"Un soir donc, avant de m’endormir, je perçus, nettement articulée au point qu’il était impossible d’y changer un mot, mais distraite cependant du bruit de toute voix, une assez bizarre phrase qui me parvenait sans porter trace des événements auxquels, de l’aveu de ma conscience, je me trouvais mêlé à cet instant-là, phrase qui me parut insistante, phrase oserai-je dire qui cognait à la vitre." — André Breton, Manifeste du surréalisme (1924)
Knock-Knock raconte l’histoire d’un — jeune, vieil ? — homme qui se serait laissé posséder, obséder par cette phrase, par ces phrases qui inlassablement cognent à la vitre de la conscience. Le Lodger que contrôle le joueur se réveille en pleine nuit, échevelé, les traits tirés. Il porte une chemise de nuit et une grosse écharpe de laine. Il vit seul dans une bâtisse délabrée, perdue dans une forêt qu’il hante à ses heures perdues. Somnambule, il allume méticuleusement, une à une, toutes les lumières de la maison. Ses cauchemars toquent à la porte. Alors il nous parle de ces phrases qui le travaillent, qui le torturent, ou alors il se cache, il se recroqueville.
Une fois de plus, le studio russe Ice-Pick Lodge nous entraîne aux frontières de la folie, dans ce style bizarre, surréaliste, torturé, qui est sa marque de fabrique depuis l’étonnant Pathologic (2005). Démesurément ambitieux malgré des moyens dérisoires, ce dernier nous faisait visiter à la première personne une ville perdue au milieu d’une steppe sans nom, ville pestiférée, aux coutumes barbares, dominée par un gigantesque abattoir. Avec sa traduction anglaise pour le moins baroque, Pathologic est une expérience radicalement étrange, déroutante, à la limite entre le culte et l’injouable. En 2008, The Void offrait un voyage aussi étonnant qu’ardu, à travers un univers symbolique où une âme en peine devait rassembler les couleurs afin de retrouver la force de s’imaginer une autre vie. Après la parenthèse Cargo, Quest for Gravity, qui s’inspirait assez maladroitement de Banjo Kazooie Nuts & Bolts, le studio moscovite revient avec Knock-Knock à une atmosphère plus sombre, et signe sans doute son jeu le plus achevé.
Ce n’est peut-être pas un hasard si c’est aussi un projet en apparence plus modeste que ses prédécesseurs. Financé via Kickstarter, Knock-Knock s’inspire de l’univers graphique de Don Kenn, et évoque des angoisses très concrètes : la peur du noir, l’insomnie, l’hallucination et la folie. Le Lodger a beau être rongé par ses obsessions, il est aisé, dans un état de demi-veille, de s’identifier à ce qu’il ressent, de partager son somnambulisme. Ice-Pick Lodge s’est débarrassé d’une tendance à la grandiloquence, au symbolisme un rien ostentatoire qui pouvait laisser le joueur à distance. Techniquement, les ambitions ont été aussi revues à la baisse. Finis les mondes en 3D, mais une 2.5D très lisse, polie, stylisée, qui laisse la part belle à des animations fort réussies : le personnage prend ainsi corps, se dresse sur la pointe des pieds, ferme les yeux machinalement, traîne ses savates. Les décors ne sont pas en reste car la maison du Lodger a une vraie personnalité, avec ses caves vides et ses greniers encombrés de souvenir, ses petits riens glaçants : une corde au nœud coulant tout prêt à l’usage, une gigantesque tête de chauve-souris montée en trophée, un lit d’hôpital tordu...
Même épure au niveau des interactions. Knock-Knock est presque un non-jeu, où il y aurait plus à gagner à rester inactif, à se cacher en attendant que se passe la nuit afin de progresser. C’est d’ailleurs la seule condition pour finir un niveau : passer la nuit au plus vite. Il y a même des horloges qui permettent d’accélérer le temps, et donc de nous rapprocher de la mort.
Mais évidemment, de même que le Lodger tourmenté ne parvient pas à tenir en place dans son lit, le joueur, poussé par la curiosité ne peut s’empêcher de parcourir la maison. D’une nuit sur l’autre celle-ci grandit, se modifie aléatoirement. Pièce après pièce, il nous appartient de l’explorer en quête d’explications. Le personnage marmonne, il retrouve des bouts de papiers qu’il a hâtivement griffonnés. Lentement, il allume les lumières, il déverrouille les portes. Parfois il sort prendre l’air, il se promène, il se perd dans la forêt qui ceinture sa demeure. Constamment, un bruit de fond, quelque part entre l’artefact et l’acouphène l’accompagne. Quelquefois des voix lui parlent. S’accroche-t-il à un reste de raison, ou erre-t-il déjà dans la folie la plus furieuse ? C’est ce qui est difficile à dire. Knock-Knock est un jeu fantastique au sens todorovien du terme [1], il instille un doute constant, entre le rêve, la réalité et la folie. Car dans sa solitude, le Lodger n’est pas seul, il est habité. Des monstres tapent à la vitre, les Guests, des invités pas très désirables, qui sont les enfants bâtards de Silent Hill et du Horla, de l’Inferno de Strindberg et de Lone Survivor.
