Moutons électriques
La première fois que je suis entré dans AI Dungeon 2, c’était en tant que noble chevalier, prêt à défendre mon royaume contre une invasion barbare. Nous avons tenté une sortie. Au cœur de la bataille, alors que tout semblait perdu, j’ai invoqué la Puissance de l’Amour. La bataille s’est arrêtée net. On n’entendait que le claquement des drapeaux, et mon écuyer s’est mis à chanter. Je l’ai accompagné à la lyre ; puis nous sommes embrassés, et nous sommes partis à cheval, vivre notre idylle au pays de la Passion Éternelle.
Lors de ma deuxième partie, j’incarnais un sorcier venu chercher un mystérieux artefact dans d’étranges ruines. Mais d’autres m’avaient devancé, alors j’ai préféré ouvrir un bar. À la fête d’ouverture, aiguillé par des rumeurs, je me suis acoquiné avec un rat qui parle ; puis je suis devenu maire de la ville. J’ai instauré la sécurité sociale pour tous, suis devenu président de la Terre, végétalien, et j’ai pris ma retraite.
C’est à ce moment-là que je me suis dit qu’il y avait peut-être quelque chose à creuser dans cet AI Dungeon 2.
AI Dungeon 2 est le (deuxième) protytope d’une fiction interactive écrite à la volée par un programme [1] . C’est-à-dire un jeu en mode texte, où l’on réagit par des commandes commençant par un verbe : go south, look around, enter the dungeon. Mais contrairement à une fiction habituelle écrite à la main, il n’y a pas de limitation syntaxique sur ces entrées. On écrit n’importe quoi, le programme essaie de suivre. La difficulté, tout d’abord, est d’ailleurs de sortir des contraintes habituelles de la fiction interactive.
Machine qui rêve
Sous le capot, AI Dungeon 2 est animé par le modèle GPT-2 [2] de chez OpenAI — boîte cofondée par Elon Musk — lui-même s’appuyant sur le réseau de neurones Tensorflow — écrit, lui, par les ingénieurs Google. Si l’on exclut cette dernière librairie technique, le programme GPT-2 lui-même est d’une simplicité confondante : il se contente de choisir chaque mot, l’un après l’autre, en se fondant sur ce qu’il a appris à travers quelques gigaoctets de texte, et sur ce qu’il a déjà écrit. Dans le cas d’AI Dungeon 2, le corpus initial sont les fictions trouvées sur chooseyourstory. Rien d’autre : aucune grammaire formelle, aucun autre prérequis ; il apprend le tout sur le tas. Méthode en vogue : c’est notamment ainsi qu’a été développé AlphaGo, maître actuel du jeu de Go.
Le but de GPT-2 est à l’origine d’améliorer les réponses au fameux test de Turing, dont le but est de ne pas pouvoir différencier une discussion entre un humain et une machine. AI Dungeon 2 n’en est pas là. L’expérience est plutôt... déroutante. Il faut accepter de composer avec ses divagations. La fiction procédurale n’aime pas stationner, ne permet pas vraiment de revenir en arrière ; elle nous entraîne toujours plus loin, saute facilement du coq à l’âne. Pour obtenir quelque chose, il faut aller dans son sens, la nourrir d’action, de rebondissement.
Très vite, on se heurte au problème du sens. Là où une fiction "manuelle" peut offrir une trame complexe, les élucubrations procédurales n’ont aucune direction, et l’on se demande ce que cela nous apporte. On a échangé toute profondeur contre une largeur formidable ... et totalement superficielle. C’est le problème général de la génération procédurale, ici démultiplié : peut-on jouer sans objectif ? Un jeu sans intention, pour quoi faire ? À quoi bon "explorer" un univers clairement infini et inépuisable, déjà le problème majeur d’Elite : Dangerous ? La seule chose à faire, c’est visiter l’imagination du moteur. Mais pour commencer, peut-on parler d’imaginaire dans cet empilement d’élements sans queue ni tête ?
Imagine there’s no heaven
Pour répondre à cette question, il faudrait déjà s’accorder sur une définition de l’imagination. En première instance, on peut adopter celle-ci : l’imagination, c’est la capacité à relier plusieurs concepts potentiellement éloignés, de façon pertinente.
En ce qui concerne la première moitié de la phrase, c’est exactement ce que fait AI Dungeon 2. Certes, lorsque nous imaginons quelque chose, nous nous appuyons sur des concepts issus — à un certain degré — de la traduction du réel à travers nos sens. Si les enfants ont plus d’imagination, c’est simplement que leur connexions sont moins figées, et qu’ils tentent encore des sauts que l’adulte s’interdit. Le système GPT-2 utilise la syntaxe — les mots — sans signifié ; mais le principe reste finalement le même, avec ou sans sens. Seulement, GPT-2 ne hiérarchise pas ce qu’il tresse : du coup, pas de fil directeur ni élements secondaires, tout est au même niveau. Gardons à l’esprit qu’AI Dungeon 2 n’est encore qu’un essai, et c’est une direction dans laquelle il peut encore évoluer.
