10. Fonds marins

Petit cinéma vidéoludique

Le cinéma et les jeux vidéo, c’est une longue histoire que l’on n’a pas fini de raconter. Alors, pour le plaisir de l’exhaustivité, comment résister à une liste de films sur les jeux vidéo ? Et puis, c’est l’occasion de récapituler ce qui se dit du medium dans les salles obscures. C’est d’autant plus faisable que la liste est courte. Car bien sûr, la pile des films adaptés de jeux vidéo s’allonge d’année en année — avec des résultats ... variables, n’est-ce pas mon cher Uwe. Par contre, celle de ceux qui traitent effectivement de la forme du jeu progresse nettement plus faiblement.

Il est vrai qu’on a ici restreint le sujet d’étude, en ne s’occupant que ceux qui parlent expressément du jeu vidéo en tant que tel. D’autres films abordent bien sûr des idées très proches, sur la correspondance au réel, la notion d’avatar, de Matrix à Dark City voire Avatar, mais on ne les abordera pas ici.

Pour ce qui est du jeu vidéo proprement dit donc, il y a bien eu une vague dans les années 80, engendrée par la nouveauté de la chose : Tron, WarGames, the Wizard en sont les rejetons les plus visibles. Il fallait appréhender, soupeser, manipuler le jeu vidéo ; le sujet semblait fertile, nourri par le terreau inépuisable de la relation entre réalité et virtualité. Même James Bond se met au joystick en 1983 dans Never Say Never Again. Pourtant, le soufflé s’est rapidement effondré, et le bilan est plus que maigre plus de 30 ans (eh oui) après Tron. Peut-être les studios se sont-ils bloqués en se rendant compte qu’un jeu gravé dans le marbre cinématographique devenait graphiquement ringard l’année d’après. Même s’il finit par acquérir la patine intemporelle du old school, bien longtemps après.

En un autre décor

Encore faut-il relativiser : dans le cinéma vidéoludique, nombreux sont ceux qui n’utilisent le jeu que comme une excuse, un contexte exotique de plus. Ou bien flirtent avec la simple publicité, comme the Wizard (Todd Holland, 1989) et sa propagande Nintendo. Ou encore se servent du jeu comme vague illustration, comme Ben X (Nic Balthazar, 2008) le fait (lourdement) pour l’autisme. Ou bien le jeu est tout simplement le représentant de la culture pop actuelle, comme dans Scott Pilgrim vs. the World (Edgar Wright, 2010) qui réutilise la grammaire vidéoludique pour lui rendre hommage.

Par exemple, Stay Alive (William B. Bell, 2006) tente de transposer l’idée angoissante de Ring aux jeux vidéo : tous ceux qui jouent au jeu éponyme — une sorte de Silent Hill ou Resident Evil — finissent par mourir dans la vraie vie du film. Histoire qu’on comprenne bien la correspondance, les personnages virtuels sont copiés sur les réels, et les décors existent en fait dans la vraie vie du film. L’idée fonctionne à peu près, le film lui-même fait son boulot de film d’horreur, mais ne montre que très peu d’inventivité dans la relation avec le jeu. Le passage où l’action se déroule simultanément dans les deux univers est assez court et pas vraiment exploité.

Liberté, liberté chérie

Pour explorer plus avant la notion de jeu, il faut peut-être plonger dans ses entrailles, à l’image de Tron (Steven Lisberger, 1982). Cela dit, ce dernier ne traite pas vraiment du jeu, mais plutôt du nouvel engin qu’est l’ordinateur. Il fourmille de petites blagues pour informaticiens, sans n’inclure de réflexion sur la notion de jeu — et encore moins dans le remake-suite de 2010. D’ailleurs, Wreck-it-Ralph (Rich Moore, 2012) n’en invente pas plus : les rivalités entre personnages de jeu sont celles de Tron entre les programmes. La liberté des personnages y est évoquée ... mais subordonnée à celle du joueur-consommateur, suivant l’idéologie en place chez Disney, qui a produit les deux films. Pas question de révolution dans les bornes d’arcade. Mais au moins, on a ici une intégration effective du jeu à travers le film, pas d’un simple décor.

