« More an exercise in frustration than fun » : dans sa review pour allgame.com, Earl Green a tout dit. Ce Chuck Norris Superkicks de 1983 a tout de l’underdog. Il mord plus qu’il ne caresse. C’est quoi un jeu vidéo qui n’est pas fun ?
Chuck Norris a un gros problème avec l’herbe. C’est que l’herbe tue Chuck Norris. Alors il reste tant bien que mal sur le chemin. Ou plutôt il y resterait si les contrôles n’étaient pas aussi pourris. Ensuite, un peu plus tard, Chuck Norris rencontre de gros problèmes avec les ninjas. C’est que les ninjas sont sans tendresse pour Chuck et qu’ils l’éclatent, en traître, à plusieurs même, dans une grande fête, dans une grande orgie de lattage de Chuck Norris. En fait, Chuck Norris est un gros problème.
Chuck Norris Superkicks est sorti en 1983 sur la console VCS 2600 d’Atari. Je pense à toi qui as peut-être tenu sa cartouche en plastique dans la main, observé, tourné et retourné la jaquette du jeu en rentrant du supermarché, dans le bus, quand tu croyais encore que Chuck Norris ne pouvait pas mentir à ses fans. Et qu’est-ce que tu as été déçu !
Super Kick est un jeu du crépuscule, d’avant la grande crise de 1984 qui enverra toute l’industrie US des jeux vidéo au tapis. Un jeu d’avant Mario, d’avant les champignons magiques. Un jeu du joystick qui couine dans la main et répond mal plutôt que du pad. Probablement l’un des pires jeu au monde. L’un des plus buggés, l’un des plus rageants, l’un des plus moches. L’un des plus cons. Saloperie de jeu de merde.
La famille cabossée
Et pourtant, j’ai envie de tout sauf de me moquer de Chuck. Ça, pour ricaner sur youtube, il y a du monde ! « Regardez comme les contrôles sont buggés, regardez comme Chuck se fait défoncer par la bande de plagistes en pyjamas bleus, et il ne peut même pas marcher sur l’herbe, ce con. Ah ah ah ah ! » Le rire mauvais se prolonge, mais si vous pouviez savoir comme cela l’indiffère, Chuck, votre mauvais rire.
Superkicks appartient à la grande famille des jeux injouables, à cette fratrie cabossée et bordélique qui par ses échecs nous en apprend plus sur le jeu vidéo que les grandes machines rutilantes, les boites noires et lisses de l’industrie (qui a dit Uncharted ?). Chuck, as-tu des frères et des sœurs ? Oui, assurément : avec le simulateur allemand de moto-crotte sur lequel Jim Rossignol a écrit un beau papier, et ses cousins comme l’inénarrable « filière bois simulator » et autres du même acabit, ou encore ces bishojo et érogé du Japon qui nous parviennent si rarement, incompréhensibles, barbants, bavards et mystérieux.
Tous ces jeux sont pour nous des énigmes sans mode d’emploi : mais comment peut-on jouer avec ça ? Par où est-ce que je pourrais y prendre mon (super) pied ? Et pour Chuck, c’est même encore pire, puisqu’à la distance géographique s’ajoute l’éloignement dans le temps. Chuck Norris Superkicks relève de ce qu’on pourrait appeler le hardcore retrogaming, ces jeux si exigeants qu’ils sont quasiment impraticables aujourd’hui. Essayez donc un peu le premier Metal Gear [1] pour voir ! Ce sont des jeux qui nous viennent d’un autre monde d’expérience, et que l’on ne peut comprendre que par le ressouvenir ; se souvenir qu’on pouvait y jouer, gamins et gamines, à des jeux comme ça.
Chuck et le néant
Alors, ok pour faire de Chuck Norris un underdog. Il n’est pas beau, pas très intelligent, rien ne le sauve si ce n’est le désarroi qu’il provoque : « mais c’est quoi ce truc ? » Il faut suivre le fil, dérouler la pelote et comprendre ce que c’est que cet objet là : pourquoi y a-t-il Chuck Norris plutôt que rien ?
Super Kicks est publié par Xonox en 1983, une boite dont la laideur du nom n’a d’égale que son insignifiance à l’aune de l’histoire générale des jeux. Pour comprendre Chuck, il faudrait comprendre Xonox. Peu d’info, mais en cherchant bien, on tombe sur une interview des patrons en 1984 pour Video Games Magazine.
Xonox, c’était K-Tel, une boite spécialisée dans les compils musicales et « greatest hits » : le meilleur du heavy metal, mais aussi les 25 plus belles polkas de tous les temps. Et un jour ces types se sont dits qu’il fallait faire des jeux vidéo. Le marketing a ses raisons que la raison ignore, aussi ont-ils inventé le système « double enders » : deux jeux sur une seule cartouche, enfichable par les deux bouts. « Twice the fun for the price of one » : deux daubes pour le prix d’une. Il suffisait d’y penser. Et surtout pas de développement en interne. Les jeux sont réalisées par de toutes petites équipes disséminées dans le pays, façon cottage industry surexploitée.