Reste la question de la pertinence, qui a son importance. Un tirage de mots au hasard dans le dictionnaire, du type « loup asymptotique varie bleu », n’est pas imaginatif : c’est du bruit. Ce n’est pas ce que fait GPT-2, qui s’appuie sur un contexte local, tout comme nous. Là encore, il ne fait pas la même utilisation que nous ; la version actuelle semble n’attacher d’importance qu’à un contexte très proche. On peut penser qu’il s’agit d’un simple paramètre numérique à régler, qui peut également s’ouvrir sur un système plus complexe.
Sur les frontières
On le voit, AI Dungeon 2 fait peut-être preuve d’imagination, mais il n’est pas parfait. Les réponses ont du mal à manipuler les références, se trompent souvent sur qui fait quoi : souvent, en voulant décrire une action, c’est mon interlocuteur qui se retrouve à la réaliser. De toute façon, ce qui s’est passé trois paragraphes plus haut semble ne plus exister. Tout ceci n’est pas vraiment un problème. En fait, cet univers cotonneux a clairement des caractéristiques oniriques. Ce qui donne d’ailleurs à la fiction son cachet : on a l’impression de travailler la matière dont sont faits nos rêves.
Plus intéressant : le moteur fictionnel est strictement constructif. Il ne nie jamais rien. Le joueur peut tranquillement sortir un avion à réaction de sa poche : la fiction se déformera pour l’accueillir. Elle ne peut pas contredire, parce qu’il lui manque la conception de ne pas être. En ce sens, si AIDungeon2 est une forme d’imaginaire, elle est réellement non-humaine. Du coup, les théories phénoménologiques sont inefficaces ; la néantisation chère à Sartre, notamment, ne peut s’appliquer [3]. N’étant pas spécialement porté sur la philosophie de l’imaginaire, mes références ne sortent pas tellement des sentiers battus ; toute référence plus adaptée est bienvenue en commentaire.
Cette positivité forcée semble bien plus délicate à remanier, car on touche là au principe même du moteur textuel. Or, la puissance du résultat — rien que sa capacité à engendrer des phrases syntaxiquement correctes, sans parler de leur sémantique — dépend de sa simplicité. Ajouter la négation, si tant est que c’est possible, risque de la mettre à mal. Cela dit, cette envie de néant est très ethnocentrée : comme s’il fallait absolument quelque chose qui ressemble à l’humain. Peut-être faut-il se défaire de ce réflexe ?
Va-et-vient
Enfin, on ne sait trop à qui attribuer le résultat du programme. La fiction ne fonctionne que si le joueur accepte de rentrer dedans, et les résultats de la machine dépendent énormément des rebondissements que l’humain lui apporte. Alors, faut-il considérer la fiction interactive comme un outil, ou bien comme une création/créatrice à part entière ? De quoi pousser encore un peu plus loin la question de l’interactivité dans le processus créatif, toujours présent en fond de l’analyse vidéoludique.
Revenons sur terre : AI Dungeon 2 n’incarne probablement pas le « futur du gaming ». Il a toutefois le mérite de soulever des questions qui flirtent avec les frontières du jeu vidéo. C’est suffisant pour qu’on surveille du coin de l’œil les progrès des rêves androïdes.
Illustrations : Rafał Olbiński.
Notes
[1] À l’heure où j’écris ces lignes, toujours jouable directement sur le colab google : Exécution > exécuter tout, puis attendre le long chargement. Une appli est en cours de déploiement, et d’autres branches du logiciel apparaissent également.
[2] Oui. GPT. Dites-le une fois tout haut une bonne fois pour toutes, et on passe à autre chose, ok ?
[3] Jean-Paul Sartre, L’Imaginaire, 1940.
Vos commentaires
Laurent Braud # Le 7 janvier 2020 à 11:14
Mise à jour. En plus d’une application mobile, AI Dungeon est maintenant jouable sur navigateur via https://play.aidungeon.io/ . Voilà, vous n’avez plus aucune excuse.
hlabrande # Le 20 mars 2020 à 02:56
Sur la positivité et l’acceptation forcée, ça fait penser également à l’improvisation théâtrale, où ces choses-là sont souvent érigées en principe fondateur. Mais ça peut donner, comme dans AI Dungeon 2, des scènes foutraques et chaotiques (our le meilleur ou le pire). Ce sont des formidables générareurs d’idées et de fun, mais le public se lasse vite si on est incapable de construire ou écrire des choses plus approfondies.
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