Cette histoire de liberté est par contre au centre de Gamer (Neveldine et Taylor, 2009) [1]. La société du futur a mis en place une sorte de Second Life où des joueurs fortunés prennent le contrôle de véritable humains de la classe du dessous, mais aussi un Battlefield-like où les marionnettes sont des condamnés à mort — le coup classique de la peine capitale transformée en jeu. Le film en soi est très bancal, et le scénario slalome entre clichés et grosses explosions jusqu’à loucher vers le nanar vers la fin, qui n’a aucun sens. Toutefois, des idées percutent dans la relation entre le joueur et son personnage : le rival du héros-personnage est particulièrement dangereux "parce qu’il n’a pas de joueur". Ce n’est pas un réel PNJ pour autant ; ceux-ci sont soumis à un simple programme qui les fait se déplacer de façon erratique sur le champ de bataille.

« A strange game »

Dans une autre sorte de mélange réel-virtuel, The last Starfighter (Nick Castle, 1984) profite de la double vague Tron et Star Wars : une borne d’arcade pour une sorte de shmup sert en réalité de test de recrutement pour les pilotes de la Ligue des Étoiles. Après avoir fait claquer le score, le héros est donc propulsé dans l’espace, c’est-à-dire dans le jeu, pour sauver l’univers, comme d’habitude. Il est remplacé par un robot venu de l’espace... ce qui sauve le film grâce au mélange space opera / teen-comédie à quiproquos qui se déroule en parallèle. Humain dans le jeu, robot-jeu dans la vraie vie : l’idée ne va pas beaucoup plus loin que ça, mais on tient presque quelque chose.

Toujours dans la même période aventure ’80, un des seuls cas qui traite de jeu de stratégie (en omettant le James Bond mentionné plus haut) serait WarGames (John Badham, 1983). Le personnage de Matthew Broderick se connecte à un serveur qui lui propose de jouer aux échecs, au morpion ou bien à la guerre thermonucléaire totale. Bien sûr, la dernière option réveille un programme qui menace de déclencher la troisième guerre mondiale. Serait-ce encore une histoire où le jeu fait irruption dans la vraie vie, tandis que le programme ne peut pas faire pas la différence ? Ce serait sans compter le fait que le programme a été conçu pour évoluer, d’où un final un peu épileptique mais captivant. Sans trop spoiler (mais un peu quand même), on pourrait dire que la prise de conscience de la futilité du jeu par le jeu lui-même réveille enfin des questions en nous : pourquoi jouons-nous ? Qu’est-ce que jouer ?

Une île légendaire

Au-delà d’une simple réflexion, certains films réussissent à percer la notion de jeu pour se qualifier comme véritable oeuvre à la fois pertinente et artistique. On retiendra deux exemples. Le premier, Existenz (David Cronenberg, 1999), y parvient à force d’imbrications de toutes sortes. Pour entrer dans le jeu éponyme, il faut installer un "port" dans son propre corps, thème déjà vu par exemple dans Matrix. A l’intérieur du jeu, les protagonistes en trouvent un autre ... Jeu dans le jeu, jeu dans le corps, corps dans le jeu, la confusion des genres est intelligemment orchestrée. Dès les premiers pas dans l’univers du jeu, celui-ci interdit le joueur-personnage d’agir comme il le veut. Cronenberg interroge ainsi la notion de choix, et donc la question essentielle de narration : à quel moment y a-t-il des rails à suivre ? à quel moment faut-il prendre des initiatives ? Le joueur doit-il coller au personnage, sachant que celui-ci a des réactions incontrôlables, ou tenter de renverser les rôles ?

Face à cette assemblage richement construit, Avalon (Mamoru Oshii, 2001) prend le parti inverse et trace de longues scènes lentes comme de simples traits de pinceau. L’univers futuriste — on n’y échappe pas — n’est qu’esquissé à travers de longs plans qu’on dirait importés de Ghost in the Shell, du même réalisateur. Peu de distinction entre les scènes hors et dans le jeu, dont on ne connaît d’ailleurs pas les règles ni le but. À travers deux longues scènes culinaires, le scénario symbolise les objectifs de chacun : les joueurs vivent pour jouer et mangent comme des cochons ; l’héroïne, elle, prépare amoureusement un repas pour son chien, seul élément de sa vie indépendant du jeu. Mais au fur et mesure, on commence avec elle à se poser des questions : le chien est-il plus réel que le jeu ? Qu’est-ce qui donne des couleurs au monde ? En quelques questions et séquences, Oshii capture ce qui forme le jeu, ses contradictions, son voisinage immédiat.

Il faut par contre éviter comme la peste l’abominable pseudo-suite de 2009, du même réalisateur.

Au fait, qu’en est-il des jeux dont parlent tous ces films ? Peut-on les essayer ?

