Pédagojeu
Chercher une définition du jeu, c’est aussi chercher à savoir à quoi il sert, comment il fonctionne. On peut se le représenter comme un ensemble d’obstacles à franchir afin de mesurer les facultés intellectuelle, les réflexes, l’adaptabilité du joueur — et lui apporter au final la satisfaction d’avoir passé le test. Dans le cas du multijoueur, on remplace l’obstacle par un autre joueur, mais le principe reste le même.
Le jeu mesure donc la capacité d’un individu à maîtriser un outil. Le but du jeu est que le joueur apprenne et progresse dans sa maîtrise de l’objet ludique. Dans les faits, cet apprentissage résulte d’un circuit bien classique, en trois points : action, réaction, analyse. J’agis, le jeu me répond ; je mesure ainsi la validité de mon action, ce qui me permet de modifier ma prochaine action, et ainsi de suite.
L’efficacité pédagogique de cette boucle rétroactive est corrélée à sa rapidité. Plus l’effet de l’action est visible rapidement, mieux se fait l’apprentissage. Deux raisons à cela : premièrement, le cerveau a plus de facilité à comprendre la causalité quand la cause et l’effet sont rapprochés dans le temps ; deuxièmement, une durée courte permet de multiplier les expériences. Exemple-type : le die & retry. Si le personnage meurt toutes les dix secondes, cela fait six occasions par minutes d’essayer quelque chose. L’apprentissage devient physique, puisque c’est la zone des réflexes dans le cerveau qui est principalement concernée.
Rien de bien nouveau là-dedans ; c’est la pédagogie du ressassement que Matthieu Triclot appelle syndrome F5/F9 [1], et dont l’idée a déjà été reprise par ici. Ce système est encadré par une didactique très appuyée, où toute chose a son utilité. Ainsi, la moindre clef, le moindre caillou trouvé dans un donjon déclenche le questionnement du joueur : s’il est là, c’est qu’il doit servir à quelque chose [2].
Brouillard de guerre
À l’autre bout du spectre, les jeux où la stratégie prédomine sont nécessairement plus difficiles à assimiler. Presque par définition, la stratégie est l’ensemble des actions qui mènent indirectement à un résultat final — par opposition à la tactique. Retrouver pourquoi on a perdu une guerre devient nettement plus difficile que déterminer la liste des actions à réaliser pour parcourir un niveau de Super Mario.
Lors de mes premières parties d’Europa Universalis III, ma république de Novgorod a fini par se faire engloutir par les Ottomans. J’avais beau recharger la partie 10 ans, 20 ans avant la guerre dramatique, rien y faisait, la guerre était perdue d’avance. En réalité, j’aurais pu éviter la situation en faisant des choix différents, mais à une échelle de temps bien plus grande, de l’ordre du siècle. Comment retrouver quels étaient les choix à faire ? Comment expérimenter convenablement lorsqu’une partie dure non pas 10 secondes, mais plusieurs dizaines d’heures ?
Apprenti des étoiles
Les RTS comme StarCraft illustrent cette dualité à merveille puisqu’on y trouve à la fois tactique et stratégie de façon bien distinctes. La partie tactique a l’avantage de la clarté : si je lance des Zélotes Protoss à l’assaut de Mutalisks Zergs, je vais bien me rendre compte qu’ils ne peuvent rien leur faire puisque les Mutalisks volent, et mes Zélotes ne font que des dégâts au corps-à-corps. L’exemple est extrême, mais même dans le cas général il suffit de regarder le champ de bataille pour comprendre le fonctionnement du pierre-papier-ciseau. Par contre, la partie stratégique est bien plus délicate. A quel moment construire tel bâtiment ? Faut-il sacrifier un ouvrier pour aller espionner la base de l’adversaire ? Chacune de ces décisions est essentielle, notamment au début de partie, mais leur impact exact reste très difficile à mesurer.
Pour progresser efficacement, il faut alors aller consulter des guides sur internet. Seule une vaste communauté a les moyens d’expérimenter, évaluer, trier toutes les stratégies possibles. C’est à elle que l’on va rendre visite pour lire les rapports et appliquer directement les résultats. Diverses sources sont consultables : guides, wikis écrits par les membres de la communauté, voire directement par le studio de développement ; forums à la fiabilité plus ou moins douteuse. Le meilleur des cas est peut-être le groupe de jeu (inconnus ou amis) réunis par audio, permettant l’apprentissage personnalisé.