Xonox fait partie de toutes ces sociétés de jeux vidéo qui ont poussé de nulle part à la suite du procès d’Activision contre Atari. Lequel a donné l’autorisation à des éditeurs tiers de publier sur une console dont ils n’étaient pas le fabricant. Il y a eu un moment où n’importe qui avait un studio de jeu vidéo pour publier n’importe quoi.
Aux côtés du Chuck Norris, il faudrait mettre l’immonde Crypts of Chaos, l’une des rares tentatives pour exporter le RPG sur la VCS en dépit de toutes les insuffisances matérielles, que l’on doit au studio créé de manière ad hoc par la Fox. Il faudrait mettre les jeux de la société suédoise Mystique, racistes, sexistes et révoltants comme le Custer’s Revenge où le joueur est invité à violer une indienne attachée à un poteau. Il faudrait mettre le Riddle of the Sphinx par Imagic, jeu d’aventure en monde ouvert, étrangement beau, radicalement injouable.
C’est le monde de Chuck, cette grande poubelle des jeux de la VCS d’avant le crash, ces jeux trop vite codés, vendus trop chers et bientôt soldés, qui ont dégoûté les acheteurs et saturé le marché. Vite du fric à faire. Xonox avait acheté pour si peu de temps les droits sur la marque Chuck Norris que le jeu a du être renommé en Kung Fu Superkicks.
I am your father, Link
Toutes les histoires du jeu vidéo racontent la même histoire. La crise de 1984 est une crise de surproduction. Trop de jeux, de mauvaise qualité, se sont accumulés dans les bacs. Les revendeurs ont voulu déstocker. Les prix ont chuté jusqu’à ce que les cartouches se retrouvent sans valeur aucune, bonnes à balancer à la décharge. Parfois, on ajoute aussi qu’il y avait la crise économique et la concurrence des micro-ordinateurs.
Mais on en revient toujours à la même rengaine : c’est la faute aux underdogs, c’est la faute aux éditeurs tiers, ce sont eux qui ont noyé le marché. Et derrière cette rengaine, on entend la voix des consoliers, Nintendo en tête pour justifier leur politique de contrôle absolu et abusive sur les éditeurs. C’est aller un peu vite en besogne et oublier qu’Atari en particulier a produit pour sa propre console un sacré lot de daubes home made. C’est aller un peu vite en besogne et oublier tout ce que les jeux vidéo doivent à la créativité anarchique de ces années là.
La VCS est une console étrange, parce qu’elle n’est pas vraiment encore du salon et qu’elle est restée à la remorque de l’arcade. Elle doit l’essentiel de son succès au portage de Space Invaders. C’est une console de salon, mais sans jeux bien à elle, sans jeux adaptés aux exigences de ce nouvel espace.
Par contraste, c’est bien à Nintendo et à la NES que l’on doit l’invention des jeux du salon : Super Mario Bros., Zelda, Dragon Quest [2], et les autres, ces mélanges entre gameplay pousse-bouton de l’arcade et exploration d’un monde en profondeur à la manière des machines de bureau. Mais entre la VCS, console de l’arcade et la NES, première véritable console du salon, on oublie nos underdogs.
Je rêve d’une scène (malheureusement coupée au montage) où l’on verrait Chuck annoncer à Link ahuri qu’il est son père. « I am your father, Link ! » dirait Chuck. Et ce n’est pas faux. Il y a quelque chose d’étrange avec le héros de Zelda, c’est qu’il est né de l’immaculée conception, le bonhomme. On en sait un peu sur ses grands-parents (A Link to the Past, Wind Waker), il est vaguement question de sa mère (Ocarina of Time). Mais jamais de son père. Étrange, non ? C’est que le père c’est Chuck. Link est le fils caché de Chuck Norris.
Ce Superkicks de 1983, si mauvais, est en même temps un jeu extraordinairement ambitieux, rapporté à la production de l’époque. Quelque part, dans un trou paumé des États-Unis, le type qui a codé ça pour trois francs six sous, pour Xonox, y a mis une passion folle. Chuck Norris Super Kicks est un jeu incroyablement complexe. Non seulement, il intègre plusieurs tableaux et varie les gameplays, mais il anticipe aussi sur la grande formule du RPG japonais, avec ce mélange entre des phases d’exploration en vue de dessus et des phases de combat en vue latérale. Ce qui s’invente là, avec toutes les limitations de la VCS, ce sont les premiers jeux du salon, sur le mode de l’aventure-action. Superkicks est à Zelda ce que le Pitfall ! [3] d’Activision est à Super Mario Bros., une sorte de vilaine esquisse, de brouillon froissé, mais qui ouvre une voie inédite. Les meilleurs jeux sont toujours des promesses. Les titres du salon, les grands jeux auxquels sont attachés le nom de Nintendo ne sont pas nés de la cuisse de Jupiter ou de Miyamoto, mais de la grande poubelle des jeux de la VCS.
