Surgelé

The Legend of Zelda : Link’s Awakening

Peter Pan

Cela n’aura échappé à personne, et d’ailleurs Shigeru Miyamoto l’a récemment confirmé en entretien : Link ressemble au Peter Pan de Walt Disney. Alors que l’inénarrable David Cage fustigeait sur l’estrade du DICE le refus de grandir d’une industrie vidéoludique qu’il voudrait rapprocher d’Hollywood, je jouais sur 3DS à Link’s Awakening DX, victime sans le savoir du "syndrome de Peter Pan".

Initialement sorti en 1993 sur la première Gameboy, avant d’être porté sur GBC en 1998, Link’s Awakening est généralement considéré comme l’un des tous meilleurs Zelda, sommet de la 2D chez Nintendo. Découvrant le jeu en 2013, sans nostalgie a priori, il est difficile de contester le jugement de la postérité. Link’s Awakening n’a presque pas pris une ride, il garde son visage poupin de délicieux bambin, il n’a rien perdu de sa joyeuse candeur. Successeur de A Link to the Past dont il reprend, en les miniaturisant pour répondre aux limitations de la Gameboy, les grands traits ludiques, ce quatrième épisode de la série constitue aussi un détour, puisqu’il nous éloigne du royaume d’Hyrule, et nous emmène sur les rives oniriques de Cocolint, l’île du Poisson Rêve. De même que Peter Pan fuit la réalité en Neverland, Link nous entraîne sur un territoire étrange, imaginaire, où les animaux parlent, où les pierres s’animent, où le moindre buisson cache un secret.

En quelques répliques, des personnages prennent vie ; le jeu nous séduit par son surréalisme fleur-bleue, il nous emmène sur une plage où germent les noix de coco, avec la mignonne Marine. Shigeru Miyamoto et Takashi Tezuka nous invitent à un être-au-monde béat, les yeux écarquillés. Mais tout n’est pas que candeur : s’ouvrant sur une tempête shakespearienne, le rêve de Link tourne parfois au cauchemar. Il plane sur la radieuse Cocolint une inquiétante étrangeté, non dépourvue de connotations sexuelles, comme lorsque Link brandit une épée ou un champignon très phalliques. Les personnages secondaires sont comme les miroirs de ceux rencontrés lors de ses précédentes aventures, et les abondantes références au Royaume Champignon de Mario ne sont pas que de simples clins d’œil : ils affirment l’irréalité consubstantielle au rêve, la fragilité de ce petit univers de pixels, qu’il faudra bien quitter un jour. Au milieu de l’île se dresse un cimetière, au centre du village une stèle où "gît le coq volant". Au cours de ses voyages à travers un paysage aussi minuscule qu’accidenté, Link se confrontera à des fantômes et tombera dans des pièges cruels… Et in Arcadia ego

La légende est connue : en créant Zelda, Miyamoto voulait évoquer les aventures de son enfance, recréer une sorte de jardin miniature, nous emmener dans une grotte d’autrefois. La série, en tout cas ses épisodes les plus réussis, nous mettent à hauteur de bambin, dans un univers où le moindre objet est source d’émerveillement et de découverte. Les contraintes techniques propres à la Gameboy obligent ici les développeurs à multiplier les tours de force, et l’étroitesse même de la mémoire disponible sert le propos du jeu. Cocolint est un carré de 16 sur 16 écrans, comportant chacun 80 cases, soit 20480 cases. Même en ajoutant les huit donjons et quelques cavernes, ces dimensions sont modestes. Le joueur arpentera ce jardin des dizaines d’heures durant : il apprendra à le connaître dans ses moindres recoins, il découvrira au fil de sa progression des raccourcis inattendus, et il se rendra compte qu’il existe des liens cachés entre les différentes localités de l’île, à l’instar du narrateur proustien découvrant sur le tard que "le côté de Guermantes" et le "côté de Méséglise", qu’il croyait diamétralement opposés, se rejoignent, révélation qui bouleversera un espace mental hérité de son enfance [1]

Merveilleuse miniature labyrinthique, Cocolint et ses replis constituent un espace enfantin, de ceux que les enfants se créent plutôt que de ceux que les adultes leur assignent. Alors que le jeu vidéo moderne à grand spectacle — et beaucoup des derniers titres Nintendo — s’inspirent de l’espace commercial du parc d’attractions, Link’s Awakening correspond à une esthétique très japonaise du Kuwashii, "le sens de ce qui est petit et finement ciselé", esthétique qui correspond à la vision du monde propre aux jeunes enfants, pour lesquels tout est source d’admiration. Libérés des contraintes techniques, les récents Zelda en 2D semblent avoir perdu cette puissance évocatrice d’un monde où tout compte, où tout fait sens : un jeu comme Zelda : Minish Cap (développé par Flagship et sorti sur GBA en 2004) a beau essayer de mimer cet effet de miniature, le décor a pris le dessus sur l’interactivité, et l’on préfère oublier les deux épisodes DS qui confondent la lettre de la convention et l’esprit du mécanisme. Ici, la dramaturgie classique de Nintendo ne s’est pas encore sclérosée en conservatisme, et le jeu a beau respecter à la lettre le modèle — huit donjons, avec à chaque fois un boss et un mini-boss, et un objet permettant d’ouvrir un peu plus l’overworld — la progression n’en demeure pas moins pleine de rebondissements, qui tiennent notamment de l’émerveillement consistant à découvrir les secrets du familier.

