Avec Le Roi des Corrompus, Destiny revient pour une seconde saison. Toujours aussi controversé, le MMO-FPS de Bungie a cependant conquis un vaste public, qui semble avoir remis dans la machine à loot les quarante euros réclamés par Activision. J’ai moi-même, toute honte bue, abandonné la moindre velléité de résister au pouvoir d’attraction du blockbuster. Dois-je m’en inquiéter outre mesure ?
S’il faut reconnaître que le tarif d’entrée est un peu rude, et malgré quelques protestations pour la forme, je savais bien au fond que j’allais craquer. Après des centaines d’heures sur le jeu, j’avais pourtant rapidement abandonné La Maison des loups (la seconde extension), à cause d’un mode arène plus pénible que jouissif, et aussi à cause du sentiment d’avoir fait le tour du propriétaire, et l’envie d’aller voir ailleurs, du côté de Final Fantasy XIV pour être précis. A présent que je suis retourné au bercail depuis quelques semaines, et qu’à l’exception du raid – qui ne saurait tarder – et du PVP – qui ne m’intéresse pas — j’ai pu essayer à peu près tout ce que Le Roi des Corrompus avait à offrir, je dois dire que j’ai repris mes aises dans le village-vacances de Bungie.
Le village-vacances de Bungie
C’est que le MMO et ses cousins – Destiny se trouve à l’exact milieu entre le MMO façon World of Warcraft et le jeu de loot à la Diablo — sont une sorte de villégiature virtuelle, où passer une heure ou deux par jour – ou parfois beaucoup plus —, le temps de se déconnecter du réel, ou plutôt de s’y connecter d’une manière différente, comme aplatie. Ce genre de jeux en ligne opère en effet par la magie d’une réduction maximale des enjeux et des problèmes que l’on rencontre dans la vie courante. Adieu les demi-teintes, les aléas, les dilemmes : tout est clair, net, précis, manifeste en un mot. Une mission là, un assaut ici, on prend la récompense, on coche la case, c’est sans ambiguïté.
C’est d’ailleurs là que commencent les problèmes pour les malheureux développeurs, qui se retrouvent dans une étrange posture, quelque part entre le maire et le responsable de camp de vacances. On n’attend pas forcément des créateurs de jeux coopératifs persistants qu’ils soient de grands artistes, mais il faut qu’ils soient d’habiles gestionnaires des flux, des urbanistes de talent, et qu’ils concilient avec diplomatie les intérêts des différentes classes de joueurs, sans favoritisme trop voyant, et en gardant le sourire.
Pour quarante euros, je suis devenu citoyen-locataire-usager du village-vacances de Bungie, jusqu’à ce que la lassitude me fasse partir – pas très bon pour le commerce, ça —, ou que la prochaine extension me demande de passer à nouveau à la caisse [1]. Et voilà où j’en suis :
Avis, par Inactiviste (Arcaniste niveau 40, 293 de lumière)
Il ne faut pas se tromper sur l’offre : oui, les missions du Roi des Corrompus ressemblent un peu plus à ce qu’on attend d’un FPS AAA scripté. Mais elles ne durent pas bien longtemps, et Destiny reste Destiny : la répétition, décliné en multiples variations, demeure au coeur du jeu.
L’intérêt réside justement là, et la force d’attraction de cette nouvelle extension est qu’elle a su rebattre les cartes, instaurer de nouvelles règles, dresser de nouvelles barrières et proposer des défis inédits, de manière à nous faire repartir pour un tour du grand manège à loot.
Il faudrait peut-être entrer dans les détails, mais ce serait sans doute barbant pour les simples curieux, qui se perdraient dans les arcanes d’un système dont la découverte constitue une partie du plaisir. Dans Destiny, il ne s’agit pas tant d’explorer des lieux que des systèmes. Et d’ailleurs, à une exception près, un vaste vaisseau spatial bourré de mystères, le décor n’a pas changé. Ce qui compte, c’est la manière dont Bungie a réarticulé les différents mécanismes de récompense, de manière à en clarifier les enjeux, mais aussi à nous offrir de nombreuses possibilités de mélanger les pouvoirs et les équipements afin d’adopter un style de jeu qui nous convienne. En ce sens, le jeu s’est rapproché de Diablo III, et laisse aux joueurs une plus grande liberté que par le passé. Les gardiens de Destiny se nourrissent de loot, qu’ils passent leur temps à fusionner afin de rendre plus puissant les pièces maîtresses de leur arsenal. Si les premières heures sont un peu frustrantes, dans la mesure où l’équipement antérieur est rendu obsolète, et où il faut accepter d’utiliser les armures et les armes que l’on trouve, à mesure que l’on progresse dans le jeu, on se forge un équipement qu’on prend plaisir à optimiser, au point parfois de devoir faire des choix difficiles.