Il faut faire, envers et contre tous, l’éloge de l’Underdog. Parce qu’il se fiche bien du fun, parce qu’il distribue ses Super Kicks, parce qu’il a couché avec la mère de Link sans le dire à personne. L’underdog est un cynique à l’ancienne. Il a mauvais caractère, il ne se soumet pas. Un jour, un homme le fit entrer dans une maison richement meublée, et lui dit : « Surtout ne crache pas par terre. » Diogène, qui avait envie de cracher, lui lança son crachat au visage, en lui criant que c’était le seul endroit sale qu’il eût trouvé et où il pût le faire. Diogène, Chuck, même combat.
Vos commentaires
Laurent / Jvbib # Le 4 novembre 2011 à 10:49
Bravo et merci pour ce billet, que j’ai lu avec plaisir.
"des jeux qui nous viennent d’un autre monde d’expérience, et que l’on ne peut comprendre que par le ressouvenir ; se souvenir qu’on pouvait y jouer, gamins et gamines, à des jeux comme ça"
À l’inverse, ce serait intéressant de chercher parmi les vieux jeux ceux qui peuvent encore se jouer avec plaisir aujourd’hui, sans les avoir connus à l’époque de leur sortie. C’est-à-dire ceux dont le gameplay n’a pas trop vieilli. C’est peut-être en partie subjectif mais comme ça je dirais des jeux comme Lemmings (1991), Skweek (1989), Bubble Bobble (1986)... Si on essaie de remonter plus loin, Joust (1983)... Ce serait intéressant aussi pour chacun de ces jeux de tracer leurs "ancêtres", ce dont il se sont inspirés et aussi ce qu’ils ont apporté de nouveau. Bref, une idée de papier, de rubrique, pour merlanfrit, ou barredevie ?
Martin Lefebvre # Le 4 novembre 2011 à 10:56
Les puzzle games vieillissent plutôt pas mal, Tetris en tête, mais c’est parce que ce sont des jeux très jeux, qui sont en quelque sorte moins pris dans les cadres narratifs / mimétiques de leur époque... C’est quand on essaye de représenter de la baston contre des ninjas avec trois bouts de pixel qu’on risque de mal vieillir.
Et puis les vieux jeux d’action avaient besoin d’une difficulté énorme pour masquer le faible nombre d’assets.
Je suis sûr que je rejouerais avec plaisir à Fruity Frank tiens.
Ce qui serait amusant de se demander aussi, c’est ce qu’on pensera des gros jeux d’aujourd’hui dans 20-30 ans. Que restera-t-il d’Uncharted ou de CoD ? Seront-ils injouables ?
Mathieu Triclot # Le 4 novembre 2011 à 11:15
J’ai l’impression que l’aventure 2D est jouable avec le même plaisir (ou même plus de plaisir : cf ce que j’avais écrit sur Broken sword : http://www.gamersepicerie.com/?page...). Mais l’étrangeté, la distance sont aussi intéressantes : il faut réapprendre de bons branchements de soi avec le jeu. Cela révèle cette discipline qu’est le jeu vidéo. Un de mes grands trucs en ce moment consiste à rejouer les jeux des années 1970 sur le système PLATO (en gros les premiers RPG, donjon crawlers). Il faut réinventer une manière d’y jouer : tracer les cartes à la main, par exemple. Je trouve aussi que l’aventure en mode texte (adventure, zork) garde un charme incroyable. Il y avait une qualité d’écriture adulte, qui s’est perdue. Mais ce n’était pas des jeux pour les gamins de toute façon.
Uncharted, CoD dans 20 ans : mais est-ce qu’il y aura encore du jeu vidéo dans 20 ans ? :)
ippo (le naïf) # Le 4 novembre 2011 à 11:30
Vraiment très intéressante cette démarche.
Plutôt que de nouvelles convictions, ce texte fait naître beaucoup d’interrogations.
Et s’interroger, c’est avancer, c’est agir, donc c’est se sentir vivre. Donc merci beaucoup pour ce texte.
Cependant, il y a quelque chose qui me chagrine dans cette parenté proclamée entre le jeu "mineur", bancal, mais "portant fermement de traviole son originalité" (comme le dit l’édito du dossier Underdogs), et son enfant "réussi" et porté à la lumière.
Ce dernier hériterait, et se servirait, en quelque sorte, des errances de ce père spirituel et boiteux, dont il ne sait rien, pour exister tout court et ainsi réaliser admirablement ce que ce père n’avait fait qu’esquisser.
