Quel rapport entre les jeux de rôle d’aujourd’hui et Eye of the Beholder 2, figure de proue du genre en son temps (1991) ? A peu près aucun. Tandis que les jeux actuels sont des jeux-mondes (les Elder Scrolls), ou des jeux-épopées (The Witcher, Dragon Age), le jeu de rôle de cette époque est un jeu bricolé avec peu de choses : des combats, quelques énigmes, quelques rencontres. Et des couloirs et des portes, beaucoup de couloirs et de portes.
Eye of the Beholder, sorti en 1990 était un Dungeon Master-like très correct, se prévalant des règles de Donjons & Dragons. Comme dans tout bon dungeon crawler, l’histoire se résume à presque rien : se frayer un chemin jusqu’au Beholder Xanathar et le tuer (avec toutefois d’éventuels petits intermèdes de sociabilité avec les nains et les drows des profondeurs). Le second volet commence un peu de la même façon, avec le classique appel à l’aide adressé aux courageux héros. Cette fois-ci c’est par une soirée pluvieuse que votre ami Khelben vous fait venir à lui : le mal s’est installé dans le Temple de Darkmoon et vous devez l’en chasser. Un sort de téléportation vous mène illico dans la forêt environnante, au cœur de l’action. On parle bien souvent de ce qui est considéré comme une innovation du jeu par rapport à son prédécesseur : le passage en « extérieur ». Pourtant il s’agit exactement du même système de labyrinthe que les intérieurs, les murs étant simplement remplacés par des pans d’arbres… On trouvera de « vrais » extérieurs ouverts dans le troisième volet de la série (d’une grande médiocrité) ou avec plus de bonheur dans un jeu relativement proche comme Ishar.
En fait Eye of the Beholder 2 n’innove pas beaucoup par rapport au premier jeu du nom, mais par contre il enrichit, concentre, optimise.
Un travail d’artisan, mais d’artisan génial.
Atmosphère
Le début de partie propose ainsi de faire souvent des choix, parfois franchement immoraux : attaquer une vieille femme qui ne demande qu’à vous aider, fouiller les tombes d’un cimetière… De même la première rencontre avec les moines de Darkmoon, hypocritement souriants, vous propose de discuter avec eux ou bien de les attaquer bille en tête. Cette phase d’approche, au contact d’un mal que l’on soupçonne fortement sans l’avoir identifié de façon certaine, présente quelques subtilités. Les moines réagissent quand on tente de pénétrer vers leurs appartements privés, ils avertissent puis attaquent si l’on casse des vitraux du temple… Une réactivité qui rend cette phase introductive très vivante.
Chaque petit évènement, chaque choix bénéficie par ailleurs d’une illustration, ajout précieux dans un environnement graphique à ce point limité en taille (l’espace où se déroule l’action occupe le tiers de la surface totale de l’écran, déjà modeste) et en variété (les couleurs et motifs des murs et portes ont une place primordiale…). Ces images de taille réduite donnent néanmoins un relief nouveau à l’aventure, mettant en scènes des attitudes de personnages invisibles sur les sprites un peu grossiers du moteur du jeu. Une vieille dame à l’air inoffensif, des moines aux sourires trop amicaux, une jeune femme inquiète à la recherche de sa sœur… Le début de partie est parsemé de ces petites scènes, qui donnent corps à un lieu idyllique ou rien ne semble pourtant aller comme il le devrait.
Si le scénario général de Eye of the Beholder 2 est à peine plus sophistiqué que celui son ainé, le jeu est par contre enrichi d’informations, de séquences qui se font écho : partis à la recherche d’Amber, une éclaireuse disparue, les aventuriers la trouveront morte dans les appartements (elle pourra être ressuscitée). Calandra, que sa sœur cherche désespérément dans le hall, est elle vivante, dans une salle de torture du sous-sol. La vieille rencontrée dans la forêt, en fait complice des prêtres maléfiques, fait l’objet d’une discussion entendue à l’improviste dans le monastère sur la qualité de ses services de rabatteur. La cohérence de ces éléments qui se répondent enrichit considérablement l’expérience de jeu, rendant la progression d’autant plus excitante et gratifiante.
Crescendo
En effet il n’y a guère de temps morts dans le jeu de Westwood. Le début de partie en particulier alterne régulièrement trois types de phases : combat, évènement (souvent une rencontre), énigme. Les rencontres étant parfois des moments capitaux puisque pouvant donner lieu au recrutement de nouveaux équipiers, qui ont toujours ou presque une petite histoire qui les a conduit dans ce lieu maléfique… Certaines séquences du jeu sont marquées par des conditions particulières, tels ces monstres en brusque surnombre (armée des guerriers-squelettes au début, niveau des flagelleurs mentaux à la fin), ou bien ce niveau où le sommeil de l’équipe, systématiquement interrompu par de violents cauchemars, l’empêche de récupérer ses sorts (une caractéristique Advanced Dungeons and Dragons honnie de certains).