Leur surgissement, parfois souligné par un coup de tonnerre et un effet de scrolling vers la pièce où ils apparaissent, nous tire bien quelques sursauts. Mais Knock-Knock n’est pas un jeu d’épouvante au sens classique du terme, il nous entraîne vers une peur curieuse, crée en nous déconcertant une fascination ludique qui nous pousse à expérimenter le contact avec les Guests : tel œil effrayant, qui apparaît soudain sur le mur et ne disparaît que quand on éteint la lumière, peut servir de portail vers un ailleurs. Telle créature difforme nous permettra de recommencer le niveau et peut-être de saisir au vol un élément narratif que l’on avait raté. La règle du jeu n’est pas toujours claire, et c’est au joueur d’en saisir les contours par successifs tâtonnements : le jeu nous parle une langue étrangère, parfois incompréhensible, mais c’est pour mieux nous dépayser, nous mettre dans une situation d’inconfort qui constitue une part non négligeable du voyage.
Pour que l’expérience fonctionne, il convient de ne pas en savoir trop long. Il suffit de se laisser porter, d’explorer le cauchemar non dénué d’un humour noir qui fait tout le sel de ce grand petit jeu au surréalisme hypnotique. Quelque chose, quelqu’un cogne à la vitre. Faut-il ouvrir la fenêtre, se barricader, se cacher ?
Notes
[1] "Dans un monde qui est bien le nôtre, celui que nous connaissons, sans diables, sylphides, ni vampires, se produit un événement qui ne peut s’expliquer par les lois de ce même monde familier. Celui qui perçoit l’événement doit opter pour l’une des deux solutions possibles : ou bien il s’agit d’une illusion des sens, d’un produit de l’imagination et les lois du monde restent alors ce qu’elles sont ; ou bien l’événement a véritablement eu lieu, il est partie intégrante de la réalité, mais alors cette réalité est régie par des lois inconnues de nous. Ou bien le diable est une illusion, un être imaginaire ; ou bien il existe réellement, tout comme les autres êtres vivants : avec cette réserve qu’on le rencontre rarement. Le fantastique occupe le temps de cette incertitude ; dès qu’on choisit l’une ou l’autre réponse, on quitte le fantastique pour entrer dans un genre voisin, l’étrange ou le merveilleux. Le fantastique, c’est l’hésitation éprouvée par un être qui ne connaît que les lois naturelles, face à un événement en apparence surnaturel." (Tzvetan Todorov, Introduction à la littérature fantastique).
Vos commentaires
Simon JB # Le 15 octobre 2013 à 11:46
Le jeu est très intéressant, avec toujours cette "patte" Ice-pick Lodge immédiatement reconnaissable mais à la fois plus cohérent et plus abouti que ses prédecesseurs (moins ambitieux dans son gameplay, aussi).
L’idée de laisser le joueur découvrir lui même les règles du jeu, voire s’inventer des rituels dont on ne sait jamais vraiment si ils sont utiles pour progresser ou non est vraiment brillante. Les premières nuits sont perturbantes ; on a la sensation de saisir petit à petit où le jeu veut nous amener, et dès qu’on pense avoir compris quelque chose les développeurs perturbent l’équilibre en sortant une nouvelle idée du chapeau.
Cependant au bout d’un moment le côté mécanique prend le dessus ; le gameplay n’est peut-être pas assez profond pour prolonger le sentiment de somnanbulisme tout au long du jeu et plus on avance moins le jeu est suprenant.
Je ne trouve pas ça terrifiant par contre, il y a une vraie atmosphère mais je ne ressens pas vraiment de peur, surtout du désarroi et du malaise.
Martin Lefebvre # Le 15 octobre 2013 à 17:56
J’ai tout de même frissonné assez vivement lors de l’apparition de certains guests... mais c’est vrai que le jeu est plus basé sur l’angoisse et le malaise que sur les jump scares.
Simon JB # Le 25 octobre 2013 à 12:32
Le jeu ne semble pas déchaîner les passions sur Merlanfrit en tout cas :)
Et c’est dommage, car sans être un chef-d’oeuve c’est un objet intéressant ; depuis la mise en scène des conditions de fabrication jusqu’au résultat final.
En continuant à y jouer un peu un parallèle avec Demon’s Soul / Dark Soul m’est venu à l’esprit ; les deux jeux ont en commun d’être assez peu "explicatifs" et de laisser le joueur expérimenter les mécaniques, tatonner voir se perdre. Mes premières heures dans Demon’s Soul étaient vraiment éprouvantes : mon inventaire était envahi d’objets dont je ne savais que faire, je ne savais pas comment me prémunir des monstres qui pouvaient me tuer en un coup, j’ai passé une bonne partie du jeu avec une arme pourrie avant de me rendre compte que je disposais de beaucoup mieux dans mon inventaire, etc...
Et dans les deux jeux, une fois les mécaniques connues et maîtrisées je commence à m’ennuyer. Autant découvrir un nouvel environnement dans dark souls, repérer les pièges, apprivoiser l’environnement est excitant ; autant recommencer 200 fois un passage qu’on connaît par coeur ne m’amuse plus.
Même problème avec Knock Knock, toute proportion gardée...
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