Même si dans le cas évoqué ici, entre Chuck et Link, est très intéressant, il y a quelque chose qui me dérange dans cette idée de "de brouillon froissé [de l’underdog] qui ouvre une voie inédite" : oui, c’est peut-être le cas, mais à mon sens uniquement rétrospectivement.
C’est une idée que l’on peut se faire à distance, avec une vue d’ensemble, et plus tard. Après coup.
On analyse, on décrit une histoire, mais était-ce réellement ça l’histoire ? Si on réécrit l’histoire, c’est de l’interprétation.
Cela reste très intéressant, cela fait réfléchir, mais cela n’arrive pas à me convaincre du bienfondé de l’underdog, en tous cas dans cet exemple particulier où le jeu n’est même pas un minimum "plaisant".
Même fait avec passion, même novateur dans ses idées qu’il n’a pas réussi à mener jusqu’au bout par manque de moyen et d’ambition, Chuck Norris Superkicks (auquel je n’ai pas joué, je me fie à vos dires) reste un jeu mauvais. Voire très mauvais.
Si certaines de ces ambitions ont été concrétisées "indirectement et spirituellement" par la suite, notamment par The Legend of Zelda, la chronologie historique (des dates) et économique (ce jeu est un exemple de ce qu’il ne faut pas faire, mais qui aurait été pas une si mauvaise idée, au fond ?) pourrait effectivement nous tenter d’établir ce lien de parenté, et cette nécessité de passer par le fumier (Chuck) pour faire naître la fleur (Link). Ok.
Mais, et si d’un autre coté, le père de Link, c’était tout simplement la créativité ? L’envie de donner vie à quelque chose de mémorable, de jouable, de fun, d’agréable (le contraire de Chuck Norris Superkicks) ? Et si cette envie ne venait pas, chez son créateur, des échecs d’un passé qui n’est pas le sien, dont il n’a peut-être pas connaissance d’ailleurs, mais bel et bien d’une envie positive de dépasser le meilleur.
Pas de faire "mieux que le mauvais", mais de faire "mieux que le bon".
En clair, de se dépasser soi-même, pas de dépasser le pire de ce qu’on fait les autres.
C’est ma vision naïve des choses, et cette paternité spirituelle, du fumier lointain qui donne la fleur ici, me parle moins que celle de la graine passionnée qui fait également naitre cette même fleur.
Le père spirituel de Zelda, reste encore pour moi la créativité de Miyamoto.
(Ce qui ne retire en rien la nécessité et le droit à l’existence des underdogs !)
Pierrec # Le 4 novembre 2011 à 12:38
Cet article m’a totalement conquis puis le commentaire d’Ippo m’a un peu déconquis puis mes propres réflexions m’ont reconquis. :)
D’un côté, j’ai en effet du mal à imaginer Miyamoto regarder ce jeu déglingué qu’est Chuck Norris en se disant : Hééé, je pourrais en tirer un truc pas mal, mais au fond, ce n’est pas vraiment ce que tu as écris. Je ne pense pas que ce soit un underdog qui puisse donner par la suite engendrer un bon jeu, mais la masse de ces underdogs : des idées qui flottent un peu partout et qu’on saisit au vol sans s’en apercevoir.
ça me fait penser à la polémique des petits protos indés repompés sur iOs par d’autres créateurs qui parviennent à se faire du pognon avec leur concept. Je pense notamment au cas de Wavespark - Tiny Wings. Certains ont hurlé au plagiat (moi y compris, je l’avoue) mais avec le recul, j’arrive à croire en la bonne foi du créateur de Tiny Wings. Celui-ci a joué à Wavespark, c’est certain, mais j’ai du mal à croire qu’il ait pu se dire "Oh ! Je vais tirer un super jeu de ce concept !". Je l’imagine plutôt y avoir joué en se disant "C’est quoi cette daube ?", puis, le temps aidant, l’idée de Tiny Wings lui ait venu, sans qu’il ait consciemment fait le rapprochement.
J’ai l’impression que c’est un peu comme ça que ça marche pour les affreux underdogs tels que celui présenté ici : tellement horrible en surface qu’on ne peut pas lui reconnaître la moindre qualité, et pourtant, le simple fait d’y avoir joué laisse des traces indélébiles.
Mais je suis peut-être à côté de la plaque
Mathieu Triclot # Le 4 novembre 2011 à 15:20
"I am your father Link", c’est plus de la provocation, qu’une thèse historique étayée ;) Et pourtant, ce qui continue à me plaire dans cette affaire, c’est l’idée que l’on puisse faire une sorte d’histoire naturelle des jeux, sans auteurs, comme s’il y avait des poussées formelles qui se stabilisaient ici ou là.