Par ailleurs si le grind demeure essentiel, il s’inscrit plus organiquement dans les pratiques des joueurs, et paraît moins forcé : c’est peut-être une illusion liée à leur relative nouveauté, mais les différentes activités semblent plus variées et plus intéressantes que par le passé. Dans le monde de Destiny, quand on veut se détendre, on part en vadrouille sur une planète, et on se laisse porter par le flow, presque zen, des affrontements, par la boucle sans cesse recommencée du boum-boum. Sans y penser, comme en apesanteur, on enchaîne les headshots, on esquive les lasers bleutés, on flotte vers une floraison de loot. Paradoxalement, la fureur des combats incessants a presque quelque chose de calme, de délassant ; pour peu qu’on s’y laisse prendre, on y nage.
Bungie s’est aussi plu à intriguer les joueurs, avec des quêtes un rien mystérieuses, des coffres intrigants, qui réclament des clefs aux noms improbables : c’est une manière pour le développeur, dans la lignée de From Software, de stimuler les échanges entre les joueurs, qui se passent le mot sur les forums et les wikis. Le cuirassé, la nouvelle zone de l’extension, manque un peu d’ampleur, mais pas d’énigmes, et avec ses couloirs organiques, tortueux, il évoque à la fois Alien et Dark Souls. On s’y perd, et on s’y rencontre, notamment dans l’arène de la « Cour d’Oryx », nouvelle agora qui propose des combats de boss coopératifs particulièrement réussis : on invoque les ennemis à tour de rôle, et on les tatanne à la bonne franquette.
Et Destiny n’a rien perdu de sa première qualité : les affrontements restent merveilleux — même si le jeu a un peu trop tendance à multiplier les ennemis pour augmenter la difficulté, ce qui donne parfois l’impression de ne plus trop comprendre ce qui se passe—, ça bastonne toujours aussi sec, et les nouvelles armes n’ont rien perdu en punch. Comme dans tout bon FPS, chacune d’entre elle est un verbe différent : le sniper découpe à distance, le pompe ramasse les restes ; Le lance-roquettes matraque, la mitrailleuse nettoie ; le revolver martèle d’une voix rauque, quand le fusil automatique chatouille dans les aigus. Tout cela s’entend, se sent à travers les vibrations de la manette, et se double d’un raffinement de petits détails qui permettent aux différentes armes d’avoir une réelle identité, de constituer un riche lexique de la mitraille.
Le joueur a plus que jamais besoin de sa collection de gros calibres. C’est la cata dans l’univers de Destiny, la lumière vacille, l’obscurité va nous dévorer, tout le tralala. Les Corrompus éponymes ont pris possession de certains membres des autres factions adverses, et en offrent de redoutables déclinaisons : les capitaines qui nous aveuglent, les snipers qui créent des bulles de protection, les minotaures qui nous chargent, invisibles... on les déteste tous très vite, mais n’est-ce pas ce qu’on attend de nouveaux ennemis ? Les trois nouvelles sous-classes apportent plus de choix au joueur, et sont un bonheur à jouer. Les donjons de l’extension, et notamment leur déclinaison haut niveau sont aussi un délice, plus rythmés, avec des combats de boss aux mécanismes parfois franchement retors...
Que demander de plus ? Le Roi des Corrompus est un Destiny plus riche, plus mûr, et tout aussi prenant. Bien sûr, à la longue, il y a quelque chose de lassant, mais entouré d’une bande de joueurs, le village virtuel de Bungie n’a jamais été aussi agréable.
4 étoiles comme on dirait sur TripAdvisor.
J’écris tout cela sur un ton plaisant, mais il paraît que Destiny est une affaire grave. Il n’y a pas que la presse spécialisée grand public qui a raté le jeu – pour mémoire : « coquille superbe et alléchante, mais désespérément creuse » selon Aymeric Lallée de Gameblog, « Une jolie coquille vide » résume avec professionnalisme Nicolas Verlet de Gamekult —, il essuie aussi les tirs d’une certaine intelligentsia de la critique vidéoludique. Il est vrai qu’ici-même, Harold Jouannet qualifiait le jeu de « gâchis impressionnant », qui ne justifiait pas la « vaine montée en compétences » des personnages.
Il me paraît intéressant d’examiner de plus près deux de ces critiques, plutôt radicales par leur violence.
Un jeu néo-libéral ?