  • Il y a plusieurs versions de la course dans Tron, dont par exemple GLTron.
  • Les jeux de The Wizard sont directement ceux disponibles sur NES, comme Super Mario Bros. 3.
  • WarGames a "fortement inspiré" DEFCON.
  • La borne d’arcade de The last Starfighter a été reconstituée ; on peut aussi y jouer sur son PC.
  • Situé dans un pays de l’Est, accents tarkovskiens, Avalon ressemble terriblement à un S.T.A.L.K.E.R. version MMO. Peut-être Survivarium ?

Notes

[1] On me signale un autre film du même titre, et français en plus ! Mais il a l’air assez éloigné de la discussion menée ici. Et pas très bon, en plus.

Il y a 11 Messages de forum pour "Petit cinéma vidéoludique"
  • Zali_Falcam Le 11 juillet 2013 à 12:13

    Il y a une série B Danoise, Over Kanten, qui en parlait un peu aussi. Un mélange entre Inception (plusieurs réalités entremêlées, dont une autour du Sims like créé par le personnage principal) et Harry un Ami qui vous Veut du Bien. Mais fauché.
    En très gros, c’est une intrigue à twists multiples autour d’un couple retranché au fond de la campagne danoise dont le mari, créateur de jeux vidéo, voit d’un mauvais oeil l’arrivée d’un voisin envahissant et inquiétant par son amabilité extrême.
    Il y a pas mal d’idées intéressantes dans le film, mais l’exécution est assez médiocre et la conclusion est bâclée et banale, à mille lieues d’Avalon ou d’Existenz.

  • pab Le 11 juillet 2013 à 12:33

    Crossed est une chouette chronique vidéo qui paraît sur JV.com et traite des films qui parlent de JV, justement (Mario, quelques’uns d’Uwe, Stay Alive, the Last Starfighter, Silent Hill, entre de nombreux autres), je vous la conseille fortement, pour ceux qui ne connaitraît pas. Et c’est drôle.

  • Sachka Le 11 juillet 2013 à 14:05

    Très intéressant.

    Sans vouloir faire tache, je pensais aussi à un épisode de South Park dans lequel Kenny doit sauver le monde en gagnant à un jeu sur console portable. :D

  • Laurent Braud Le 11 juillet 2013 à 14:37

    Y’a l’épisode WoW de South Park à ce moment-là aussi. Et puis les webséries à la The Guild. Bref, plus on creuse ...

  • Sachka Le 11 juillet 2013 à 14:56

    Ouais disons que si je me souviens bien y a pas confusion entre réalité et jeu dans l’épisode WoW. Mais il est pertinent sur pas mal d’autres choses. :)

  • Quessou Le 11 juillet 2013 à 16:03

    Juste histoire de faire le mec tatillon :
    Le nouveau jeu des créateurs de S.T.A.L.K.E.R. n’est pas "Survivarium", mais "Survarium". Tout le monde fait l’erreur.

    Maintenant, vous avez le droit de me lapider. Je rajouterai quand même que cet article est intéressant, pour éviter la peine capitale.

  • Alexis Bross Le 12 juillet 2013 à 02:50

    Je cautionne le message de pab. Crossed c’est vraiment très bien, avec un bel équilibre entre franche rigolade et analyses pertinentes. À voir.

  • Infornographie Le 17 juillet 2013 à 10:40

    Il y a Nirvana, un film italien avec Christophe Lambert, qui n’est presque jamais cité dans ces listes de films sur les jeux vidéo.
    Pas vu depuis plus de 10 ans et j’en garde un souvenir bizarre, mais il raconte sans doute deux trois trucs pas inintéressants.

  • Barbo Le 17 juillet 2013 à 11:04

    J’ai récemment acheté le DVD de Nirvana, ça va me motiver à le regarder. Merci pour le rappel.

  • Laurent J Le 17 juillet 2013 à 14:06

    Je plussoie à fond sur Crossed dont je ne rate jamais un épisode. Ça donne un très bon aperçu des adaptations de JV qu’on aurait pas forcément le temps de regarder en entier et ça parle aussi des films sur le jeu. Allez, je mets le lien : http://www.jeuxvideo.com/chroniques...

  • MarsupiLama Le 20 juillet 2013 à 00:47

    Je surplussoie (quel verbe horrible, arrêtons) les commentaires qui font allusion à Crossed. La plupart des films cités dans cet article sont analysés dans la chronique, et sinon le seront bientôt.
    Très bon équilibre entre analyse profonde du film et humour.

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