Enfantin, Link / Peter Pan l’est assurément, parce qu’il s’adresse à un jeune public, mais surtout parce qu’il garde une fraîcheur de feu-follet. Cette enfance de l’art est le signe d’une parfaite maîtrise du langage vidéoludique, d’une attention maniaque au moindre détail, caractéristique de l’âge d’or des productions Nintendo. Dans Link’s Awakening, le thème et les mécanismes vont de concert, le moindre acte ludique — donner un coup d’épée, soulever une jarre — évoque la gravité qui accompagne tout jeu enfantin. On sait combien sont précieuses les œuvres qui parviennent à ce degré de cohérence : faute d’avoir son Citizen Kane, le jeu vidéo a son "Rosebud", qui nous raconte l’histoire d’un enfant rêveur en panoplie de héros. Il sait qu’il va devoir grandir, mais il demande encore un peu de temps avant de se réveiller. Link’s Awakening est une petite fenêtre portable, ouverte sur le temps perdu de notre enfance.

Notes

[1] Gilberte me dit : "Si vous voulez, nous pourrons tout de même sortir un après-midi et nous pourrons alors aller à Guermantes en prenant par Méséglise, c’est la plus jolie façon ", phrase qui en bouleversant toutes les idées de mon enfance m’apprit que les deux côtés n’étaient pas aussi irréconciliables que j’avais cru. (A la recherche du temps perdu, Albertine disparue, bibliothèque de la Pléiade, tome IV, p. 268)

Il y a 14 Messages de forum pour "Peter Pan"
  • NaviLink Le 14 février 2013 à 09:29

    Quel bel hommage à l’un des meilleurs jeux du monde. Two thumbs up.

  • Martin Lefebvre Le 14 février 2013 à 09:40

    Dans le genre hommage, quelqu’un a essayé Anodyne ? J’ai à peine eu le temps de commencer la démo mais on le présente comme un mélange entre Link’s Awakening et Yume Nikki, une sorte de Zelda-like un rien cauchemardesque.

  • Flap32 Le 14 février 2013 à 09:50

    Magnifique article. Merci !

  • Olff Le 14 février 2013 à 09:52

    Beau et juste papier sur ce qui est pour moi le "plus grand" Zelda. Je rajouterais que le support d’accueil, la Gameboy, donne beaucoup de force au jeu par le rapport intimiste qu’introduit une console portable. Tout ce petit monde "merveilleux", au creux de la main, l’écran au bout du nez pour en profiter, renforce le lien qu’à le joueur avec son aventure. Le Link en somme.

    Est-ce que Nintendo reviendra à ce type de formule pour un futur opus 3DS, plutôt que le passage à vide dont souffre les épisodes DS... I hope.

  • Lord_Pedros Le 14 février 2013 à 10:04

    J’ai eu ce jeu à sa sortie. Je n’ai jamais ressentie la même émotion que le jour où je l’ai fini, mélange de gloire et de tristesse parce que le rêve était fini. Je le refait, chaque fois que je retourne chez mes parents, une fois par an. C’est ma madeleine de Proust. Bravo et merci pour cet hommage au meilleur des Zelda.

  • sseb22 Le 14 février 2013 à 10:24

    Bel article.

    J’ai découvert ce Zelda à sa sortie et il est rapidement passé en haut de mon classement des Zelda. Il y est d’ailleurs toujours : http://www.senscritique.com/liste/M...

    J’avais 14 ans, j’étais en vacances et je le vois dans la vitrine d’un magasin. Ayant déjà adoré les 3 premiers (surtout l’épisode sur SNES), j’ai harcelé mes parents pour qu’ils me l’achètent, n’acceptant pas non comme réponse !

    J’ai passé le reste de mes vacances à jouer à ce Zelda partout où j’étais : dans le salon, dehors sur la terrasse allongé dans la chaise longue (je me demande comment je pouvais voir quelque chose !) et bien évidemment dans mon lit. Quel meilleur endroit pour le plus onirique des Zelda ?