Cela n’a l’air de rien, mais ça veut dire que l’on abandonne tout bonnement l’apprentissage en autarcie pour retomber sur une pédagogie bien plus classique : celle où une source de savoir, professeur ou livre, inculque des notions à un élève. On ne construit plus sa propre stratégie, on se contente d’en assimiler une toute faite. Dans la relation entre le joueur et le jeu s’est immiscée une tierce partie. Parallèlement, la connaissance à acquérir s’est transformée de savoir-faire à savoir-tout-court.
La raison du plus grand nombre
Dans la vraie vie, cette forme d’apprentissage est inévitable. N’en déplaise à Rousseau, nous avons besoin de trop de savoir ; on ne peut attendre de chacun qu’il réinvente le théorème de Pythagore. En grossissant le trait, plus l’on avance dans le parcours scolaire et plus la didactique passe de la découverte par soi-même à assimilation de données, jusqu’à dériver en bachotage dans les mauvais cas. De la méthode Montessori privilégiée en crèche aux boîtes à concours post-bac.
Dans un jeu, cet aspect est-il vraiment inévitable ? Au final, on ne mesurerait plus la capacité du joueur à trouver son chemin, mais à ingurgiter et régurgiter un plan tout fait. Chercher, consulter et comprendre une information est certes une difficulté en soi. Mais était-ce bien là le but du jeu ? Cette question n’a pas vraiment de sens, jusquement parce que c’est un jeu, où chacun adopte l’approche qu’il désire.
Dans le cas du multijoueur, les autres joueurs ne nous laissent pas vraiment le choix : à moins de patauger dans le bain pour enfants, il faut se mettre à la page si l’on veut jouer sérieusement [3]. Le jeu solo moderne, lui, permet d’aller jusqu’au bout du la fin du jeu sans aide. Tout au plus, il aime à cacher des zones alternatives qu’il est improbable d’atteindre sans aide extérieure, ou au moins coopération entre joueurs : ainsi les niveaux les plus coriaces de Spelunky ou de Cave Story, ou les puzzles incompréhensibles que l’on aperçoit dans Fez [4].
Si l’on résume jusqu’ici, la forme que prend l’apprentissage dans le jeu serait donc corrélée à la grille suivante :
- le délai entre action et réaction, qui s’exprime particulièrement sur un axe allant de l’action à la tactique, puis la stratégie ;
- la relation aux autres joueurs, selon l’axe allant de solo au multijoueur, pour finir par le multi compétitif.
Dernier point à prendre en compte :
- la technicité du jeu, qu’il ne faut pas confondre avec la difficulté, plus générale.
Par technicité, on entendra l’effort à fournir pour comprendre totalement les mécanismes du jeu au-delà des règles de bases. Un die & retry pourra être difficile, mais non technique, si les mécanismes en sont assez évidents : l’apprentissage ne peut s’en faire que par l’expérience propre du joueur — sauter au bon moment, etc. À l’inverse, même un jeu d’action peut être relativement aisé à manipuler mais comporter quelques facettes qui ne sont pas évidentes et ne font pas partie du comportement basique. Ainsi les règles de Quake sont simples modulo la précision du joueur ; mais la technique de strafe jumping ne s’invente pas tout seul, ou en tout cas pas sans avoir passé de nombreuses heures de jeu [5].
Le plaisir d’être perdu
Mais reprenons le cas du jeu de stratégie. Il répond bien aux critères ci-dessus : relations de cause à effet complexes, la plupart du temps jouable en multijoueur, gameplay parfois subtil. Or le phénomène attendu ne se produit pas vraiment : les joueurs de stratégie n’aiment pas trop qu’on leur dise ce qu’il faut faire.
On pourrait avancer que les communautés des wargames, traditionnels jeux de niche, n’atteignent pas la masse critique nécessaire à la production de matériel pédagogique. Avec plus d’un million d’exemplaires vendus, Crusaders Kings 2 contredit cet argument : il en existe évidemment un wiki assez fourni mais la plupart des joueurs ne l’utilisent pas vraiment. Il est vrai que chez Paradox, le but n’est pas vraiment de "gagner", mais de faire vivre son pays. Consulter des guides, c’est aller visiter les limites du système et risquer de casser l’illusion.