La VCS ou la 2600 est vraiment un objet étrange. C’est la première à avoir vraiment percé en masse dans les foyers, avec une durée d’exploitation ultra-longue. Pendant longtemps, j’ai cru que l’on ne pouvait y trouver que de (plus ou moins mauvaises) conversions d’arcade. En réalité, il y a toute cette zone de jeux étranges comme ceux qui sont cités dans le papier, où on a vraiment l’impression que quelque chose se cherche. Et que ce quelque chose, ce sont les jeux du salon : pas les jeux de l’arcade, pas les jeux de l’université, pas les jeux du bureau.
Même si on prend la NES, par exemple, il est frappant de voir que tous les grands RPG US y ont été adaptés ou même les jeux d’aventure à base de verbes qui ont précédés les point&click (atroces à jouer au pad). C’est typique de ce décalage entre jeux du bureau et jeux du salon (et cela ne tient pas qu’aux contrôleurs).
On pourrait dire de ce Chuck Norris que c’est l’un des premiers jeux de la console. Un autre truc dont je ne parle pas, par exemple, tient à l’usage du timer. La phase sur la première carte est limitée en temps. C’est un dispositif qui est repris de Pitfall, un jeu d’exploration, mais limité à 20 minutes (je crois). C’est vraiment bizarre comme système. Mais cette question du temps étaient centrale dans l’arcade (il y a eu des timers limitant les temps de jeu arbitrairement selon le réglage de l’exploitant). Quelque chose se cherche avec ces jeux. Il faudrait aussi citer le célèbre Adventure de Crowther qui est typique des jeux de la VCS : ambitieux, mais terriblement limité par la console elle-même.
En tout cas, merci pour la qualité de vos commentaires. Ça fait de ce merlan frit un chouette espace !
ippo (le naïf) # Le 4 novembre 2011 à 16:21
"c’est plus de la provocation, qu’une thèse historique étayée ;) Et pourtant, ce qui continue à me plaire dans cette affaire, c’est l’idée que l’on puisse faire une sorte d’histoire naturelle des jeux, sans auteurs, comme s’il y avait des poussées formelles qui se stabilisaient ici ou là."
Cette "provocation" constitue dans la forme comme dans le fond une idée intéressante qui pousse à la réflexion, merci à vous !
Willvs # Le 4 novembre 2011 à 17:51
Mathieu, ça me fait plaisir que tu cites Adventure, parce que c’est le premier contre-exemple qui m’est immédiatement venu en tête en lisant ton opposition entre l’Atari VCS et la NES.
Je trouve tout de même que ta lecture de la NES est très rétrospective : à l’époque de la Famicom, Nintendo ne cherche pas à faire autre chose qu’Atari, proposer aux enfants et aux parents une alternative pour jouer aux jeux de l’arcade à domicile. Ce n’est pas anodin si la console est calibrée pour faire tourner Donkey Kong, et si Donkey Kong, Donkey Kong Jr et Popeye font partie des jeux de lancement.
Parler du timer est très intéressant je trouve, c’est effectivement l’exemple typique de l’influence d’un modèle économique propre à l’arcade sur le game design : les parties doivent être courtes pour optimiser le roulement et la rentabilité de chaque borne.
Mais si on regarde bien Super Mario Bros, lui aussi intègre un timer, et le jeu est d’ailleurs sorti en arcade aux Etats-Unis, avant que d’avoir été disponible sur NES. A l’inverse, le genre action-aventure existe bien avant Zelda, même s’il est moins populaire, y compris en arcade avec Venture et Wizard of Word. L’opposition entre Atari-GD arcade d’un côté et Nintendo-GD console de l’autre mérite donc d’être très nuancée.
L’élément déclenchant, c’est probablement la chute de prix de la mémoire et la sortie du Disk Driver : les deux ont permis, voire encouragé les jeux consoles à s’étendre dans le temps, à leur rythme de s’élaguer, et finalement de s’étendre en espace. Ce n’est pas anodin si Super Mario Bros, jeu Famicom, est encore un jeu en ligne droite, avec des décors récurrents et de nombreux jeux de color swap, tandis que Zelda et Metroid se permettent le backtracking, l’exploration, l’errance : le premier sort sur cartouche non réinscriptible, les deux autres sur disquettes réinscriptibles (et sur cartouche avec puce mémoire en Occident, grâce à la baisse des prix). C’est vraiment là que se joue, je pense, l’éclosion du game design "de salon".
Sinon petit aparté historique, pourquoi parles-tu de crise de 1984, et non de 1982 comme il est généralement de coutume ? .