    Je l’ai bien évidemment racheté en version DX sur Gameboy Color (c’est la raison qui m’a poussé à acheter cette console, bien joué, M. Nintendo !) et je l’ai également acheté sur la Console Virtuelle de la 3DS. Je suis actuellement en train d’y jouer pour la 3ème ou la 4ème fois et je confirme, malgré mon biais nostalgique, qu’il n’a pas vieilli. Il faut évidemment prendre en compte la technologie vieille de 15 ou 20 ans qu’il y a derrière le jeu mais son design a bien vieilli et surtout, sa maniabilité est toujours au top et ses mécaniques de gameplay sont toujours intéressantes et efficaces.

    La recette Zelda est, pour moi, intemporelle.

  • Blinis Le 14 février 2013 à 11:37

    Très bel article pour un jeu magnifique.

    Chapeau.

  • Gixel Le 14 février 2013 à 12:26

    J’avais mis du temps à le finir à l’époque mais quel grand jeu. La version GBC était excellente malgré le fait que je n’avais pas le/la Game Boy Camera pour imprimer les photos de Link.

  • Boulapomme Le 14 février 2013 à 19:06

    Martin> Je l’ai commencé, c’est entre Link’s Awakening, Earthbound et Lone Survivor, très étrange mais pas désagréable. Faut que je pousse un peu pour me faire un véritable avis.

    Joli texte sinon, même si tu cherches la petite bête sur les connotations sexuelles, à mon avis :)

  • Martin Lefebvre Le 14 février 2013 à 20:41

    Ah ah oui je dois avoir l’esprit mal tourné. Mais bon, tout de même, quand Link brandit le champignon... Je n’ai pas trouvé d’image, mais ça fait sacrément gland, beaucoup plus qu’avec l’épée. C’est peut-être tout à fait inconscient d’ailleurs. :)

    J’espère te lire sur Anodyne. :)

    Sinon dans le genre moins enfantin les artworks de Katsuya Terada pour le guide du jeu sont pas mal, très moebiusiens.

    http://www.zeldadungeon.net/2011/10...

  • Gugus Le 14 février 2013 à 22:45

    Beaucoup d’interprétation très personnelle sur bien des aspects du jeu dans ton texte (enfin c’est aussi ça le jeu vidéo je pense), mais une très jolie démonstration de compréhension d’un game/level design d’un jeu qui en vaut la peine.

    je ne serais pas tout à faire d’accord avec toi sur le fait que tout compte sur cette carte de Cocolint (des éléments de l’univers, comme les cabines de téléphone, sont un "remplacement" des diseurs de bonne aventure de Zelda 3, mais avec un peu plus d’originalité), car à mon sens quelques zones ou "carrés" sont des fois dépourvus de rôle ou de trésor.
    Il appuie beaucoup sur une progression semblable à son grand frère, et la prouesse tient surtout du fait qu’elle est concentrée dans cette carte réduite.
    C’est vrai que cette maitrise du level et du game design était une marque de fabrique que Nintendo avait à cette époque (Zelda 3 donc, Super Metroid…), et ils ont réussi à la retranscrire sur portable. Pour rebondir finalement là-dessus, je trouve le dernier tiers de la découverte un peu plus chiche, la partie supérieure de la carte étant vraiment étriquée et quasi-vide de sens par rapport au reste (mais si tu veux y voir une métaphore du réveil proche du héros, il n’y a qu’un pas…)

    Enfin je me perds un peu, on sent dans ce texte que tu as beaucoup aimé le jeu, et c’est très bien démontré :)

    (et Minish Cap malheureusement aurait effectivement pu faire beaucoup plus, vu que beaucoup de chemins et de cohérence s’ouvre avec la miniaturisation de Link, mais souvent les passages sont trop mis en évidence. Il lui reste néanmoins un village très fermé au début de l’aventure que l’on apprend à comprendre au travers de cette dimension minuscule… et pour finir, d’autres développeurs arrivent je crois à garder cet esprit de Nintendo perdu pour quelques jeux récents, et mon regard se tourne vers mon bien-aimé Metroid Prime…)

  • NaviLink Le 15 février 2013 à 13:58

    Martin > Pour le gland magique, la connotation était évidente et est devenue un gag récurrent sur un forum que je fréquentais il y a quelques années. "Avec le gland, tu seras mieux !"

  • Boulapomme Le 15 février 2013 à 14:24

    Terada est un génie, il me manque tellement dans les livrets des Zelda récents :(

    J’essaie d’écrire un truc la semaine prochaine sur Anodyne.

  • léo.çacom Le 22 février 2013 à 11:47

    Aaah très bel article, bravo ! Je me suis totalement retrouvé dans ce papier ! Et c’est vrai, Zelda sera toujours ma série de coeur de par son côté enfantin ; la découverte d’une grotte mystérieuse ou d’un animal étrange, la joie de résoudre une énigme simple avec un nouvel objet — comme un déclic d’apprentissage —, la bonne humeur et les couleurs, autant de choses qui alimentent mon syndrome de Peter Pan :D

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