Le jeu vidéo japonais, inspiré par le shōnen et le manga scolaire, a longtemps été en pointe quand il s’agissait de représenter les adolescents. Mais la crise créative qui affecte la production nipponne est passée par là, et trop souvent le teenager n’est plus que le support d’un fantasme régressif. Atlus, qui nous avait habitués à mieux — et qui s’est semble-t-il bien repris avec Persona 5 –, livre avec Tokyo Mirage Sessions #FE un exemple éloquent du rapport malsain qu’entretient l’industrie vidéoludique japonaise, comme tout un pan de la culture populaire, avec les adolescents.
Dès l’abord, TMS partait boîteux. Le jeu est né de la volonté de faire se rencontrer deux séries à succès : les Shin Megami Tensei / Persona [1] d’Atlus et les Fire Emblem de Nintendo, dont les univers ne s’accordent guère. Le projet est d’ailleurs resté plusieurs années dans les limbes du développement, avant de sortir dans l’indifférence polie. A peine a-t-il fait parler de lui en Occident à cause de la suppression des contenus les plus explicitement érotiques. Pour tout dire je me demande s’il n’aurait pas été plus sain de boire le calice jusqu’à la lie, d’autant qu’il reste suffisamment de fan service pour laisser à l’entreprise un goût légèrement rance, et ce malgré la fadeur acidulée de l’univers.
Bonbon à la guimauve pimenté de clins d’œil aussi lourdingues qu’ils se voudraient épicés, TMS nous raconte une histoire abracadabrantesque. Une bande d’ados, mignons et ahuris, rejoint une agence spécialisée dans le show-business, dont la mission secrète est de lutter contre une invasion démoniaque, en s’aidant d’armes vivantes, qui ne sont autre que des personnages de Fire Emblem. Si Atlus a été capable de tirer un chef-d’œuvre d’une situation tout aussi farfelue – des lycéens de province enquêtent sur un tueur qui projette ses victimes dans la télé, et voici Persona 4 —, l’équipe en charge de TMS ne parvient jamais à se départir du kitsch de cet assemblage.
La pop du peuple
La seule bonne idée — nous mettre aux commandes d’artistes en devenir — est tout simplement bousillée : ce n’est que le prétexte pour nous servir la J-Pop fadasse d’Avex Group, plus gros label de l’archipel et machine à tubes sans âme. De la sorte, le jeu nous offre l’exact contraire de ce qu’il nous promettait : au lieu d’incarner des créateurs, le joueur est relégué au rang de consommateur passif devant son écran, tout juste bon à grinder, à s’en mettre plein les yeux, et à écouter bien sagement la muzak.
Nous faire incarner des producteurs aurait pu être un bon prétexte pour critiquer de l’intérieur la télévision japonaise, qui ne vaut guère mieux que la nôtre, avec ses idols, sa télé-réalité, ses stars pré-pubères et préfabriquées. Le troisième épisode de Yakuza 5 réussit au moins cela, sans même se départir d’une forme d’optimisme quant à la carrière de la jeune idol Haruka Sawamura. Mais, malgré quelques moments de tendresse sympathiques, jamais le jeu d’Atlus ne se départit d’un discours lénifiant sur une culture pop qui pour être trash, n’en semble pas moins pourvue de toutes les vertus : elle apporte le bonheur dans les foyers, que voulez-vous. Le monde des studios est – gentiment — cruel, il n’en demeure pas moins une fabrique de merveilles, et même les plus évidents salauds ont bon fond.
Les performers que nous incarnons ne sont que des rouages de la machine, ils doivent tenir leur rang : ils disent leur texte, il ne leur appartient pas d’improviser. Le joueur est logé à la même enseigne. Tout le jeu que nous laissent habituellement les Persona ou les Shin Megami Tensei est ici éliminé. On peut bien choisir quelle arme équiper, quelles compétences développer, mais la structure du jeu limite strictement notre liberté. Impossible ici de choisir quelles amitiés privilégier, ou d’assembler par le biais de fusions soigneusement choisies une équipe de démons. Les pouvoirs et les relations se débloquent progressivement au fil de la campagne, qui nous assomme au passage de bavardages via un réseau social supposé donner un peu de profondeur à nos abrutis de compagnons. Notre seule vraie liberté est de grinder jusqu’à plus soif, et le jeu a même un DLC qui permet de grandement faciliter le processus. On a vu moins cynique.
