12. Poisson frais

Snowrunner

On the road again

Le monstre d’acier sommeille encore. Devant lui, des kilomètres de boue, d’asphalte, de neige, de verglas. Je prends une grande respiration, j’enclenche la clef : le moteur s’éveille, le pot crache un gros nuage noir. De larges roues commencent à mordre dans la terre meuble, la remorque grince et se met en branle. C’est reparti.

On s’est longtemps demandé si Spintires allait demeurer au niveau de la démo technique. Celle qui sait matérialiser la boue de façon jouissive, sans aller plus loin. Il faut dire que les errances du titre n’avaient rien de rassurant : sorti en 2014 chez Oovee, puis pratiquement identique chez Focus en 2017 sous le nouveau nom de Mudrunner, on avait le droit de douter de l’émergence d’un réel gameplay. Certes, le jeu d’origine nous avait déjà beaucoup plu ; restait tout de même à nous convaincre de la pertinence d’une suite. Oui, bien sûr, il y a de la neige en plus, mais bon ...

Or Saber Interactive a fait le bon choix : conserver quasiment intacte la partie qui fonctionne, c’est-à-dire le corps à corps de la machine avec son environnement ; repenser tout le reste. L’unique objectif de Spintires/Mudrunner — transporter des grumes de bois — a explosé en des dizaines d’autres : apporter de quoi reconstruire le pont ; récupérer des véhicules en détresse ; tracter de lourdes remorques de forage ; ravitailler les habitants isolés ; et cætera, et cætera.

Objectivement, cela n’est qu’une jolie couche de peinture. Il s’agit toujours de transporter des parallélépipèdes du point A au point B. Subjectivement, la petite dose de narration change tout. Le Michigan vient de subir une inondation ? à nous de braver les flaques restantes pour aider à rétablir la situation. Construire un pipeline en Alaska ? Plus difficile, si l’on doit manœuvrer dans les congères. Pas besoin d’en faire des tonnes : ça fonctionne tout seul. Si on ajoute à la recette la gamification habituelle, à base de camions et améliorations à glaner ou à acheter, cette ration de camionneur a un fort goût de reviens-y.

Maman, les p’tits camions, qui vont sur l’eau ...

Évidemment, rendre un titre plus ludique fait immédiatement froncer les sourcils des fans de la première heure. D’autant plus que Snowrunner abandonne [1] le mode hardcore, qui faisait tout l’intérêt des titres précédents. Celui-ci interdisait notamment de téléporter les véhicules embourbés directement jusqu’au garage, et obligeait à charger manuellement sa cargaison. On peut toujours s’interdire ce genre de facilité à titre personnel, reste que le frisson n’est pas le même.

Quelques heures de conduite suffisent cependant à comprendre le bien-fondé de ce revirement. Les nouvelles zones sont bien vastes, les objectifs (très) nombreux. À ce rythme, obliger à faire des allers-retours serait nettement plus fastidieux. De toute façon, toutes les cartes — chaque zone en contient 3 ou 4 — ne sont pas munies du précieux garage : récupérer un véhicule après un accident signifie donc retraverser au pas tous les dangers depuis le départ. C’est donc toujours avec une certaine appréhension que l’on prend les routes les plus éloignées, et l’on apprend vite à éparpiller des véhicules de secours et des remorques de carburant un peu partout. L’aspect stratégique pointe déjà le bout de son nez.

Plus curieux, le système de récompense rentre en conflit avec la difficulté de l’environnement. On retrouve ici la problématique classique de l’open world : lorsqu’un personnage — mettons de votre RPG favori — devient de plus en plus fort, comment faire en sorte que la difficulté suive le pas ? La série des Elder Scrolls a exploré plusieurs solutions : dans Morrowind, le niveau des monstres est statique, c’est au joueur de chercher des donjons de plus en plus difficiles ; dans Skyrim, les ennemis évoluent continûment avec le niveau du joueur.

Même chose ici, sauf que l’évolutivité n’est pas une option. Résultat : avec les pauvres camions du début, aux pneus lisses et démunis de transmission intégrale, difficile d’affronter les terrifiantes étendues de gadoue. On slalome sur les pistes sèches et les routes asphaltées, jusqu’à décrocher suffisamment d’améliorations et de camions pour s’engager dans les voies plus difficiles.

Cent Mille dollars au Soleil

De ce fait, Snowrunner propose au joueur une étonnante difficulté inversée, au risque de décourager le débutant, tandis que le camionneur vétéran dispose d’un couteau suisse de puissants véhicules capables de faire face à toutes les situations. Au fur et à mesure, les chemins angoissants deviennent des itinéraires bien connus, les trajets s’allongent. On véhicule de plus en plus de containers, on se lance dans les convois de plusieurs camions treuillés les uns aux autres. On réfléchit longuement à rentabiliser les trajets : je prends deux stères de bois par ici, puis je laisse la remorque là, pour aller chercher les poutrelles avant de repartir sur cette route.

Graduellement, Snowrunner se change en une sorte d’American Truck Simulator à la carte fictionnelle. Le genre de jeu synonyme de détente, un peu hypnotique, avec ici quelques options supplémentaires. En particulier celle, libératrice, de sortir du réseau de route — possibilité que l’on n’utilisera pourtant pratiquement jamais, les raccourcis spatiaux rallongeant systématiquement la durée du trajet.

Ce n’est pas pour rien que Snowrunner s’est ici tourné vers the land of freedom, avec une seule zone russe sur trois, alors que c’était l’unique cadre du Spintires originel. Dans le pays de l’entreprise, on monte ainsi la sienne, une flottille de camions parés à toutes éventualité. Le fiévreux Salaire de la peur se mue sans forcer en une entreprise florissante made in US. Tout s’achète et se revend en un clin d’œil, sauf le fuel qui est gratuit et que l’on peut cramer 20 litres à la minutes, God bless America.

On enchaîne ainsi les trajets sans vraiment y réfléchir, juste pour la joie de rouler à petite allure, patauger un peu dans le clapotis des flaques brunes. Certes, le danger guette toujours, et il est encore possible de se renverser dans le dernier virage. Mais le risque n’est plus là qu’un léger aiguillon, nécessaire à tenir l’attention. Le plaisir de relancer Snowrunner encore une fois ne tient pas dans sa difficulté, toujours assez faible une fois le treuil bien en main. Il tient au ronronnement du moteur, aux lueurs des phares perçant la nuit, à la petite pause que l’on fait en examinant un torrent qu’il va falloir traverser.

« Camions-mammouths, camions-citadelles, à la mesure du paysage, couverts de décors, d’amulettes de perles bleues, ou d’inscriptions votives [...] À des allures d’animaux de trait ils cheminent, parfois pendant des semaines, vers un bazar perdu, vers un poste militaire, et tout aussi sûrement vers des pannes et des ruptures qui les immobilisent pour plus longtemps encore. »
— Nicolas Bouvier, L’usage du monde

Notes

[1] Les développeurs ont indiqué leur intention de l’ajouter par la suite : à suivre, donc.

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