C’est Gareth Damian Martin qui ouvre le feu sur Killscreen, dans sa chronique consacrée aux Ténèbres Souterraines, première extension du jeu. Le papier, intitulé « We Are Slaves to Destiny » (« Nous sommes les esclaves de Destiny ») vaut la lecture, et propose un point de vue intéressant sur le jeu de Bungie : en nous demandant d’améliorer notre personnage, en nous transformant en auto-entrepreneurs par le biais des contrats qu’il passe avec nous (« allez me tuer tant d’ennemis, etc.) Destiny nous traiterait comme un parfait sujet néo-libéral. Je résume sommairement, mais c’est bien l’idée centrale :
« The logic of the market is the logic of Destiny. As a Guardian you are engaged in the task of self-improvement. Whether through chasing the gear-gated levelling system, the hard-to-get exotic weapons or the more ambiguous rewards that come with faction reputation, all of your actions are dictated by a self-motivated drive for improvement. The implementation of this process comes from the careful management of pleasure and pain. Each act in Destiny is a calculation : How much pain (otherwise known as grind) is required for me to achieve pleasure (generally represented in the form of loot) ? »
La thèse est séduisante, mais il me semble que GD Martin va un peu vite en besogne. Il n’est pas tout à fait faux d’affirmer que Destiny repose, comme la majorité des jeux à accumulation, sur une logique consumériste. Ce n’est d’ailleurs pas étonnant : la stratégie fondamentale de notre époque est essentiellement marchande, et le propre du jeu est de nous donner à jouer ce qui préoccupe la société. Mais il ne faut pas oublier que jouer à l’agent économique rationnel n’est pas en être un ; ce serait plutôt le contraire, puisque le joueur est totalement improductif manette en mains. Il y a entre l’acte et sa représentation ludique un gouffre, où se glisse de complexes et contradictoires processus : le désir se mélange à la répulsion, l’acceptation à la parodie.
De plus, le jeu de Bungie n’est pas exactement le rêve d’un marché totalement dérégulé qui habitait Diablo III à sa sortie [2], et sur lequel les développeurs de Blizzard sont d’ailleurs revenus. Contrairement à de nombreux jeux en ligne, Destiny ne propose pas de marché, pas d’échange économique entre les joueurs, dont l’inventaire est clos.
Certes, on peut reconnaître que les développeurs manipulent le joueur en lui promettant toujours un objectif de plus à atteindre afin de les attacher au jeu. Mais il ne me semble pas totalement farfelu de considérer que l’on peut se laisser volontairement manipuler, pour peu que l’on y prenne plaisir dans le cadre ludique : c’est l’équivalent mécanique de la suspension d’incrédulité, qui me permet de désirer le prochain niveau, la prochaine arme, de jouer le jeu de l’accumulation, puisque je suis là pour ça. Je joue à accumuler, mais je l’accepte, je suis conscient de ce que je fais.
Et je ne suis pas réellement convaincu quand l’auteur écrit que les constants changements des valeurs, la perte relative de puissance qui affecte l’équipement à mesure que sortent les nouveaux contenus, sont une manière de fragiliser le joueur., et de les presser comme le ferait un patron peu regardant :
« By transferring risk to employees, companies are able to demand a higher level of of flexibility and commitment from them. When combined with an emphasis on self-improvement, the increased exposure of the individual to risk creates a situation where it is up to the individual to adapt, self-govern and impose new rules on herself. In the same way, The Dark Below introduces changes to Destiny that result in a higher level of commitment from players. The cynical adjustment of the economy is not providing players with new things to do ; instead, it is an extension of the same processes that they were already implicated in. Like the employer that reduces a workforce without reducing the workload, The Dark Below is enforcing difficulty and instability on the player as a method of further increasing their time commitment and mental involvement with the game. »
Gareth Damian Martin ajoute que le jeu utilise l’aléatoire des récompenses (« the constructed system of randomness and uncertainty that the game offers ») pour nous condamner à une boucle d’incertitude, et nous river à la roue du hamster.
Il me semble que l’incertitude n’est pas si présente dans Destiny : à moins de vouloir à tout prix la meilleure arme du jeu et de la vouloir tout de suite, le joueur est constamment récompensé de sa participation. Les différents jetons que distribuent les missions permettent d’acquérir un équipement tout à fait suffisant pour progresser, et les contrats assurent au joueur qu’un travail donné recevra sa juste récompense : pas d’entourloupe, pas de licenciement abusif, pas plus que de discrimination à l’embauche. Si certains aspects du jeu sont ouvertement compétitifs, il est tout à fait possible de jouer à Destiny sans prendre de risques, il suffit d’être patient.
Il me semble en somme qu’à l’instar de la majorité des jeux coopératifs en ligne [3], Destiny n’est pas essentiellement néo-libéral : il reflète plutôt la nostalgie d’un salariat protégé, encadré par un Etat-Providence (ici le développeur) qui assure un niveau de vie confortable et la possibilité de grimper les échelons. « Le Roi des corrompus » vient de remettre à zéro les compteurs, rendant nulle et non avenue l’accumulation antérieure de capital. On aimerait bien que nos dirigeants « socialistes » fassent la même pour voir. D’autant que pour filer la métaphore laborieuse, l’apparition de nouveaux équipements à acquérir est le meilleur moyen pour le jeu de lutter contre le chômage, l’inactivité des joueurs qui ne savent pas quoi faire et s’ennuient : avec cette nouvelle extension, Destiny connaît le plein-emploi.
