Lorsqu’un studio entreprend de créer un jeu de stratégie ayant pour contexte l’époque médiévale, il se place dans une situation compliquée : celle de devoir manipuler une période de plus d’un millénaire, ce qui, même pour un historien, n’a absolument rien d’évident.
Différentes options s’offrent alors à l’équipe pour délimiter plus précisément le cadre chronologique de son jeu, le choix le plus simple étant de faire l’économie d’une réflexion sur ce que recouvre la notion même de Moyen Âge et de reprendre à son compte la définition que l’historiographie occidentale en a donné il y a de cela plusieurs siècles : le Moyen Âge serait cet âge intermédiaire entre deux époques fastes de l’histoire européenne, l’Antiquité romaine, qui prendrait fin au Ve siècle avec la chute de l’Empire d’Occident, et la Renaissance, dont on place traditionnellement le début à la fin du XVe siècle. En admettant cette définition, on valide un découpage érigeant ces mille ans d’histoire en un tout homogène, caractérisé par une culture qui ne serait plus antique sans être encore moderne, une culture dont les attributs propres la définiraient comme typiquement médiévale. Pourtant, de Clovis à Jeanne d’Arc, bien des choses évoluèrent. On aurait donc du mal à cerner les éléments pouvant justifier que l’on place ces personnages au sein d’une même époque.
Malgré les critiques que l’on peut formuler à son encontre [1], ce découpage traditionnel perdure, par commodité, chez les historiens comme dans la culture populaire et l’on peut ainsi le retrouver dans un jeu tel Age of Empires II : The Age of Kings. D’autres titres, à l’instar de Medieval II : Total War ou Crusader Kings II, choisissent pour leur part de couper en deux ce millénaire médiéval et préfèrent instaurer un début de partie à la fin du XIe siècle [2]. En soulageant la période de sa première moitié, les développeurs de ces jeux se rendent sans doute la tâche plus aisée car il apparaît bien vite qu’un Moyen Âge de mille ans tend malheureusement à se transformer en un fourre-tout un peu bancal [3].
Ainsi les concepteurs de The Age of Kings se sont-ils retrouvés dans la nécessité de synthétiser la période afin de la rendre digeste ; pour faire tenir mille ans d’histoire dans une partie de deux heures, il faut donner le sentiment qu’un siècle s’écoule toutes les douze minutes. À l’opposé, le temps, dans Medieval II : Total War et Crusader Kings II, se déroule au rythme des saisons voire des jours et une seule partie peut durer de nombreuses heures, ce qui rend la progression du joueur moins déboussolante et génère finalement moins de hiatus chronologiques. Le rythme d’une partie de The Age of Kings est quant à lui soutenu, l’objectif étant de franchir le plus rapidement possible quatre âges qui représentent chacun plusieurs siècles. Cette condensation du temps n’est pas problématique en soi car le jeu vidéo n’a probablement pas pour but de reproduire le réel ; il ne fait au mieux que le simuler et cherche à n’en retenir que les éléments les plus ludiques, ou du moins les plus à même d’éveiller l’intérêt du joueur. Le véritable écueil de ce genre de synthèse réside plutôt dans une triste tendance à la caricature du passé, souvent liée à une relative méconnaissance de l’époque traitée. Et si l’on doit être indulgent avec les œuvres de fiction qui prennent de menues libertés avec la réalité historique (l’excès de rigueur ne conduirait en effet qu’à paralyser la création), il reste difficile d’accepter les erreurs qui frisent le grotesque ou véhiculent de lassantes idées reçues.