Même son de cloche du côté des 4X ou chez les wargames, où il y a bien un "but". La frange des joueurs qui s’intéressent à l’optimisation parfaite des stratégies — et qui iront jusqu’à piocher l’information chez une source extérieure — est proportionnellement faible. Dans un jeu au tour par tour tel que Civilization, il est pourtant primordial de savoir à quel tour lancer un colon pour acquérir une parcelle supplémentaire ; mais la majorité des joueurs préfère élaborer sa propre réponse à cette question.
Et on ne parle pas ici du manuel. Les règles d’un jeu de stratégie peuvent être conséquentes, mais elles sont données a priori. À l’heure où la copie physique a quasiment disparu des boutiques, les wargames sont les derniers à fournir un véritable manuel, parfois proposant d’en acheter une version papier en parallèle du téléchargement. Celui de War in the West fait 300 pages bien tassées ; mais ce n’est pas un guide, il ne comprend même pas de tutoriel. Ce n’est que le minimum vital pour commencer à jouer, l’équivalent du A pour sauter, B pour taper d’un jeu d’action.
Seul contre-exemple probant : Dwarf Fortress. Pour le coup, celui-ci ne dispose pas de manuel. Les possibilités y sont très vastes dès le départ et surtout de nombreuses ouvertures sont viables, entre les formes de dortoirs optimales, les choix agricoles, à quel moment mettre en place une petite armée. Difficile de se mettre au jeu sans quelqu’un pour nous expliquer au minimum comment mettre en place une ferme, un puits, ou venir à bout du système militaire. D’où la vaste base de données de guides de toutes sortes : wiki, feuilles de route, livre.
Ce cas mis à part, les joueurs préférent tout simplement explorer par eux-même. Finalement, l’intérêt du jeu de stratégie est justement de "sentir" de façon intuitive l’enchevêtrement des causes et des effets, tandis qu’un STR compétitif comme StarCraft se joue sur la mise en place d’une stratégie très rapide, presque en réflexe. Par rapport à la grille énoncée plus haut, la vitesse de jeu joue peut-être un rôle prépondérant dans la forme de l’apprentissage.
Quels qu’en soient les critères, il existe donc une frontière quelque part, entre la connaissance que l’on doit construire, et celle qu’il est difficile ou inutile de réinventer soi-même. La difficulté est de réaliser à quel moment il est raisonnable de chercher de l’aide. Alors que des montagnes de jeux s’accumulent dans les bibliothèques virtuelles, et que l’on papillonne d’un titre à l’autre, il est souvent tentant d’aller consulter quelques guides obligeamment écrits par la communauté, histoire de mettre le pied à l’étrier plus vite. Mais ne se prive-t-on pas alors de la satisfaction de la découverte ?
Notes
[1] Matthieu Triclot, Philosophie des jeux vidéo, 2011.
[2] Un mécanisme qui rappelle l’expérience réalisée par Stella Baruk sur des CE1-CE2 : à la question « Sur un bateau il y a 26 moutons et 10 chèvres. Quel est l’âge du capitaine ? », la plupart des élèves ont cherché à répondre en utilisant les valeurs de l’énoncé.
[3] L’oxymore est tellement usée qu’on ne la remarque même plus.
[4] Il est vrai que ce n’est plus là de la pédagogie, plutôt de la recopie pure et simple, le jeu de puzzle ayant sa propre pédagogie à part.
[5] Remarquons d’ailleurs que l’existence de manuels sous le nom générique de "guide" (souvent "officiel") ne date pas d’hier. Elle est justement parfois coupable de propager une illusion de la technicité dans des jeux qui n’en ont pas, à seules fins de vendre une simple solution.
Vos commentaires
Cédric Muller # Le 9 juin 2015 à 11:24
Très beau questionnement (vraiment).
La rage contre la machine ou le professeur ou le professeur qui a codé la machine ?
J’aurais malheureusement tendance à penser que les machines arriveront à apprendre sans professeur, l’algorithme est lancé. Et nous ? Pourrons-nous apprendre avec les machines ? Oui, et peut être même que les machines pourront enfanter un jour.
