’il cherche, ni de pourquoi son nom a été biffé du livre des morts. Pour lui, l’histoire se répète, pour le joueur, l’expérience commence.
"Endurer...celui qui endure construit sa force"
On ne joue pas à Planescape : Torment comme on jouerait à Baldur’s Gate, Icewind Dale ou tout autre RPG du genre. Ce n’est pas un choix, simplement le résultat logique de l’immortalité qui nous est imposée. Tout commence avec l’écran de création de personnages, sur lequel tant de joueurs ont cherché à donner un nom..à Sans-Nom. Si on ne peut pas mourir, pourquoi investir des points dans la force, la constitution, la dextérité. À quoi bon frapper, encaisser, esquiver quand la victoire de chaque combat nous est de facto garantie ?
Le corps n’a que peu de valeur dans Planescape : Torment, c’est un réceptacle, laid et vulgaire, qu’on apprend peu à peu à mépriser, laissant un nécrophage nous croquer un bout de chair contre quelques informations, s’arrachant un globe oculaire pour le remplacer par un autre, acheté au bar contre trois cent pièces de cuivre, se brisant un doigt pour en retirer l’anneau, utiliser son propre bras, perdu au combat, comme une masse d’arme, se laissant fractionner le crâne par une guérisseuse dans l’espoir d’y trouver quelques secrets, se faisant extraire les intestins pour les arborer à la poitrine.... Toutes ces scarifications ne vont pas sans quelques petits sacrifices, mais une fois encore, qui se soucie de la baisse de ses HP max ? L’infini moins quelque chose, ça fait toujours l’infini.
Pour ces mêmes raisons, on n’enfilera ni casque, ni armure, ni gants, ni jambières dans Planescape : Torment. On avance le torse à découvert, invitant poignards haches et épées à venir s’y planter. On se transforme en bouclier de chair pour ses compagnons qui eux, ont quelque chose à perdre. On a tellement peu de respect pour cette enveloppe charnelle qui ne nous est même pas familière que l’on n’hésitera pas à s’enfoncer soi-même un couteau dans le cœur, juste pour prouver à un pauvre érudit que ses théories sur la mort ne tiennent pas la route, ou pour satisfaire les désirs pervers d’une petite bourgeoise en manque de sensations fortes.
En l’absence de mort véritable, notre corps n’est qu’un outil, un jouet, juste bien pratique pour se rendre d’un endroit à un autre. On pourrait aussi bien être un crâne flottant, comme l’intarissable Morte qui suit chacun de nos pas, que ça ne changerait pas grand chose. L’esprit en revanche...
"L’esprit qui ne se connait pas est un esprit corrompu"
Si notre enveloppe charnelle est insensible aux aléas de la guerre et du temps, il n’en va pas de même de notre esprit, et ceci, on l’apprend dès la première minute. L’amnésie initiale de Sans-Nom, en plus d’être un formidable levier d’identification (Flashback, Sanitarium, Link’s Awakening...ça marche à tous les coups), est aussi un moyen nous faire comprendre le fonctionnement de cette malédiction : on « meurt », on perd la mémoire. Lorsque pour la première fois notre barre de vie approche du zéro, un affreux doute nous envahit alors : « ça veut dire que j’ai échoué ? Que je vais tout oublier ? Que je vais devoir tout recommencer ? » non, oui et non.
Non d’abord parce que mourir dans Planescape : Torment n’est pas forcément synonyme de régression. Parfois, se laisser mourir sera le meilleur moyen d’arriver plus vite à notre destination, mourir sur Baator par exemple, une des maps les plus coriaces du jeu, nous mènera directement à l’objet de notre quête, comme si les développeurs voulaient nous épargner tous ces combats qu’ils savaient laborieux. Parfois encore, mourir sera la seule option pour avancer, comme dans ce dédale, conçu par une précédente incarnation, qui réclamera au moins cinq morts pour s’en échapper.