Dans son effort de synthèse, The Age of Kings se contente ainsi de reprendre l’idée ancienne selon laquelle les premiers siècles de l’époque médiévale, ceux que d’autres jeux éludent judicieusement, seraient un âge foncièrement sombre [4], ce moment obscur qui suit la chute de Rome et précède le temps des chevaliers. La brillante civilisation romaine s’étant effondrée sous les assauts barbares, il ne peut, de toute évidence, rien subsister d’autre que ce chaos fondamental qui marquerait le début d’une longue nuit du savoir et de la pensée, jusqu’à leur renaissance au XVe siècle. Cette vision quelque peu datée du Moyen Âge, source du découpage arbitraire évoqué au début de ce texte, déteint sur le principe même du jeu, puisqu’il s’agira dès lors pour le joueur de mener sa civilisation hors de cet âge sombre, afin de lui faire retrouver les splendeurs de l’âge impérial.
Les termes utilisés pour qualifier les différents âges du jeu trahissent d’ailleurs une perception évolutionniste du cours de l’histoire. Alors que le premier épisode de la série choisissait de faire correspondre chacun de ses âges aux époques utilisées par les archéologues pour désigner d’importantes phases de progrès technique (pierre, bronze, fer), The Age of Kings propose pour sa part au joueur de faire progresser chaque civilisation sur un plan essentiellement politique, le passage de la « féodalité » à l’Empire étant alors présenté comme une évolution logique et souhaitable. Le jeu reproduit, sans jamais la questionner, cette approche ancienne qui voulait analyser les formes successives d’organisation politique et sociale comme autant de progrès accomplis par les sociétés humaines, du morcellement tribal, « primitif » et empirique, à l’Etat centralisé, « moderne » et rationnel. Dans cette optique, le Moyen Âge ne pouvait constituer qu’un accident de parcours, un retour au tribalisme après la disparition de l’Empire.
De la Gaule au Japon, le joueur aura ainsi partout à souffrir de la chute de Rome, présentée comme un effondrement total de la civilisation. En début de partie, sa population hirsute sera contrainte de dormir sous des toiles de tentes et de combattre à l’aide de gourdins. Rien ne justifie pourtant un tel point de départ puisque le dépérissement des institutions romaines, par essence immatérielles, n’a jamais signifié la ruine subite des bâtiments de pierre ou la disparition des lames d’acier, les élites barbares s’étant bien gardées de tout détruire, se satisfaisant de se substituer à l’administration impériale [5]. Et si pareil tableau semble déjà abusif pour dépeindre l’état de l’Europe occidentale au VIe siècle, que dire de son emploi pour représenter Byzance, la Perse ou la Chine à la même époque ? Non content de se faire le relais d’un lieu commun sur les supposées ténèbres médiévales, le jeu se permet ainsi de faire tourner l’histoire du monde sur l’axe d’événements purement européens.
D’autres incohérences résultent de cette mauvaise maîtrise d’une si longue période, comme le fait de pouvoir mener jusqu’au XVe siècle des peuples démantelés avant l’an 800 (Huns, Perses et Goths), d’être autorisé à les opposer à ceux qui occuperont les mêmes territoires des siècles plus tard (Turcs ou Espagnols), ou de voir apparaître à « l’âge des châteaux », soit vers le XIIe siècle, des combattants alors disparus (comme les lanceurs de haches francs, qui détonnent en fin de partie face aux janissaires turcs, équipés d’armes à feu). Ces incohérences, inhérentes au fait qu’il ne s’agit là que d’un jeu avec lequel on doit pouvoir s’amuser, restent toutefois anecdotiques. Les éléments les plus problématiques demeurent ceux qui apparaissent comme le produit et le vecteur d’une lecture contestable de l’histoire.
Notes
[1] Ce fut notamment l’un des questionnements chers au médiéviste Jacques Le Goff, décédé en avril 2014, son dernier ouvrage s’intitulant Faut-il vraiment découper l’histoire en tranches ?.
[2] En 1080 pour le premier et en 1066 dans les premières versions du second.
[3] Il ne s’agit cependant pas de discuter ici la qualité du gameplay de Age of Empires II qui reste selon moi un incontournable du jeu de stratégie en temps réél.
[4] Reprenant ainsi la notion de Dark Ages, toujours utilisée dans le monde anglo-saxon.