Tout cela ne va d’ailleurs pas sans friction : à la grande époque de World of Warcraft, certains joueurs hyper-compétitifs s’étaient plaints de l’apparition de « welfare epics », littéralement des « équipements épiques d’assistés sociaux », que le jeu permettait d’obtenir sans passer par les fourches caudines du raid. Il semble d’ailleurs que l’expression ait été popularisée par le lead designer de l’époque Jeffrey Kaplan, vétéran du raid hardcore. Ce qui n’a pas empêché le jeu de continuer dans cette direction, qui est dans l’intérêt de la majorité des joueurs. Destiny ne fonctionne pas autrement, et ne s’en porte pas plus mal. Est-ce à dire que si les citoyens avaient réellement à choisir un lieu de résidence qui offrirait le système économique le plus à leur gré, ils s’installeraient – en bons agents économiques rationnels – là où les inégalités seraient le plus possible atténuées plutôt que dans un espace de compétition débridée ? On n’ose l’imaginer.
Un jeu indigne ?
Deuxième lame, le blogueur Tevis Thompson nous apprend dans un long billet intitulé « The Existential Art » [4], que Destiny est carrément « indigne » :
« Destiny was designed only to take. My time, my attention, and in wave after wave of recycled encounters, my dignity. »
« Destiny a seulement été créé pour prendre. Mon temps, mon attention, et vague après vague de combats recyclés, ma dignité. »
L’essai, assez librement structuré, oppose le jeu de Bungie à Desert Golfing, coqueluche indépendante sur iOS. Un parcours de golf infini dans le désert, où chaque coup compte : « Juste moi, la balle, et une série de trous dans un désert infini ». Et la dignité, évidemment.
Si ce papier m’intéresse, ce n’est pas tant parce que je trouve personnellement que Desert Golfing [5] est à peu près aussi inintéressant que Destiny est fascinant... Non, ce qui m’arrête dans cet article, c’est l’usage que fait Tevis Thompson de la dignité. Cet usage me paraît caractéristique d’une certaine confusion, qui n’est pas propre à son auteur, mais au contraire extrêmement répandue. Le mot met en rapport la morale et le jeu, ce qui n’est évidemment pas dépourvu de sens, mais qui demande des précautions que Tevis Thompson ne prend pas.
Il est évident qu’un jeu peut-être indigne. Par son contenu haineux, sexiste, raciste. Par son financement manipulateur (les free to play et leurs baleines). Par son cynisme faussement apolitique, et véritablement réactionnaire (entre ici, GTA V). A la rigueur par sa prétention (RIP Tale of Tales, et encore, ils ont eu la dignité de la constance dans la médiocrité).
J’ai plus de mal à considérer que des mécanismes de jeu puissent fondamentalement être indignes. Que Thompson considère ceux de Destiny comme indigents, nuls, monotones, soit, je n’ai rien à redire, c’est son droit le plus strict. Mais il me semble que la dignité est d’une autre nature. Il me semble que l’usage qu’en fait Tevis Thompson est surtout une manière de justifier un avis esthétique qui se suffirait à lui-même, en lui donnant le poids d’un impératif moral. C’est un piège dans lequel je suis sans doute déjà tombé plus d’une fois, et dans lequel je tomberai sans doute encore. Mais tout de même :
« My favorite games respect their worlds, their characters, their players. They are confident, unapologetic, completely themselves. And they allow players, within their constraints, to explore a virtual existence, to really own it, in ways unique to the medium. Desert Golfing may seem too simple, too humble even, to warrant such a description, and yet its very focus and clarity evoke a quiet, unassuming dignity that is altogether radical in gaming. »
C’est un jugement esthétique, que nous délivre l’auteur. Que vient faire-là la dignité ? Desert Golfing est digne. Destiny, c’est la peste et le choléra réunis :
« Destiny not only debases players with the usual carrots – levels and loot – it also doubles down on the grinding and farming needed to earn them. The campaign itself is little more than structured grinding, and barely structured at that. The words ‘grind’ and ‘farm’, so utterly commonplace to gamers, already give the whole thing away, don’t they ? Who is ground down ? What harvest can be had ? It requires an insular logic, and a prisoner’s heart, to use such words without wincing. »
Etrange mélange de jugement de goût (Tevis Thompson trouve que la campagne manque de structure, et ça ne lui plaît pas), et de grands chevaux moralisateurs : jouer à ça, c’est dégradant (« debases »), et qu’on en rajoute dans le raccourci digne d’un meme, du genre « In Destiny the game grinds you ».