Mathieu Triclot # Le 4 novembre 2011 à 21:56
Je suis d’accord avec ce que tu dis Will. J’ai toujours été frappé par l’écart entre le catalogue de la Famicom (avec des daubes qui ne dépareilleraient pas sur la VCS et/ou le même bundle en jeux de lancement avec le mélange arcade + pseudo-éducatif et jeux tradi) et celui de la version américaine NES. Tu as raison d’insister sur la dimension technique avec les différents upgrades. C’est intéressant ce que tu dis sur le backtracking et ce que ça ouvre en termes de rapport à l’espace.
Bien sûr qu’il y a de l’aventure-action ou même du platformer d’exploration en arcade, mais j’ai aussi l’impression que l’on peut dire que ce principe d’exploration d’un monde en profondeur (qui existe depuis très longtemps dans la tradition du jeu universitaire) n’est guère "adaptée" à l’exploitation en arcade et beaucoup plus à sa place dans l’espace domestique, où la question de la limitation du temps de jeu ne se pose pas de la même manière.
Sur l’inversion des priorités arcade/salon, un objet que je trouve marquant est le playchoice 10 : le système de Nintendo pour les arcades, qui n’est ni plus ni moins qu’un système de location à la durée d’une NES (améliorée un peu graphiquement je crois). 1985 ? 1986 ? Je ne me souviens plus.
Du coup, on paye à la durée pour jouer aux jeux de la console ; c’est une destruction complète du système de l’arcade (accélération limitant le temps de jeu, opposée au skill du joueur). Là, le skill ne compte plus, puisque le temps est fixe. Nintendo s’en vante dans ses pubs aux exploitants en expliquant que les bons joueurs ne monopoliseront pas la machine... ce qui ressemble à la lutte éternelle hardcore vs casual !
Quant à 1982, on peut aussi considérer que c’est le pic ou le début de la fin (dernier trimestre les pertes d’Atari ?). 1984, c’est le crash, faillites, démantèlement et clés sous la porte. Mais il y a encore une quantité de jeux produits/sortis en 1983-84. Faudrait vérifier les données, je n’ai pas les sources sous la main.
DrNoze # Le 5 novembre 2011 à 09:34
Superbe papier rempli d’humour.
Je découvre l’épicerie du gamer : mais quel excellent blog ! Alors merci pour le lien ^^. On y retrouve en friche et, encore une fois, avec beaucoup d’humour, les grandes lignes de ton bouquin et c’est un réel plaisir d’y parcourir des reviews intelligentes et décomplexées, dans une forme à la limite du trollesque (mais avec classe hein, no offence !). Les papiers sur GTA ou RDR sont excellents.
Le site à l’air malheureusement en stand by depuis quelques temps. Alors big up aussi à Liquid en attendant le retour de l’épicerie ! ^^
Willvs # Le 5 novembre 2011 à 13:29
Très bien vu l’exemple des Play Choice 10, surtout que Nintendo avait deux gammes différentes de bornes d’arcade au moment de la NES : les VS, la gamme historique, classique, et les Playchoice, qui étaient clairement présentés comme un accès au catalogue NES. Malheureusement il est très dur de trouver des sources précises sur le calendrier de ces deux gammes, mais à ma connaissance Vs Super Mario Bros est distribué aux Etats-Unis dès le début de l’année 1886, et 1985 à New-York, et sert à promouvoir le lancement de la NES avant sa distribution nationale, au moment où le marché des consoles est donné comme mort, et le marché de l’arcade vivote tant bien que mal. Les PlayChoice arrivent plutôt vers 1987-1988 (mais j’aimerais en avoir confirmation), et semblent témoigner au contraire du regain d’intérêt des consoles de salon : on ne vend pas une démonstration technique, comme c’était le cas avec les Vs, mais l’accès à des jeux console populaires et pour la plupart exclusifs (Metroid, Megaman III, Castlevania...). Wikipedia donne 1986, mais cela me semble étonnant, la console n’est même pas encore disponible partout aux Etats-Unis à ce moment là, donc l’idée de rendre accessible en arcade les jeux les plus populaires serait assez anachronique. Edit : si j’en crois la minuscule légende en bas à gauche de cette page, c’est 1987 au Etats-Unis (http://flyers.arcade-museum.com/?pa...). Ce flyer ne comporte que des jeux de 1983-1985 en revanche, mais présentés comme des best-sellers (http://flyers.arcade-museum.com/?pa...).