[5] Si les pertes de savoirs consécutives à la désagrégation de l’Empire d’Occident sont réelles, il ne convient pour autant pas de dresser un tableau apocalyptique de la situation. Se reporter par exemple à l’ouvrage de Pierre Riché, Education et culture dans l’Occident barbare, Paris, Seuil, 1962.
Vos commentaires
Julien # Le 16 juin 2014 à 10:43
Le jeu a été créé en 1998 par des créateurs nantis d’une (solide) éducation des années 70-80, bien qu’ils n’aient pas fait l’économie d’une recherche bibliographique.
16 ans se sont écoulés, Internet diffuse massivement connaissances nouvelles et vieux clichés, la nouvelle historiographie se diffuse lentement.
Le RPG Kickstarter Kingdom Come revendique haut et fort la reconstitution réaliste d’une Bohême du début du XVe siècle (y parviendra-t-il ?).
Un Age of Kings de 2014 serait-il différent ?
roger # Le 16 juin 2014 à 10:48
En même temps Age of Empires 2 c’est jamais qu’un Dune 2 / Warcraft 2 avec des sprites de chevaliers et Jeanne d’Arc (à peu de choses près) :D Il n’y a pas grand chose de sérieux là dedans.
Les Total War ont un aspect un poil plus sérieux (à peine), et il faut attaquer les jeux Paradox pour voir des jeux qui ont une prétention à réellement jouer avec l’Histoire et de vrais mécanismes (avec plein d’entorses à la réalité évidemment, mais le jeu cherche à s’inspirer du réel, Age of Empires j’ai pas vraiment cette impression).
On peut fabriquer un Age of Empires sans vraiment s’intéresser à l’histoire, pas un Paradox ;)
Martin Lefebvre # Le 16 juin 2014 à 11:00
En tout cas j’attends avec une certaine impatience le At the Gates de John Shafer, qui nous fera jouer les envahisseurs "barbares"... Tiens il semble être arrivé en early access, mais 50$, c’est un peu cher. :)
cKei # Le 16 juin 2014 à 13:24
Bel article, étant une brelle en histoire ça m’a bien intéressé. J’aurais aimé qu’il soit plus long ;)
Cela dit, oui ce traitement de l’histoire par le média s’explique facilement. Déjà parce que l’on est pas dans une simulation mais juste dans un STR à destination du plus grand nombre, qui n’avait pas vocation à reproduire fidèlement la réalité de l’époque. C’est peut-être malheureux mais c’est comme ça, on reste dans le divertissement presque pur.
Et puis un sprite qui hurle "le sang sur l’épée de La Hire est presque sec", ça a quand même un potentiel comique :D, malgré que la personnalité du pnj n’est probablement pas fidèlement retranscrite.
Laurent Braud # Le 16 juin 2014 à 14:05
Certes, si l’interprétation de l’Histoire était clairement fantaisiste. Mais ici la lecture est celle, faussée, qui domine dans le public, et le jeu contribue donc à lui donner un peu plus de poids. C’est ça qui est gênant. On a donc l’impression que les développeurs se sont contentés de la reproduire sans trop réfléchir, alors qu’il aurait été possible de faire un gameplay tout aussi ludique avec une vision plus correcte. C’est vrai aussi que le choix est un peu contraint : les concepteurs préféraient peut-être coller à la vision du public que celle de historiens ; ce sont les premiers qui payent. Et l’immersion est plus aisée dans une thèse à laquelle on adhère par avance.
Pour répondre à Julien, à mon avis ce ne serait pas différent en 2014 ... et c’est un peu la faute du AoE 98.
Ewillane # Le 16 juin 2014 à 14:57
Cet article est vraiment bien fait et me porte vers de nouvelles questions :
Cette liberté prise avec l’histoire ne viendrait-elle pas du média lui-même ? C’est un jeu vidéo, une œuvre ludique de fiction. Ce n’est pas un serious game à vocation d’apprentissage. Les jeux de civilisation fantaisistes ne posent pas la question de la fidélité mais ceux qui sont basés sur une période historique oui. Pourtant, y a-t-il une différence ? L’histoire est un matériaux comme un autre qui est transformé en outil ludique, en brique de gameplay.