Oui, ensuite, car Sans-Nom perd bel et bien la mémoire, mais grâce à son journal et au pouvoir de l’ellipse, celle-ci lui revient rapidement. Quand la plupart de la population de Sigil semble tenir un journal pour la postérité (livres, notes et journaux semblent fleurir sur les cadavre de la ville aux portes), Sans-nom, lui, le tient pour lui-même, pour se souvenir de ce qu’il a fait, de ce qu’il doit faire, de ses rencontres, mais surtout de qui il est. Le journal se remplit automatiquement, comme dans tout RPG occidental qui se respecte, mais on est invité à en entretenir un autre, en parallèle, à même la peau même de Sans-Nom.
Quelque part dans Sigil, il existe un être mystérieux du nom de Fell. Sa spécialité : créer des tatouages enchantés basés sur les expériences de ses clients. Ces tatouages confèrent évidemment de triviaux bonus, mais une fois encore, on n’en aura cure, ce qui compte, c’est le souvenir. Quel legs voulons-nous laisser aux incarnations qui suivront ? Laquelle de nos expérience a-t-elle le plus d’importance à nos yeux ? Est-ce notre amour pour Annah ? Pour Deionnarra ? Est-ce la libération de Morte du pilier de crânes ? Notre rencontre avec Ravel ? La redécouverte émouvante de tous ces êtres que l’on a aimé, manipulé ou trahi, mais dans tous les cas oublié, ne fait que magnifier l’importance de ce devoir de mémoire.
"Plus le Multivers se révèle à toi, plus tu te révèles à toi-même"
On reproche souvent à Planescape : Torment l’inutile complexité de son interface et de son système de combat. La critique est indéniable, mais est-ce que ce défaut flagrant ne ferait pas lui-même sens ? Passées quelques heures, on ressentira une grande exaspération dès qu’un petit cercle rouge, synonyme d’un être belliqueux, apparaîtra sur l’écran. L’absence d’ergonomie ajoutée à l’absence de challenge due à l’immortalité rendent les combats de Planescape : Torment ennuyeux au possible. Conséquence : on fera tout ce qu’il faut pour les éviter, privilégiant toujours le dialogue à la masse d’arme. Mais ce phénomène va encore plus loin :
Ne pouvant s’occuper le corps à terrasser sicaires et fiélons, il faut bien s’occuper l’esprit. Nos déambulations se transforment alors peu à peu en quête de savoirs et d’expériences sensorielles. Une espèce d’hédonisme post-mortem justifié non pas par une mort inéluctable, mais par le fait qu’il n’y a rien d’autre à faire pour occuper l’éternité.
On s’attardera alors dans les livres, les musées, les bordels, on se laissera conter des histoires, on passera des heures entières dans les « sensoriums » pour vivre de nouvelles expériences, non pas les siennes, mais celles des autres, par l’intermédiaire de pierres d’émotions. On embrassera une par une les idéologies de chaque faction : hommes-poussière, hommes-dieux, anarchistes, xaositectes...juste pour voir ce qu’elles ont à nous offrir, et on conclura bien évidemment par celle des sensats, prônant la découverte du Multivers par le biais des sens.
"Le cercle doit se refermer, mon amour"
Le savoir et les expériences accumulées ne parviennent pourtant pas à chasser de notre esprit cette vilaine pensée : il faut en finir. Rien ne nous l’impose, et pourtant, on finit par en être convaincu. Contrairement à la plupart des RPG où notre quête principale est suggérée dès le commencement, Planescape : Torment parvient à l’introduire à petite dose, à nous faire désirer cette mort, subrepticement, en multipliant sous nos yeux les raisons de mettre un terme à ce semblant de vie.
Le jeu est jalonné de questions existentielles. « Qu’est-ce qui peut changer la nature d’un homme ? » Est l’une d’elle. « Pourquoi mourir ? » en est une autre. Jamais pourtant Planescape : Torment n’apportera la moindre réponse, il se contente de nous faire vivre suffisamment d’expériences pour que l’on puisse forger les nôtres, créant ainsi une identification quasi-parfaite entre Sans-Nom et le joueur. À aucun moment nous ne remettrons donc en cause la quête de notre mortalité. Nous savons pourquoi mourir, nous avons notre réponse, une parmi tant d’autres :
Mourir pour se repentir de ses actions du passé. Mourir parce que cela nous est interdit, et que cela seul le rend désirable. Mourir pour atteindre la Vraie Vie, comme le croient les hommes-poussière. Mourir pour libérer Dak’kon des chaînes qu’on lui a mises au pied. Mourir pour délivrer Morte de sa culpabilité. Mourir pour éviter que plus tard, d’autres incarnations viennent tourmenter le Multivers, comme elles l’ont fait tant de fois. Mourir pour qu’Annah tourne la page sur cet amour impossible, mourir pour rejoindre Deionarra, mourir par ennui, mourir pour se débarrasser de ses tourments, mourir pour ne plus rien regretter...
