Petite épistémologie spatiotemporelle
C’est un spoiler de polichinelle : Outer Wilds est construit autour d’une boucle temporelle d’une vingtaine de minutes. À la fin du chrono, le système solaire explose dans une belle supernova bleue. C’est un peu triste à chaque fois ; on ne s’y fait jamais totalement. Puis tout se rembobine avant de nous recracher au tout début, près du paisible feu de camp de départ où grillent des chamallows.
D’autres légers divulgâchages sont à prévoir plus bas, même si rien de majeur. Avancez à vos risques et périls.
Nœud temporel
L’astuce de la boucle temporelle n’est certes pas nouvelle. Elle prend ici tellement de place qu’elle sculpte à elle seule tout le design du jeu. Outre Dead Rising, on pense évidemment à Minit, qui ne nous laisse qu’une petite minute avant de redémarrer ; mais on peut y changer son point de départ, ce qui permet d’étendre les distances a priori indéfiniment. Dans Outer Wilds, on recommence toujours au même feu de camp. Première implication : tout l’espace ludique doit être accessible dans le laps de temps imparti.
De plus, la configuration initiale est la même. Notre astronaute démarre devant la même fusée, avec le même équipement. D’une session à l’autre, on ne sauvegarde pas de clef, pas d’objet magique, pas de capacité metroidvaniesque qui ouvrirait des branches auparavant interdites. Ne restent que les souvenirs, le savoir. Tout est dans la tête : celle du personnage, symbolisée par un tableau récapitulatif, seul trace changeante d’un run à l’autre. Mais surtout celle du joueur.
Autrement dit : il n’y a (quasiment) pas d’impossibilité à visiter n’importe quel lieu, dès le premier run. Théoriquement, un nouveau joueur peut finir le jeu en moins de vingt minutes, juste en errant au hasard [1]. En pratique ... la probabilité est bien maigre. Le système solaire, bien que réduit — mécaniquement, l’espace est aussi petit que le temps imparti —, reste suffisamment foisonnant pour que l’on s’y sente perdu. C’est même le but initial, et le scénario se permet d’être spécialement peu directif : « Où veux-tu aller pour ton premier vol ? », se contentent de demander naïvement nos camarades.
L’objectif n’est de toute façon que le moindre des problèmes, car notre fusée en bois n’est pas aisée à manœuvrer au début, et le point de départ dépendra principalement des errances du premier vol : avant de se poser quelque part, il faut apprendre à se poser tout court. Et puis, on a le temps. Paradoxalement, la fin du monde si proche n’ajoute pas de tension, au contraire : l’échec n’est pas si grave si, de toute façon, on va tous mourir dans quelques minutes.
Lever le voile (solaire)
Lorsque les contours du puzzle commencent à se dessiner, ce n’est plus la même histoire. Lever le voile du mystère revient à courir le système solaire, en particulier savoir où aller et comment. Tout le sel d’Outer Wilds est de réussir à égrener les réponses à ces questions par bribes aux quatre coins de la sphère céleste, et ce sans jamais décourager le joueur. On peut regretter que toutes les informations soient sous forme de messages à lire, ce qui n’est certes pas la méthode la plus interactive. Au moins, pour une fois, le log n’est pas un simple gadget pour remplir un contexte à moindre coût : il est lui-même au cœur du gameplay, en indiquant la prochaine étape. Outer Wilds n’offre pas grand-chose d’autre, une fois le pilotage assimilé. Du coup, cette histoire d’abord bien convenue de civilisation disparue devient rapidement prenante.
C’est d’ailleurs une nécessité : Outer Wilds doit être fait d’une traite ; ce n’est pas le genre de jeux que l’on peut mettre sur pause, au risque de perdre le fil. Le tableau récapitulatif du vaisseau, seul trace de notre progression, reste très vague. Il vaut mieux gribouiller soi-même des notes sur un carnet, et ne pas traîner à concrétiser les dernières trouvailles. Avis au lecteur : mieux vaut se prévoir d’emblée une vingtaine d’heures à peu près filées dans son emploi du temps.
Knowledge is power
Outer Wilds est donc un jeu épistémique. Le fait en soi n’est pas étonnant : tous les jeux reposent plus ou moins sur la connaissance, ou au moins l’expérience, qui fait qu’un joueur agguerri le terminera plus vite qu’un néophyte. De manière générale, la notion de boucle temporelle où l’on apprend le jeu est centrale dans le jeu vidéo, dès lors que l’on parle de sauvegarde. Citer Groundhog Day est devenu tellement banal que j’ose à peine le faire ici [2]. Ici, la caractéristique épistémique est poussée à l’extrême : on l’a dit, il est possible de finir le jeu en quelques minutes, si l’on sait. Et surtout, il pense à nous le dire, au moment de nous donner les clefs. Par moments, on pense à la prise du conscience du Witness : ce que je viens de te donner, c’était là, devant toi, depuis le début.
Par égard pour le lecteur n’ayant pas fini ou même commencé le jeu, on ne listera pas ici les divers stratagèmes mis en place pour exposer tout cela progressivement. À l’opposé de la science-fiction "adulte" contemporaine, leur variété, leur inventivité rappelle l’effervescence des expérimentations sci-fi des années 70 : Barbarella, les Naufragés du Temps, le Vagabond des Limbes, ou tout simplement Valérian et Laureline [3]. Un rappel utile que l’ambition de réalisme ou de crédibilité n’est généralement pas la meilleure façon de faire passer des messages, surtout s’ils sont simples.
Je ne résiste toutefois pas à l’envie de citer un exemple particulièrement symbolique : celui des objets dits "quantiques". Immobiles tant qu’on ne les quitte pas des yeux, ils s’empressent de changer de place dès qu’ils sortent du champ visuel. En y réfléchissant, le dispositif très simple résonne avec le mécanisme mental à deux temps que l’on met naturellement en place lors de notre exploration. Si l’on veut atteindre un objectif, il faut se concentrer sur lui, ne pas le lâcher des yeux sous peine de le perdre ; à d’autres moments, il faut au contraire passer à autre chose, laisser la trace disparaître, peut-être profiter plus tard d’une nouvelle configuration. Accessoirement, le schéma vaut pour toute recherche intellectuelle.
À la fois très ambitieux et relativement fauché, naïf et sérieux, Outer Wilds pouvait laisser perplexe. Il faut lui reconnaître qu’il n’impose rien au joueur, et au terme de la promenade spatiale c’est à nous de décider qu’en faire : le prendre plus ou moins littéralement, ou simplement apprécier l’ambiance légèrement mélancolique, et se contenter de regarder quarante-trois couchers de soleils en mangeant des chamallows.
Notes
[1] À ceux qui ont fini le jeu : je vous vois froncer les sourcils, mais faites semblant.
[2] Sur Merlanfrit, une recherche rapide du film renvoie des références variées : éclats de jeux divers, Hitman ou Don’t Starve, sans oubier une théma complète sur le temps.
[3] Mes références vont plutôt à la bande dessinée franco-belge, mais on peut probablement trouver la même profusion de l’autre côté de l’Atlantique, à la même époque.
Laisser un commentaire :
Suivre les commentaires : |