Cette régularité dans l’alternance des phases de jeu est doublée d’un crescendo dans l’étrangeté : les niveaux suivent d’abord une organisation rationnelle, avec la visite de logements, de casernes, de prisons, de caves, puis dans la seconde partie du jeu, alors que l’équipe perd le contact télépathique avec Khelben, les zones se font de plus en plus vides, les lieux d’habitation humaine cédant la place à des niveaux à la logique abstraite, peuplés d’énigmes et de monstres.
Cruauté et délire
Plus étrange, le jeu se montre aussi de plus en plus cruel, voire pervers. S’il propose au joueur, en début de partie, d’attaquer avant même de discuter, ou de creuser des tombes comme un sauvage, il utilise ensuite la malveillance à ses dépens. Avec Insal, la recrue qui ne demande qu’à s’échapper en s’envolant avec vos provisions au moindre somme, mais surtout avec certains pièges sans issue, où l’on pourra ironiquement trouver des objets magiques de grande valeur… Ou encore ce « mur des âmes » en verre qu’il faudra briser pour avancer, chaque coup blessant tous nos personnages alors que toute magie est indisponible pour se soigner.
Dans la partie "déshumanisée" du jeu, les images se font de plus en plus délirantes : bouches encastrées dans des murs, ouverture d’un mur qui semble fondre en saignant, paroi qui s’ouvre sur le néant… La fin de partie est composée de très petits niveaux, presque dépourvus de monstres et constitués d’énigmes déstabilisantes comme ces objets qui fuient quand on les approche ou ces murs qui se déplacent autour de vous à chacun de vos pas. On traverse cette antichambre étrange à l’épilogue dans des zones aux couleurs chaudes, presque douillettes après des kilomètres de couloirs glacés.
Le joueur aura aussi l’occasion de se montrer généreux à deux reprises avec des monstres blessés qui l’appellent à l’aide. Les deux s’empresseront de l’attaquer une fois qu’il les aura aidés. Dans Eye of the Beholder 2 les monstres sont irrémédiablement mauvais et l’on n’a jamais de bonne surprise avec eux. Sous ses airs innocents et enfantins, le jeu surprend par son cynisme qui n’a rien à voir avec l’esprit souvent « humaniste » des œuvres plus récentes, où les monstres ont des états d’âme et ont bon fond malgré leur sale gueule, quand ils ne sont pas victimes de « racisme »... Dans ce jeu chacun a la gueule de son emploi, et l’habit fait le moine. Les stimuli adressés à la bonté du joueur semblent autant d’appâts pour doucher ses illusions. Est-ce d’une façon adressé à un public qui quitte l’enfance pour faire ses premiers pas dans le monde des adultes ?
The Legend of Grimrock a récemment remis au goût du jour le dungeon crawler à la première personne. On a pu y voir une brillante résurgence, si l’on se reportait au patriarche, Dungeon Master. Pourtant, même doté de jolis graphismes, le jeu peine à reproduire la magie des rejetons les plus brillants comme Eye of the beholder 2 (sans même atteindre celle du génial Black Crypt, à qui il ressemble davantage). Une réussite due à l’équilibre obtenu entre de modestes ingrédients : des monstres, quelques énigmes, quelques rencontres, de minuscules histoires… De petites choses, utilisées à la perfection. Comme une toile de maître sur la surface d’un timbre poste.
Vos commentaires
Cold Hand # Le 13 novembre 2013 à 11:43
Bel article sur un grand jeu... Et soudain, la nostalgie m’emporte alors que je me rends compte que jamais je ne retrouverai une telle sensation en jouant à un jeu. Non pas parce que plus rien d’aussi bon n’est produit, loin de là, mais simplement parce qu’en grandissant, je sais, je sens, que j’ai perdu cette "naïveté" et cette capacité à m’émerveiller devant des choses simples.
Merci pour ce court voyage dans le passé :)
Efelle # Le 13 novembre 2013 à 19:05
Article sympathique qui ne nous rajeunit pas.
Certains pièges, comme cette sale condamnée pleine de matériels, feraient hurler aujourd’hui... Sans parler des énigmes d’environnement particulièrement vicieuse (murs mobiles et compagnie).
Les grands espaces actuels ont remplacés les lieux à l’architecture vicieuse (sans doute conçue pour rallonger la durée de vie du jeu).
kanda # Le 28 décembre 2014 à 21:59
Trés bel article ! J’ai aimé parcouris les couloirs des 2 premeirs épisodes, et avec CSB/DM et les Ishars, EOB 1&2 font partie de mes sources d’inspirations sur
Je croise les doigts pour les joueurs tel que toi ayant qui ont aimé EOB apprécieront de parcourir DK.
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