Thompson écrit avec aisance, on ne peut pas lui retirer ça, mais ce qu’il raconte rappelle les interminables flame-wars sur les forums. Il y a toujours le petit malin qui vient dire que « ceux qui y jouent sont des pigeons », que « c’est bon pour les hamsters », « c’est nul y’a pas d’histoire ». Ou comme on me l’a récemment tweeté : les corrompus, ce sont « les créateurs du jeu ».
Comme si une affaire de goût était une question de dignité. J’exagère, car le papier n’est pas dénué de bons passages, et si je n’avais pas joué à Desert Golfing, je me laisserais sûrement prendre à des passages comme celui-ci :
« The desert is at least honest. There is no distraction, no mirage on the horizon, no promise of some future satisfaction. But there is space to breathe. You enjoy golfing for itself, the game says, or you enjoy nothing at all. The desert stretches on forever either way. And one day you’ll have to put your club down. »
Le problème de Thompson est peut-être qu’il prend le jeu vidéo trop au sérieux. Pas au sens que l’on entend habituellement, lorsque l’on reproche aux critiques de voir du sens, de l’idéologie où il n’y en n’aurait pas (il y en a bien). Mais plutôt parce qu’il attend trop du jeu, qu’en pariant sur un « art existentiel », il s’approche un peu trop à mon goût d’une mystique de l’art, comme si la dignité artistique pouvait nous sauver, comme si le salut était une question qui valait encore la peine qu’on se la pose... Ce genre de démarches exaltées permet parfois de créer de superbes oeuvres habitées, mais sa pertinence critique me semble fort douteuse.
Eloge du jeu grand public
Voilà, ce n’est pas tout de critiquer la critique, il faut aussi s’engager à terrain découvert, au risque de se contredire ou de se planter.
Je me demande si le point de vue exprimé dans les deux articles n’est pas lié. La critique du jeu de masse, se redouble souvent d’une exaltation du jeu différent, souvent indépendant. Dans sa chronique de la seconde extension de Destiny, GD Martin se demande si le jeu ne serait pas intéressant si on pouvait parler aux « aliens », reprenant au pied de la lettre une phrase restée célèbre du magazine britannique Edge qui avait snobé Doom, en se fendant d’un « si seulement on pouvait parler aux monstres ». Tevis Thompson défend bien Halo, dont les ennemis sont « dignes », mais il s’intéresse surtout à des jeux plus esthétiquement ambitieux — Shadow of the Colossus l’open world emo par excellence —, plus ouvertement intellectualisés – Kentucky Route Zero —, audacieusement minimalistes – Desert Golfing, donc — quand ils ne sont pas tout bonnement expérimentaux – Problem Attic —.
Ces positions esthétiques n’ont rien de repoussant, mais lorsqu’elles sont exclusives, elles me paraissent paradoxalement typiques du sujet néo-libéral : en quête perpétuelle de nouveau, d’originalité, d’expérience inédite. En tant que pigistes, ou que lanceurs de Kickstarter, les critiques se retrouvent dans une position comparable à celle des développeurs indés : auto-entrepreneurs obligés de se réinventer perpétuellement, de se faire un nom, un réseau, de se plier aux exigences de leur public ou de leur employeur, au risque de ne pas être payé... Ce n’est évidemment pas une façon totalement confortable de vivre, du moins pour la majorité de ceux qui la subissent. Mais ces créatifs sont finalement assez exemplaires du travailleur précarisé et perpétuellement sous pression. Le jeune loup de la presse spécialisé, le créateur « indépendant » bourré d’originalité, est sans doute autant, si ce n’est plus, exemplaire d’une économie de marché totalement dérégulée que le développeur moyen d’un gros studio.
Il me semble que ce paradoxe se retrouve aussi du côté des joueurs. Avec ses mécanismes relativement basiques, mais portés à la quasi perfection sensorielle, Destiny n’est certes pas un jeu qui nous remet en question, ce n’est pas une expérience inouïe. Mais c’est aussi ce qui fait sa force : Bungie a su créer un jeu en ligne grand public. Qu’il y a-t-il d’indigne à cela ? Cela me paraît plutôt louable.
Certes, la dimension communautaire du jeu est somme toute vaporeuse : ce qui explique d’ailleurs en partie qu’elle fonctionne. Les joueurs se croisent silencieusement -– le chat vocal avec les inconnus est possible, mais presque pas utilisé —, mais il s’y croisent tout de même. Des game designers, des étudiants, des joueurs lambdas agissent ensemble, ils partagent un petit quelque chose fantomatique, le temps d’un défi ou d’un donjon. Rami Ismail y croise Gameuse_du_03, Killerxxxxzeboss y fragge de concert avec les pédants de Merlanfrit. Ca ne me paraît pas indigne, aussi diffus le contact soit-il. C’est une survivance de la culture populaire, d’une culture partagée car relativement inclusive, et qui a tendance à disparaître des arts à mesure qu’ils se fracturent en chapelles. Cela me paraît d’autant plus précieux que le jeu vidéo a longtemps eu cette capacité à rassembler les joueurs d’horizons diverses, autour de Pong, de Mario ou de Street Fighter.
