J’ai longtemps ressenti une gêne à tester des embryons de jeux. De la même manière que je n’aime pas voir le making-of avant d’avoir vu le film : de peur d’être détourné de l’intention première de leurs auteurs, de trop m’attacher à la technique, de troquer l’émerveillement de la première fois contre un avant-goût incomplet. Mais si l’on veut essayer l’un des titres d’exploration-survie-artisanat-multijoueur qui pullulent sur steam, il faut bien s’y résoudre, car la quasi-totalité n’est disponible qu’en early access sans date de sortie annoncée. Au point qu’on peut se poser la question : et si ces jeux n’étaient pas faits pour sortir un jour ?
L’esquisse vaut-elle mieux que l’œuvre ? C’est une question vieille comme l’Art. Si un tableau est un aboutissement de la maîtrise artistique, le dessin préliminaire contient et laisse entrevoir la possibilité de la perfection, à laquelle le produit final ne peut prétendre.

Dans le cas du jeu, la question même n’est pas admise. On considère toujours que tout titre doit sortir officiellement, même s’il peut — la technique aidant — faire l’objet d’une certaine attention de ses créateurs par la suite. Mais il rare que l’on autorise le joueur à explorer l’historique du logiciel : on convient tacitement que la dernière version stable est toujours strictement la meilleure [1]. La version préliminaire se distingue de la définitive par un contenu encore absent, les bugs et les réglages hasardeux.
Rester caché, pour survivre
Or le genre particulier du jeu de survie [2] se complaît dans l’early access. En plus de Ark : Survival Evolved et de Empyrion - Galactic Survival que l’on va étudier ici, aucun titre parmi The Forest, Rust, Subnautica, Astroneer, Unturned, Conan Exiles ou Space Engineers ne semble disposé à vouloir sortir de ce confort, pour ne citer que les plus visibles.
C’est logique de la part de jeux qui ont l’ambition de créer des mondes nouveaux, riches et fonctionnels, tout en nous offrant une liberté totale d’action. La représentation d’un univers, si réussie qu’elle soit, est forcément décevante sur certains points. Critiques que l’on ne peut pas adresser à un prototype de jeu, puisqu’il n’est par définition pas terminé. Comme l’esquisse, le jeu de survie porte en lui la possibilité du jeu parfait, du monde parfait qu’il ne sera jamais. Et ce qui est vrai pour le terrain de jeu l’est encore plus pour la liberté d’action, dont on ressentira forcément les entraves à travers la grammaire vidéoludique. La perfection n’est pas dans l’homme, mais parfois dans ses intentions, comme disait l’autre.

Parmi les jeux de survie qui se sont décidé à officialiser leur sortie, on ne peut guère citer que Don’t Starve et Starbound, ainsi que deux exceptions notables : Minecraft et Terraria, qui ont lancé le genre, ont relativement vite quitté leur versions préliminaires — 2 ans et demi tout de même pour Minecraft. Mais d’une part, ils sont sortis avant la percée du early access, et d’autre part tant le titre de Notch que celui de Re-Logic ont eu tant de mises à jour, de nouveaux contenus et de nouvelles mécaniques ... que la différence avec l’accès anticipé est finalement minime. Il faudrait en fait changer notre terminologie : ce n’est pas tant la catégorisation accès anticipé qui importe, que celle du jeu incomplet, c’est-à-dire susceptible d’être encore étoffé ou de remanié de façon profonde.
De l’imperfection naissent les histoires
En lançant Ark, le manque de finition saute effectivement aux yeux. Les réglages sont souvent saugrenus : une carotte ou une pomme de terre se périme en 5 (vraies) minutes, un œuf en huit jours. Les bugs sont nombreux, on se coince régulièrement dans les objets. Au moment où j’apprivoisais mon premier ichtyosaure, il s’est échoué vers la plage. Tentant de le dégager en le poussant de mon radeau, je me suis encastré dans le dinosaure, et j’ai dû me frayer un chemin à coups de haches pour m’en sortir ...
C’est n’importe quoi, mais cet absurde ambiant nourrit aussi les petites histoires que l’on se fabrique en parcourant les terres hostiles du survival game. C’est parce que mon ptérodactyle s’est coincé dans un un arbre que j’ai dû descendre, tenter de le dégager, mourir dévoré par un loup en maraude, réapparaître chez moi, trouver fissa un autre véhicule et repartir dénudé dans la neige, avec à nouveau le risque de tout perdre en cas d’hypothermie prolongée. Un passage qui m’a marqué, parce qu’il m’a fait vivre le jeu — paradoxalement, pour des causes illogiques. Bien sûr, toutes les aventures ne sont pas déclenchées par des bugs ou des réglages bâclés. Mais en terre d’accès anticipé, la question du bug or feature n’a pas vraiment de sens. Reste que ce genre d’enchaînements est fréquent, et le serait beaucoup moins si le jeu était plus poli.