Là, je me vends du rêve ...... (pour ceux qui penseraient que le rêve est positif : j’hurle !)
ps : entre une machine ’formée’ par 1’000 professeurs (comprendre : optimale dans sa pédagogie) et un prof qui ne pourrait rivaliser avec autant de savoir, nous avons assez vite accompli le chemin logique anxiogène T+1.
BlackLabel # Le 9 juin 2015 à 13:31
C’est une déficience de l’apprentissage (entre autres choses) qui manquent à beaucoup de jeux aujourd’hui, je trouve. Tu n’explores plus par toi-même ; non seulement la campagne solo est parfois un tutoriel géant, mais en plus tu as des rappels constants dans les chargements ou durant le jeu pour te souvenir des boutons sur lesquels appuyer, des actions à réaliser, des embranchements possibles mis en grosse évidence, ou encore les collectibles indiqués directement sur la carte, etc. Plus des checkpoints réguliers pour minimiser l’impact du game over, ce qui permet le passage en force (certes à répétition si on meurt) au lieu d’encourager une meilleure maîtrise des outils.
Là je ne parle même pas de difficulté, car certains jeux restent difficiles, mais plutôt de l’absence d’un "Bon voilà les contrôles, maintenant débrouilles-toi tout seul". En somme il y a une tripotée de jeux où on te donne les cartes comme il se doit, mais on te dit aussi dans quel ordre les jouer. L’action du joueur est comme pré-déterminée.
Où est-ce que tu situes ça dans ton analyse ?
Laurent Braud # Le 9 juin 2015 à 14:05
@BlackLabel : effectivement, ma définition classique en première phrase n’englobe pas tous les jeux. S’il n’y a rien à apprendre ... il s’agit simplement de traverser le jeu. J’entends « Assassin’s Creed » dans ton message, et mon expérience de Black Flag y correspond parfaitement. Mis à part un peu de tactique navale (et encore), je n’ai pas l’impression d’avoir progressé dans la maîtrise de l’outil ludique, surtout en ayant déjà mis les pieds dans un AC.
Kakiharaa # Le 9 juin 2015 à 15:09
Très intéressant tout ça, merci !
Je comprends un peu mieux pourquoi je n’accroche pas aux jeux de stratégie.
@BlackLabel : Il y aurait beaucoup à dire en effet sur la façon dont le jeu "communique" avec nous, nous fait comprendre ses mécaniques, la forme la plus élégante n’étant évidemment pas le tutoriel.
BlackLabel # Le 10 juin 2015 à 13:37
Laurent Braud :
Oui Black Flag, mais un peu tous les jeux Ubisoft, ou Electronics Arts, ou Naughty Dogs, les Batman, etc.
Encore une fois je ne parle pas de difficulté. Mais il n’y a pas de nuances à saisir par soi-même, de découverte qui semble personnelle. De tâtonnement. L’échec est frustrant car il nous fait seulement perdre du temps. Alors que dans un jeu où on découvre par soi-même, on essaye une autre solution. Et si le jeu est bien fait, il y a même un plaisir de l’échec car il galvanise. "J’ai encore quelques tours dans mon sac !".
Steph # Le 24 juin 2015 à 09:20
Ah oui, merci. Ce n’était pas clair pour moi avant.
Marwan01 # Le 24 juin 2015 à 10:37
Apprendre c’est important. J’aime beaucoup votre article, car aujourd’hui les jeunes n’apprennent plus assez, alors que pourtant le jeu vidéo existe de plus en plus bel et bien. Je suis animateur de quartier et j’essaie d’apprendre aux jeunes à apprendre le plaisir d’apprendre et notamment par le moyen du jeu vidéo, de leur donner le plaisir de progresser dans la maîtrise d’un art, qu’il soit manuel ou intellectuel et il me semble que le jeu vidéo, mais certes pas tous, est un peu des deux, voire des trois.
Merci de continuer à défendre le jeu vidéo contre la bêtise ou même les autres.
Cédric Muller # Le 4 août 2015 à 11:07
Le problème est que l’apprentissage ne passe pas par les grandes productions, qui ne sont que de grosses et grandes productions insipides en rapport au joueur (je ne sais même pas si ces jeux savent qu’ils sont joués par des humains). Aider quelqu’un à gagner de l’argent ou apprendre : telle pourrait être la question.
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