Et c’est justement parce qu’il est essentiellement un jeu-système, sans réelle volonté d’immersion, un jeu lisse et sans aspérités, presque plus un sport digital (des doigts), que Destiny a la capacité de rassembler, d’être quelque chose comme un jeu de la « working class » [6]. Le village de vacances de Bungie ressemble bien à un camp de travail [7]. Mais c’est un espace d’idéalisation du travail, une ode à la répétition et à ses infinies variations. Un lieu où l’on peut symboliquement rejouer le labeur de la journée [8], sous une forme fun, sans pression, pour se délasser et pour s’imaginer une utopie où le rapport salarial permettrait de s’élever progressivement dans les rangs. Utopie sans doute contestable, un peu creuse et forcément menteuse, mais où il fait bon se glisser de temps en temps, quand on n’a pas forcément l’énergie de se confronter à une expérience « digne », de se réinventer face à son écran.
Pour le dire autrement, au risque de me répéter : Destiny est un tube, un peu naïf, qu’on se passe en boucle, et sur lequel on peut danser avec n’importe qui, et qui nous aide à nous défaire des soucis quotidiens. Il n’y a rien de mal à ça, n’en déplaise aux purs esthètes.
Notes
[1] Visiblement Bungie vient de changer son modèle économique en attendant la sortie de Destiny 2 prévue pour la fin 2016 : un peu comme pour Guild Wars 2, des DLC cosmétiques doivent permettre de financer l’ajout de missions.
[2] Voir Politique du loot et économie politique de Diablo.
[3] Des exceptions existent, soit dans des niches à l’intérieur de jeux grands public comme le PVP compétitif, soit dans des titres minoritaires comme EVE : Online.
[4] Traduction française à cette adresse
[5] Critique express : Le jeu est aussi passionnant qu’il en a l’air. 1 étoile ½.
[6] Sans se faire trop d’illusions à ce sujet : le coût du jeu et de la machine pour le faire tourner exclut de fait une partie des travailleurs.
[7] Voir à ce sujet le papier de Laurent Braud consacré au travail des joueurs.
[8] Ou bien le labeur que la société voudrait nous voir accomplir, si l’on en est privé.
Vos commentaires
Nomys_Tempar # Le 6 octobre 2015 à 12:22
Papier sans doute trop long ;) mais intéressant.
Ce qui me dérange dans Destiny c’est l’inanité de son gameplay, son coté tubesque comme tu le dis : lisse mais juste un peu trop pour moi.
Tu tapes juste à pleins d’endroits mais surtout au niveau de la dignité, qui est une valeur rendu profondément insoutenable (indéfendable) et archaïque par la post-modernité.
Pour le coup si jugement morale il y a a avoir (et il faut l’avoir), c’est plutôt sur ce qu’apporte Destiny à l’humanité : un bon camp de vacances. C’est pour cela que moralement Shadow Of The Colossus se place au-dessus. Tout simplement car il n’est pas qu’un simple camp de vacance, tout en étant profondément aussi post-moderne. Donc aussi "faux", "illusoire", esclave de la subjectivité du joueur et profondément déconnecté du monde réel. Il n’est qu’un témoin, qui témoigne juste de choses moins évidentes que Destiny.
Je suis sans doute un peu réducteur, mais c’est un résumé de ce que m’évoque ton article...
Bobophonique # Le 6 octobre 2015 à 20:05
La *salvation = le salut ;)
Martin Lefebvre # Le 6 octobre 2015 à 20:13
En effet, et le pire c’est que j’ai même vérifié mais avec des yeux tellement lourds... Je l’édite, mais j’aurais bien tenté de justifier en disant que c’est un latinisme (hum).
Cela dit s’il n’est pas dans le Robert, le mot salvation est dans le Littré :p http://littre.reverso.net/dictionna...
Valentin # Le 6 octobre 2015 à 20:34
Merci pour cet article.
Le sujet me dépasse, mais je m’interroge sur la séparation entre jugements esthétiques et moraux. J’ai l’impression que la plupart de nos jugements repose, comme dit Alessandro Pignocchi dans Pourquoi aime-t-on un film ? sur "les états mentaux [intentions, traits de personnalité, émotions] que nous attribuons – pour la plupart inconsciemment – au réalisateur et à ses collaborateurs."
M. Thompson semble attribuer le raffinement du système de jeu, notamment de loot, à une intention des développeurs de créer un système parfait de captation d’attention, sans autre objectif que mercantile. Ce qu’il pense indigne.