Bien sûr, l’histoire n’est pas une progression constante. Et ce genre de jeu continuer de véhiculer des clichés sur les périodes qu’ils choisissent d’exploiter. Mais dans un jeu, le joueur veut-il ne pas "progresser" quand la question de l’xp prédomine très largement l’ensemble du genre ?
Au même titre que le genre littéraire med-fan trimballe un bon nombre de clichés et d’imageries populaires sur ce que doit être une période moyenageuse, le jeu de civilisation ne tend-il lui-aussi pas à la création d’un code ludique dans lequel les joueurs du genre se retrouvent ?
roger # Le 16 juin 2014 à 16:46
Mais il aurait fallu faire un tout autre jeu à ce moment là ! C’est assez aberrant je trouve de demander à un jeu d’instruire ou de corriger des idées faussées sur l’Histoire... Si les gens ne sont pas curieux et restent ignorants ils pourront toujours comprendre les choses de travers ou les prendre au pied de la lettre. Même si Crusader Kings fait preuve de subtilité, de richesse et de profondeur, si le joueur n’a pas un peu de savoir il peut imaginer bêtement que la gestion des domaines et des guerres était exactement comme dans ce jeu. Pour mesurer en quoi le jeu est fidèle ou ne l’est pas il faut construire sa culture par ailleurs, être capable de distance. Finalement on retombe sur les mêmes problématiques que sur le sexisme même si le sujet est moins grave ici : est-ce qu’on veut que les joueurs aient un spectacle convenable devant les yeux ou est-ce que l’essentiel est plutôt qu’ils aient les outils pour juger de la justesse, de la pertinence, de l’intelligence de ce à quoi ils jouent ? En gros le travail contre l’ignorance est il plus efficace en amont ou en aval ? J’ai ma petite idée :D
En tout cas jamais je ne compterai sur les jeux vidéo pour apprendre des choses relevant de l’Histoire à mes enfants, ce serait aussi stupide que de compter sur... le cinéma pour ça. Quand des gamins ont l’impression de toucher du doigt la réalité de l’extermination des juifs parce qu’ils ont vu "La Vie est belle" ça me fait froid dans le dos.
Ca n’est pas un procès contre le jeu vidéo ou le cinéma, mais c’est que ça n’est pas fait pour ça. Que les jeux prennent de grandes libertés avec l’Histoire c’est très bien, qu’ils continuent. J’aurais aimé que personne ne croie jamais qu’ils sont là pour nous instruire.
Laurent Braud # Le 16 juin 2014 à 17:16
Ben, la plupart des gens ne vont jamais aller voir plus loin et vont conserver cette vision d’un bas-moyen-âge obscurantiste. J’exagère un peu, et dans le fond je suis d’accord avec toi, je préfère ça à rien du tout. Mais on peut avoir le beurre en même temps que les « outils pour juger de la justesse, de la pertinence, de l’intelligence de ce à quoi ils jouent », ça n’est pas incompatible non ?
Je suis bien d’accord mais en l’absence d’autre chose c’est quand même eux qui font ce boulot pour beaucoup de gens.
roger # Le 16 juin 2014 à 17:41
Et c’est tout le drame. On en est à compter sur des outils de divertissement pour éduquer et instruire.
Apprendre ça fait parfois mal, c’est un peu austère alors il faut essayer de cacher l’horrible vérité. Par exemple en coloriant des films d’archives : à présent les gens souffrent de voir des images en noir et blanc.