Mais peut-on accepter aussi facilement l’absurdité et les bugs de la part d’un véritable jeu, vendu comme définitif ? Probablement pas, et encore moins de la part d’un genre aussi punitif, où l’on peut soudain perdre l’équivalent d’heures de jeu. Un vaisseau spatial patiemment assemblé dans Empyrion peut perdre tout d’un coup son réacteur lors d’une bataille, et le joueur n’a plus qu’à observer avec horreur sa minutieuse création éparpillée en quelques secondes, tandis qu’il dérive lentement dans l’espace. Genre généralement axé sur le multijoueur, le jeu de survie n’admet pas de sauvegarde : ce que l’on perd, c’est pour de bon, et il ne reste plus qu’à réapparaître tout nu. Il est vrai que le terme survie aurait moins d’intérêt si tout risque était effacé par des sauvegardes systématiques.
Régression, évolution
Si la phase développement est vue comme l’enfance d’un jeu, les jeux de survie seraient donc les Enfants Perdus de Peter Pan, ignorant le passage à l’âge adulte.
Par mimétisme, tout dans le jeu de survie nous ramène justement à l’enfance. Au sens le plus littéral, on construit des cabanes dans des bacs à sable, on fabrique des épées avec des bouts de bois, on s’invente des guerres avec les gamins d’à côté. Chez Ark, on n’a pas encore atteint au stade anal : le personnage défèque sans contrôle sur l’opération — avec une attention toute particulière pour le bruitage — et le joueur est invité à jouer avec son caca et celui des autres, sous prétexte de fertiliser les plantations. Pour "miner" ou "couper du bois", on tape sans fin sur des cailloux et des bouts de bois avec d’autres cailloux et d’autres bouts de bois. Tout parent fera immédiatement le rapprochement à la petite enfance.
Puis on progresse un peu, on se met à jouer aux Lego. La ressemblance est frappante dans Empyrion, qui incite dès le début à assembler immeubles et véhicules par blocs à la manière de Minecraft, tandis qu’Ark opte pour un assemblage plus libre, mais où la construction des véhicules est limitée au harnais pour brontosaures, qui nécessite de nombreuses heures de jeu. Avec toute l’innocence du Petit Prince devant son renard, on apprivoise un dauphin-ichtyosaure, ou un bousier [3]. Plus loin, on retrace le chemin fantaisiste d’une civilisation, fondant de l’acier avec du métal et du charbon, ou des composants électroniques à partir de silice. Mais toujours en évitant toute sorte de synopsis, ces histoires compliquées que l’on laisse aux grandes personnes — de façon symptomatique, Starbound a tenu à s’affubler d’un scénario pour sa sortie officielle, qui n’était pas une grande réussite.

Mais le propre de l’enfant est de grandir, et le jeu de survie n’a paradoxalement pas d’autre choix que d’évoluer — et le plus vite possible pour ne pas perdre l’attention de ses joueurs. Régulièrement donc, le monde nouveau change : plus beau, plus riche, plus complexe. Certaines parties sont corrigées, d’autres introduites ; l’un dans l’autre, la même mesure de chaos subsiste d’une mise à jour à l’autre.
En évitant de donner une feuille de route exacte, le jeu de survie tente ainsi une fuite en avant. Mais dans le paysage vidéoludique actuel, il sait que sa course a forcément un terme, que l’on ne pourra pas indéfiniment promener ses gamins comme le joueur de flûte. Il semble attendre que les joueurs s’en soient totalement désintéressés pour relancer une dernière fois la machine à buzz — c’est ce qui s’est passé pour Starbound. Seul Dwarf Fortress — qui est également un jeu de survie, même si son niveau stratégique dépasse du cadre de cet article — a su faire accepter la perpétuité de son développement et s’émanciper du modèle économique ... en restant gratuit. Tantôt sale gosse, tantôt naïf, le jeu de survie n’a pas envie de sortir de ses couches-culottes si confortables. Saura-t-il l’avouer un jour ?
Image titre : Leonard de Vinci, étude pour L’Adoration des mages.
Notes
[1] Le Projet Elysium, un serveur privé pour World of Warcraft, remet en cause ce principe. Son but premier n’est pas de s’affranchir de l’abonnement Blizzard, mais de revenir à la source — la version vanille — d’un jeu qui a effectivement énormément changé. En réaction, Blizzard déclare également réfléchir à la mise en place de serveur "legacy".
[2] Sous-entendre jeu de survie-construction-artisanat à tendance multijoueur pour tout l’article.
[3] Pour être honnête, la majorité des "dressages" dans Ark se font en assommant la bête, puis la droguant. Mais curieusement, quelques espèces échappent à la règle.
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