Cette attribution peut être contestée ; elle est bien sûr réductrice (en particulier pour une production AAA dans laquelle de très nombreux acteurs aux intentions différentes interagissent) mais la condamnation de "jeu indigne" me semble assez logique une fois cette attribution posée.
Tout ça pour dire que l’évaluation d’un système me semble aussi porteuse de "procès d’intention" que l’évaluation d’un modèle de financement (pour reprendre votre exemple du free to play).
Martin Lefebvre # Le 6 octobre 2015 à 21:16
« M. Thompson semble attribuer le raffinement du système de jeu, notamment de loot, à une intention des développeurs de créer un système parfait de captation d’attention »
C’est évidemment le but, et je pense aussi que c’est exactement ce que recherchent les joueurs : ils veulent consacrer leur attention à ce manège du loot, qui est une fin en elle-même, et qui induit un effet de légère transe. On peut dire que Destiny est — entre autres choses — une sorte de stoner game. Oui, le jeu est répétitif, mais c’est ce que l’on y recherche. On n’irait pas — plus — reprocher à un morceau de techno dansante son rythme répétitif il me semble. Donc pour moi le problème de Thompson c’est qu’il ne cherche pas à comprendre l’esthétique développée par Bungie, qui joue des effets de répétition plutôt que de la différence, afin de produire une boucle d’attraction et de plaisir.
La manoeuvre est-elle mercantile ? En un sens, c’est une évidence puisque à ce qu’on sache Activision n’est pas habitué à faire la charité, et je pense que les actionnaires sont très intéressés par le ROI. Mais en même temps le jeu ne force pas vraiment à consommer plus, il ne contient ni pub ni pour le moment d’achats intégrés liés aux mécanismes de jeu...
Par ailleurs, un des paradoxes que j’essaye de regarder dans l’article, c’est que ceux qui sont obsédés par l’argent et par le "business model" aujourd’hui, ce sont plus les indés que les développeurs AAA. Ces derniers ont des éditeurs qui font ça très bien, et qui assurent généralement une qualité de service plutôt correct.
zorglub # Le 10 octobre 2015 à 01:55
"Par ailleurs, un des paradoxes que j’essaye de regarder dans l’article, c’est que ceux qui sont obsédés par l’argent et par le "business model" aujourd’hui, ce sont plus les indés que les développeurs AAA. Ces derniers ont des éditeurs qui font ça très bien, et qui assurent généralement une qualité de service plutôt correct."
Ce qu’il ne faut pas lire parfois, pfff.... Pourquoi généraliser à outrance ?
Que penses-tu de la qualité de service d’un "augment your preorder" concernant le prochain Deus Ex par Square Enix et du fiasco dantesque qui a suivi ; puisque la dite campagne génialissime a été supprimée suite à la levée de bouclier des joueurs ?
Que penses-tu de la qualité de service du dernier Batou version PC (1ère mouture) et de la sur-exploitation de la batmobile comme élément de gameplay ?
" Mais en même temps le jeu ne force pas vraiment à consommer plus, il ne contient ni pub ni pour le moment d’achats intégrés liés aux mécanismes de jeu..." Encore heureux vu ce que le joueur a déjà du débourser irl.
Mais la roue tourne vite et les actionnaires affamés par le ROI ont déjà imposé les micro-transactions dans MGS5 qui vaut 60€. Idem pour le pénultième Assassin Creed qui va sortir. Les autres suivront par panurgisme néo libéral ;)
Les devs du prochain Samorost3 sont-ils obsédés par l’argent et le "business model" ?
NON ! non et encore non. Ce sont de véritables Artistes : http://samorost3.net/
http://48ic4g3gr5iyzszh237mlfcm9b.w...
Par contre l’écrasante majorité de ceux qui officient dans le monde fascinant de Steam Greenlight oui. Sont-ce d’ailleurs des indés ? Peut-on même les qualifier de devs ?
Martin Lefebvre # Le 10 octobre 2015 à 08:24
« Les devs du prochain Samorost 3 sont-ils obsédés par l’argent et le "business model" ?
NON ! non et encore non. Ce sont de véritables Artistes »
Ca a l’air mignon comme tout Samorost 3, mais je me laisserai plus prendre, le premier m’avait assommé au bout de 5 mn.
Je caricature évidemment, mais j’en ai un peu marre de la narration qui dit que les indés sont forcément les purs gentils, tandis que les créateurs de jeu AAA c’est forcément le mal. Il y a beaucoup de jeux AAA complètement inintéressants, en faillite créative, mais c’est aussi largement le cas des jeux indés.
zorglub # Le 10 octobre 2015 à 17:00
Sommes-nous d’accord ? A voir... Je te trouve néanmoins bien angélique. Je peux te comprendre, les zéditeurs font la pluie et le beau temps et tu peux te retrouver à la rue du jour au lendemain, n’est-ce pas ?