Tout à fait d’accord sur le fait que l’aventure-exploration appartient par nature au registre du jeu vidéo de salon. Un timer, ça vous change un jeu :-) Il serait intéressant de voir quels autres différences de gameplay typiques de l’opposition arcade/console ont pu permettre au genre de l’aventure/action de se développer. La disparition du timer en est un, mais la suppression de l’extra-life aussi (encore présente dans Super Mario Bros d’ailleurs, non dans Zelda, du moins pas sous une forme cumulative), la suppression du hi-score (idem, présent dans SMB, pas dans Zelda, ce qui donne à SMB une double lecture skill/complétion, là où Zelda n’est que pure complétion). Et, bien sûr, l’apparition de la sauvegarde, même s’il s’agit moins d’une idée de gameplay que d’une évolution technologique. Mais je suis sûr que l’on peut en trouver d’autres encore. Pour l’instant, je ne me l’étais jamais formulé ainsi, mais il me semble de plus en plus évident que Super Mario Bros est viscéralement un jeu arcade, et Zelda viscéralement un jeu de salon. Que Zelda ait été initialement un projet arcade avant de basculer sur FDD avec l’ajout d’un overworld est probablement signifiant.
Ok pour la crise de 1982/1984. Je suis tellement habitué à lire 1982, date à laquelle le marché se retourne effectivement, à l’automne très exactement. 1983 est la première année pleine de récession pour le secteur. Je n’ai pas de chiffre en tête pour 1984, mais ce n’était pas la fête non plus, pas plus que 1985. Le marché redémarre vraiment en 1986. Mais il n’y a pas beaucoup d’études sérieuses sur cette crise, malheureusement, du moins à ma connaissance.
Mathieu Triclot # Le 5 novembre 2011 à 14:08
Je trouve qu’il y a quelque chose d’original dans le SMB : le rapport graphique assumé au dessin animé, la figurine animée, les niveaux cachés, le haricot magique, qui renforce la dimension d’exploration. (Et comme je viens de recevoir ton livre (merci pix !), je le regarderai sans doute différemment après coup ; il y aurait un truc à faire sur une dissection à plusieurs voix de SMB).
Et puis je crois qu’on peut même se dire à rebours que les jeux d’arcade de miyamoto sont déjà curieux. Par exemple, je suis frappé par la structure ternaire de Donkey Kong, avec la fille (Pauline ?) à sauver. C’est comme s’il y avait soudain un but positif dans le jeu d’arcade et non plus seulement le face à face de soi face à la machine, la mesure de soi face à la machine qui triomphe toujours à la fin. Donc on trouvera probablement des déplacements continus sur la ligne arcade/salon plutôt qu’une rupture claire et nette et absolue. Il faudrait examiner un continuum Donkey Kong - Zelda en regardant ce que le jeu investit.
Pour la crise, j’avais regardé le nombre de jeux produits en arcade et, de mémoire, on ne constate pas un effondrement. Ce qui veut dire que la crise est américaine et qu’elle n’affecte pas du tout de la même manière le reste des pays producteurs. En revanche aux US, un très bon indicateur ce sont les faillites et/ou fermetures... Et là, c’est effectivement terrible. Ce qui explique que Nintendo ait eu à ce point là le champ libre. Il ne reste aucun des trois consoliers majeurs en 1986 : Atari, Mattel, Coleco.
bougre # Le 5 novembre 2011 à 14:34
"Et comme je viens de recevoir ton livre"...
Willvs, c’est William Audureau ? Mon Dieu, mais c’est le cercle ici ! Ravi de vous lire tous, en tous cas (sur papier comme sur écran). ^^
Mathieu Triclot # Le 5 novembre 2011 à 15:13
Je suppose, je suppose, peut-être un imposteur ? :)
Willvs # Le 5 novembre 2011 à 16:05
Damned, tu ne l’avais pas encore ? Fallait me le dire ! Toutes mes excuses Mathieu, tu aurais dû le recevoir depuis bien plus longtemps.
La structure ternaire de Donkey Kong est décalquée de Popeye (le héros populaire, la brute amoureuse, la fiancée qu’on s’arrache), mais effectivement, dans le jeu vidéo, c’est très inédit pour l’époque. (Pac-Man / les fantômes / la Pac-gomme, ça compte ? :) )
On voit déjà assez clairement le glissement d’un GD de culture ingénieure aux Etats-Unis à un GD de culture mangaka au Japon au cours des années 76-81, avec l’humanisation des ennemis dans Space Invaders (non plus des vaisseaux spatiaux, mais des visages), leur personnification dans Pac-Man (avec des différences de nom, de couleur, et surtout de comportement), et enfin l’implémentation, au moins scénaristique, d’une vraie personnalité dans DK (le monstre maladroit, amoureux, jaloux...). Il y a clairement une tendance à la scénarisation, que formaliseront Zelda et Dragon Quest, et qu’il serait intéressant de comparer aux jeux de rôle et d’aventure occidentaux (Cave Adventure, Zork, notamment ; Adventure est plus ambigu dans son positionnement). Ce serait un peu massif, mais je me demande si on ne pourrait pas expliquer la scission entre JDR et J-RPG par Space Invaders, cette invention du visage dans le jeu vidéo, et par extension du character design, dont la principale conséquence structurelle sera d’interdire au jeu de rôle japonais la représentation en vue subjective, aujourd’hui quasi-consubstantielle au jeu de rôle occidental.