Nana Nanamère # Le 16 juin 2014 à 20:21
Absolument d’accord avec toi roger, mais je vais te déprimer, les jeux vidéo ont déjà envahis l’école et ça n’est que le commencement...
soit désespéré
mais pas désespérant
tu sais où chercher
éloignes toi un temps
de ces maudits aux yeux frits de merlan
nananananer
Karl # Le 16 juin 2014 à 23:25
"Ca n’est pas un procès contre le jeu vidéo ou le cinéma, mais c’est que ça n’est pas fait pour ça. Que les jeux prennent de grandes libertés avec l’Histoire c’est très bien, qu’ils continuent. J’aurais aimé que personne ne croie jamais qu’ils sont là pour nous instruire."
Mouais, sans me la raconter, juste en ayant squatté les Paradox, je pense que je connais mieux "l’Histoire" qu’un étudiant qui passe son bac. Et après, faut pas croire, la grande majorité ne vont pas aller faire une fac d’histoire hein ^^ Pour l’immense majorité des gens l’Histoire c’est quoi ? Des dinosaures > Jules César > Louis XIV, Louis XVI, Napoléon, Les deux guerres mondiales, DeGaulle, et après ça reprend à Mitterrand, on rentre dans l’histoire récente ou immédiate. Tout ça pour dire qu’on part tous plus ou moins du niveau zéro quoi. On peut pas renier le coté "cours d’histoire" des jeux Paradox, ce serait passé à coté d’un des points fort des jeux. Les gars ont eu le mérite de partir de l’Histoire pour forger leur gameplay (tout l’inverse de AoE II), donc c’est forcé d’apprendre des choses (rien que dans la disposition de base des pays, les événements "aléatoires", etc...), voir d’aller se documenter plus en amont (Dans un papier sur EU4, martin part du Portugal de sa partie et compare avec la situation du Portugal de l’époque, et il montre bien que même les éléments de gameplay essayent de pousser vers l’Histoire). Bien sur, on s’amusera pas à prendre tous ce qui se passe dans les jeux pour argent comptant, n’empêche que l’Histoire chez Paradox n’est pas juste un contexte ou un cadre, elle une véritable base dont on est emmené à comprendre certains enjeux. Les jeux peuvent être instructifs, et ils peuvent le faire de manière convenable en étant ludique. Sans jamais prendre un cours d’éco, j’ai vite compris le principe de l’offre et la demande dans l’hôtel des ventes de WOW. Sinon c’est quoi instruire ? Lire un livre ou regarder un documentaire ? On y trouvera toujours les mêmes problèmes de rigueur, ou bien même la fragilité de la vérité historique. Le savoir c’est une somme, et le jeu vidéo peut très bien y avoir sa place.
DjEzus # Le 17 juin 2014 à 12:04
Un article presque aussi intéressant que ton précédent.
Toutefois s’il est intéressant de comparer les faits historiques à la réalité fantaisiste d’un AoE II, je pense que la question initiale que tu te poses est fondamentalement mauvaise, en effet je ne pense pas que l’équipe de développement du jeu ait cherché en le créant à aborder le mieux du monde la réalité du moyen âge à travers un jeu de stratégie mais simplement à reprendre le gameplay du premier opus et à l’améliorer (queues de production et autres actions automatisées dans la gestion des ressources, etc.)... et à plaquer le tout sur une époque un tantinet plus récente que celle du premier. D’où l’aberration de se retrouver en début de partie avec des miliciens équipés de gourdins pour retrouver le progrès technologique induit par le premier jeu mais aussi le besoin de mettre toutes les civilisations sur un pied d’égalité pour permettre un gameplay suffisamment équilibré (à quelque détails près).
Cela dit, j’attends maintenant les retours de l’historien sur le mode campagne du jeu.
poulopo # Le 17 juin 2014 à 19:06
"Les éléments les plus problématiques demeurent ceux qui apparaissent comme le produit et le vecteur d’une lecture contestable de l’histoire."
@Maxence Bidu :
Nous nous vous ferons remarquer que Total War et Crusader Kings sont des produits, et les vecteurs d’une lecture contestable de l’histoire.