Tu trouves Samorost et Machinarium mignons, je trouve Mad Max lourdingue et répétitif à souhait. Les gouts et les couleurs. Mais selon ton interprétation le JOUEUR serait accro au "rince and repeat". Je ne crois pas, on façonne à dessein son habitus, pas pour le meilleur mais pour le pire.
L’inexorable nivellement par le bas nous cerne aux quatre points cardinaux.
Petite anecdote ; je reviens du FUTUR, je suis dans le désespoir car je dois vous annoncer que vous joueurs allez devoir bientôt payer votre temps de jeu en plus du prix de son acquisition.
Et gare à vous, plus longue durera votre session de jeu consécutive, plus cher il vous en coutera.
Dois-je préciser qu’il s’agit des jeux solos...
Ne soyons pas bégueules pour autant. Mardi qui vient, les hurluberlus de CDPROJEKTRED nous gratifient d’un dlc convenable à 10€ pour plus de 10 heures de jeux que je vais m’empresser d’acquérir.
C’est devenu si rare que j’en sautille de joie.
Parait même que Ciberpunk 2077 sera encore plus vaste que la cour de jeu de Geralt De Riv :)
Tout n’est pas noir à l’horizon, ma sœur Anne, mais le dérèglement climatique ne m"inspire pas confiance... même dans l’univers du jeu vidéo.
Martin Lefebvre # Le 11 octobre 2015 à 09:29
« Je peux te comprendre, les zéditeurs font la pluie et le beau temps et tu peux te retrouver à la rue du jour au lendemain, n’est-ce pas ? »
Gnn ?
« je trouve Mad Max lourdingue et répétitif à souhait. »
Ca tombe bien, moi aussi. Tu sais en haut des papiers il y a des noms, qui désignent les auteurs, et si tu regardes bien, le papier que je consacre à Mad Max est pas très positif. Je crois même que je lui préfère The Witcher 3 (qui est un moins bon open world, mais qui fait mieux tout le reste), c’est dire !
« Ne soyons pas bégueules pour autant. Mardi qui vient, les hurluberlus de CDPROJEKTRED nous gratifient d’un dlc convenable à 10€ pour plus de 10 heures de jeux que je vais m’empresser d’acquérir.
C’est devenu si rare que j’en sautille de joie. »
CD Projekt a en effet bâti son succès sur le suivi des jeux (en même temps le premier Witcher est sorti dans un état déplorable, donc au départ le patch était un peu obligatoire).
Après les salaires en Pologne ne sont pas les mêmes qu’à Seattle.
Sandro # Le 12 octobre 2015 à 11:13
Ce qui me choque personnellement c’est à quel point le milieu de la critique vidéoludique est incapable d’analyser et de s’émerveiller face à un game design. Il y a, a mon sens, une triste inversion des priorité dans l’analyse d’un jeu, comme si ne sachant trop comment comprendre ce nouveau médium, le critique préfère se calfeutrer dans ce qu’il connait : la narration et son message. Destiny tombe comme tant d’autre avant lui dans l’angle mort de cette vision du jeu vidéo. Il est totalement impossible de l’apprécier sur cette base là et c’est précisement ce qui fait la scission entre le critique et le joueur.
Si j’ai des réserves sur la mécanique de loot que je trouve toujours un peu dégradante pour le joueur, pour le reste le jeu est une merveille de design. Les affrontements comportent un nombre élevé de dynamiques s’assemblant à chaque fois de façon suffisamment variée pour engager une prise de décision courte mais significative maintenant l’implication du joueur. Ce n’est pas du tout le clique aveugle et infini du hack & slash moyen ou la fascination repose uniquement sur une montée en puissance perpétuelle. Preuve en est que Destiny se passe depuis le début de la fontaine a loot traditionnelle du genre, qu’elle soit générée par les ennemis ou les coffres. Le loot est présent mais en quantité quasi misérable comparée à un Diablo 3 car la motivation centrale du joueur (l’hypnose diront certains) est située dans la brillante structure de ses affrontements.
Pour revenir à la critique, je ne pense pas que l’angle majoritairement narratif actuel soit à proscrire mais lorsque l’on sait à quel point le ludique mène la vie dure à la linéarité de la narration je ne suis pas sûr que se cantonner à cet aspect des choses soit très judicieux. Comme tu le disais toi même sur Twitter, le jeu vidéo est de ce point de vue le parent pauvre du cinéma. C’est pourquoi il me semble indispensable à l’avenir de s’attarder un peu plus sur l’analyse de ce qui fait sa singularité et sa force : le game design. Cela permettra au critique d’élargir son spectre d’analyse et au joueur de mettre des mots plus clair sur son plaisir de jeu.
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