Je digresse un peu, mais disons que par rapport à cette idée d’un face-à-face avec la machine, en jouant un peu sur les mots, on pourrait dire que le jeu vidéo japonais, dont découle pour beaucoup le jeu console qui nous intéresse, est obsédé par un face à face littéral, non pas compétitif, mais scénaristique : le jeu vidéo japonais cherche des visages, et par extension des histoires, des personnalités, des rencontres, là où le jeu vidéo occidental et notamment américain peut se montrer beaucoup plus facilement formel et fonctionnel.
Ca rejoint un peu ce que tu dis de Super Mario Bros : derrière la prouesse de level et de game design, les qualités purement mécaniques du jeu, il y a un effort pour rendre l’aventure évocatrice, beaucoup plus que les autres titres de son registre à l’époque. En tout cas, évidemment partant pour la dissection à plusieurs voix).
En passant, question : quelqu’un a souvenir de l’usage de points d’interrogation dans un jeu vidéo avant SMB ? Il doit forcément y en a voir, mais rien qui me vienne en tête spontanément. Ils participent également du jeu de sens qui s’opère entre SMB et le joueur, aux côtés des blocs invisibles, des items évocateurs, du level design initiatique, etc.
Mathieu Triclot # Le 5 novembre 2011 à 16:42
Ça c’est une belle analyse !
Encore quelque chose qui me frappe : le RPG US des débuts c’est toujours la même histoire - vaincre le méchant sorcier qui envoie des hordes de monstres ; le sorcier occupe la place du programme ou de l’ordinateur : une fois vaincu, (le jeu s’arrête et son envoûtement aussi !). On est dans le face à face avec la machine.
Du côté du JRPG, on va passer à la bande de copains, et à leurs histoires ; ce qui renverse complètement les polarités du RPG occidental. C’est le club des 5 et plus d&d. Mais ça ne tient pas seulement aux effets de déplacement géographique (US vers Japon) à mon sens, mais aussi aux effets de plateforme (de l’ordinateur de bureau vers la console). Du coup, je reviens à mes analyses en termes de régimes d’expérience.
Willvs # Le 5 novembre 2011 à 17:03
Sujet énorme, pistes nombreuses. Cette conversation n’a pas fini d’en appeler d’autres ! Je crois que Martin était justement intéressé pour un papier croisé sur SMB. Mais on peu aller plus loin encore...
Martin Lefebvre # Le 5 novembre 2011 à 17:26
Ah si vous voulez écrire un truc sur SMB à plusieurs mais, nous on publie sans problème. :)
Je ne suis pas Kojima # Le 9 juillet 2014 à 15:15
Attention : mini-spoilers
La version MSX de Metal Gear n’est pas impraticable aujourd’hui (contrairement à la version NES) et elle a même l’air assez moderne, si on pardonne un système d’alerte mal fichu (le gros point noir du jeu), quelques boss et énigmes mal pensés et une caisse en carton cheatée. Il y a même eu une traduction en français du jeu (et de Metal Gear 2, qui est excellent) dans Metal Gear Solid 3 : Subsistence.
Il y a deux-trois passages difficiles, celui qui m’a vraiment causé problème quand j’y ai joué est celui où il faut taper contre le mur dans un sous-sol jusqu’à ce que l’on entende un mur creux pour trouver une pièce cachée contenant un item permettant de progresser dans l’aventure (la seule indication étant un contact radio m’affirmant que l’item se trouve quelque part dans ce sous-sol). Mais ça ne vaut quand même pas la difficulté de La Mulana.
Certaines choses sont assez retorses (au début du jeu, il faut tester toutes les fréquences radios possibles dans une pièce remplie de gaz toxique (ça n’est pas dangereux)), si je me souviens bien on ne peut ainsi pas vaincre le Metal Gear si on n’a pas noté sur un bout de papier IRL le code donné par un scientifique au milieu du jeu (à moins de regarder le code dans une soluce), ou si on a tué un prisonnier pendant la partie (car la mort d’un prisonnier fait perdre un "niveau" au joueur, ce qui fait qu’il ne peut plus prendre assez d’explosifs pour détruire le Metal Gear). D’ailleurs, un boss (appelé Naughty Duck) s’entoure de prisonniers (et c’est un des rares boss du jeu qui soit bien pensé, car la méthode pour le tuer n’est pas servie sur un plateau (contrairement à la plupart des autres boss qui doivent être tués avec une arme spécifique parce que c’est comme ça que le spécialiste des boss à la radio a dit qu’il fallait faire)).
À part ces défauts, c’est pour moi un des meilleurs jeux des années 80.
Le jeu a été (re)traduit en français par des amateurs qui ont diffusé une ROM MSX en français du jeu (ici).
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