C’est à ce moment, et à ce moment seulement que l’identification se rompt. Car si Sans-Nom verra dans cette mort l’aboutissement de sa quête, le joueur y verra une excellente raison de tout recommencer.
Vos commentaires
roger # Le 26 novembre 2012 à 10:12
Joli texte plein d’amour... Ca donne envie et ça tombe bien, je viens de le réinstaller environ dix ans après l’avoir essayé une première fois. Trop différent pour moi à l’époque, je n’avais pas accroché. Cette fois-ci je crois que je suis prêt ;).
Guy Vault # Le 26 novembre 2012 à 14:15
L’immortalité rend les combats ennuyeux ? Par curiosité, tu as joué en quel niveau de difficulté ? J’ai souvenir d’affrontements hyper casse-gueules tout au long de l’aventure. D’ailleurs, en échouant face à certains boss, je suis sûr d’être tombé sur du "game over" et sa cinématique.
Point de vue intéressant, autrement. Planescape Torment, pour moi, c’est tout de même synonyme d’humour noir. Mon meilleur souvenir du genre, époque Black Isle. Pas trouvé plus percutant depuis, je crois. Encore un coup de miss nostalgie !
Pierre Corbinais # Le 26 novembre 2012 à 15:00
J’imagine que j’ai du jouer en Normal.
Il est vrai que certains combats sont plus délicats que d’autre, mais en te servant de Sans-Nom comme bouclier humain, tu es à peu près certain de toujours t’en sortir (il meurt, il respawn un peu plus loin avec toute sa vie, tu reviens, les adversaires sont toujours aussi blessés). ça demande juste de la patience, et c’est ce qui fait que c’est ennuyeux à mon goût.
Par contre pour l’écran de game over, c’est étonnant, car il n’existe si je ne m’abuse que 3 ou 4 manières de l’obtenir, et il ne s’agit plus souvent de (très) mauvais choix de dialogue plutôt que d’échecs au combat.
Si je me souviens bien il y a :
être enfermé dans une dédale de douleur mentale par la Dame des Douleurs elle-même (après l’avoir bien cherché en terassant des Dabus)
être pétrifié par une des prostituées de la maison de tolérance
Prendre la place du roi silencieux (une belle manière d’en finir aussi)
Hop : petite recherche sur Internet : http://www.gamebanshee.com/forums/t... Il semble qu’on peut obtenir le game over en mourant dans la Forteresse des regrets également, ou en combattant Lothar. C’est peut-être ce qui est arrivé
Sinon, je suis entièrement d’accord avec toi sur l’humour noir, et ça mériterait presque un article aussi. Pour une thématique l’Humour peut-être ?
Guy Vault # Le 26 novembre 2012 à 15:16
Ah voilà, c’est le Lothar qui m’avait mis une raclée à l’époque !
Pierre # Le 27 novembre 2012 à 00:58
Superbe papier. T’as gagné, je m’y remets en 2013 ^^
Manveru # Le 1er décembre 2012 à 17:25
ah, PST, le jeu intellectuel par excellence, un blogueur qui évoqué cette perle doit surement avoir des choses intéressants à dire, j’ai bien aimé ton avis sur ce jeu et je vais revenir sur ton blog !
MarsupiLama # Le 5 mars 2013 à 16:26
J’ai envie de mourir :(
David Latapie # Le 27 janvier 2017 à 00:24
Merci pour ce superbe article de mon jeu vidéo préféré de tous les temps. Ça fait du bien de voir qu’il y a encore des amateurs
Et ton texte est le plus original que je connaisse à son sujet, un magnifique ambassadeur pour le jeu !
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