Consommateurs
Manette en main, TMS nous relègue au rang de simple consommateur. Le jeu requiert avant tout notre passivité : devant les dialogues qui s’éternisent, pendant les combats qui se répètent et qui donnent lieu à d’infernales combos, qu’on ne peut interrompre alors qu’elles dépassent souvent la minute. Les quelques boss un rien tordus, les petites énigmes qui parsèment les donjons ne suffisent pas à dégager le jeu d’un profond ennui. Entre chaque donjon, on est tout juste libre de dépenser l’argent patiemment accumulé : acheter une combinaison un rien coquine, refaire les stocks au supermarché et gagner des bons de loterie. C’est comme si le jeu admettait qu’il ne souhaite rien d’autre que notre acceptation tacite de client, qui achète pour tuer le temps. Contrairement à Persona 4, qui n’excluait pas la dimension consumériste mais la transcendait en limitant le temps disponible, les achats ne sont pas significatifs, ils n’impliquent aucun sacrifice, si ce n’est celui de notre temps libre.
Ce n’est sans doute pas un hasard si la fiction consumériste de TMS nous fait incarner des lycéens, et si elle semble avant tout destinée à un public adolescent – ainsi qu’à une poignée d’otakus avides de nymphettes —. Tout est comme si le jeu servait de point de passage pour les clients Nintendo, depuis la liberté ensoleillée de l’enfance qui est le domaine de Mario, vers le statut d’adolescent consommateur, que l’éditeur voudrait bien retenir. Pour ce faire, le jeu s’inscrit dans la mythologie du télé-crochet, qui est une fabrication complète, une garantie falsifiée d’authenticité. Comme toute falsification, cette mythologie repose sur un usage savant de l’antiphrase : on ne cesse de répéter aux candidats, et donc aux téléspectateurs, d’être eux-mêmes, créatifs, originaux, tout en les obligeant par les conseils apparemment bienveillants, par le processus de sélection même, à se conformer au moule prévu d’avance, et à chanter – ou à acheter — l’exacte soupe qu’on avait l’intention de leur voir servir.
Les héros de TMS sont donc bien confrontés à l’enfer : c’est le monde conformiste qu’ils entendent défendre de la noirceur, cette même noirceur qui faisait tout le charme vénéneux des meilleures productions d’Atlus, et qu’il s’agit de combattre au profit d’une version idéalisée fluo d’un Tokyo décadent et nunuche. Le jeu baigne dans l’inculture toxique qui entend transformer les adolescents en moutons consuméristes : les corps – spécialement féminins – ne sont que des bibelots à fantasmes, l’obéissance prétend nous offrir l’accomplissement personnel, la passivité du client est notre seul horizon.
Il ne faut donc pas s’étonner que les adolescents, japonais comme français d’ailleurs, ne soient pas vraiment empressés de jouer le jeu qu’offre cet idéal de consommation amorphe.
Notes
[1] Le titre fait référence à la série mère, Shin Megami Tensei, dont le jeu reprend le système de combat. Mais l’atmosphère légère et les personnages s’apparentent plus à ceux des Persona, plus vendeuse.
Vos commentaires
Cédric Muller # Le 1er novembre 2016 à 16:32
Non. Il ne faut pas s’étonner. En revanche, ils s’empressent pour faire la guerre, virtuelle. Intéressant. Aucun jugement moral de ma part. Juste intéressant.
L’article est très bon.
Bobophonique # Le 5 novembre 2016 à 08:24
J’ai personnellement aime ce jeu, certes moins profond que Persona 3 et 4, mais très bien fini, et doté d’une ergonomie parfaite et d’un habillage graphique rutilant. Du pop art, en somme. Par ailleurs, je choisis 100 fois ce conformisme nunuche, face au conformisme morbide des étudiants en premier cycle de sciences sociales qui décryptent le monde depuis le fond d’un puits.. c’est ce qu’oublient souvent en effet. Is petits prédicateurs modernes : tout ça n’est pas sérieux,et il est évident, si l’on a pratiqué les autres jeux d’atlus, que cette affectation de réhabilitation spirituelle de la soupe poppy est une plaisanterie douce-amère. Un détail au passage : quand je vois que tout élément erotique est aujourd’hui qualifié de "rance" dans la presse jeu vidéo, je me dis que cette jeunesse qui ne se laisse pas avoir par le marketing est en revanche mûre pour les barbus ;)
Martin Lefebvre # Le 5 novembre 2016 à 15:52
Le gars qui te traite de prédicateur parce que tu as l’audace de ne pas apprécier un jeu étant évidemment un modèle d’ouverture. :)
J’ai vraiment essayé de prendre le jeu pour une plaisanterie, sauf qu’au bout de trente heures de jeu je cherchais toujours la chute. Je crains malheureusement que TMS ne se soit un peu trop laissé entraîné dans sa nunucherie pour prendre la moindre distance.
Mais sinon l’érotisme n’est pas forcément rance. Il n’y a pas que TMS dans la vie.
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