Maxence Bidu # Le 28 juin 2014 à 11:19
Désolé de ma réponse tardive. Je vais essayer de reprendre tous les commentaires.
En premier lieu, je n’ai jamais prétendu qu’un jeu vidéo devait avoir pour fonction d’instruire son public. J’ai au contraire bien précisé que le divertissement devait primer, que la reproduction du réel n’était pas l’objectif et qu’il fallait donc éviter de relever rigoureusement chaque erreur sous peine de paralyser le travail des créateurs.
A partir de là, il faut juger The Age of Kings pour ce qu’il est et en fonction du positionnement qu’il adopte. Ce n’est assurément pas un serious game, mais c’est un jeu qui recèle malgré tout une certaine prétention à « l’historicité », aussi minime soit-elle. Comment expliquer, sinon, que les campagnes solo soient inspirées d’événements réels (Djezus, si tu veux par exemple mesurer le réalisme de la campagne sur Jeanne d’Arc, je te redirige sur ce billet), comment expliquer que les développeurs se soient fendus de textes historiques pour accompagner, dans le manuel, chaque élément du jeu, mais surtout, comment expliquer l’ajout d’une petite encyclopédie accessible via le menu ? En mettant en avant le produit de recherches préparatoires relativement poussées, le jeu démontre une volonté de retranscrire fidèlement l’époque. Il ne cherche pas à intégrer des éléments fantaisistes, à l’inverse d’un Assassin’s Creed par exemple (ou à l’inverse des univers med-fan évoqués par Ewillane). Cette différence de positionnement, comparable à celle qui distingue un Braveheart d’un Inglourious Basterds, explique qu’on sera plus critique envers les incohérences du premier.
J’ai cependant précisé que la plupart des erreurs du jeu étaient totalement anecdotiques et je n’ai dès lors pas du tout cherché à en dresser une liste exhaustive. D’autant que l’article vise d’abord à souligner combien il est ardu de retranscrire l’époque médiévale. Je ne dis donc pas que le jeu est mauvais car il présente des erreurs sur le plan historique ; je dis que ces erreurs sont des écueils très difficiles à éviter lorsqu’on manipule le Moyen Âge, les historiens eux-mêmes ayant longtemps rejeté et projeté tout et n’importe quoi sur cet âge intermédiaire. Je note cependant qu’il est possible de faire d’autre choix, en éludant par exemple les premiers siècles de la période qui sont souvent les moins connus et les plus difficiles à appréhender. Il n’y a donc rien d’évident pour un studio dans le fait de se poser des questions d’ordre purement historiographique avant de se mettre au travail. Mais puisque certaines équipes font des choix différents dans leur traitement d’une même matière, n’a-t-on réellement pas le droit de se demander quel choix est le plus judicieux, ou quelle approche est la mieux maîtrisée ?
Ce genre de critique sur les choix faits par un studio dans le processus de développement est pourtant admis à propos d’autres éléments constitutifs d’un jeu, comme le scénario ou la narration par exemple. Celle-ci n’a aucune incidence sur la qualité du gameplay mais l’on se permet tout de même de l’analyser pour déterminer la qualité d’un jeu. Quelle différence ?
La narration d’un Dragon Age : Origins par exemple est faiblarde, surtout lorsqu’on la compare à celles proposées par d’autres grands jeux. Devrions-nous néanmoins nous abstenir de le souligner sous prétexte que le gameplay est quant à lui très bon et qu’il ne s’agit finalement "que" d’un jeu, dans lequel l’aspect ludique doit primer sur le reste ? Je ne pense pas. Il me semble ainsi que l’on doit pouvoir analyser de la même façon la qualité de la retranscription d’un cadre historique, en particulier dans une œuvre qui manipule l’histoire au premier degré.
Tout cela est également fonction des centres d’intérêt de chacun et du niveau d’erreur que l’on est prêt à accepter dans ces domaines précis. Certains critiqueront les incohérences physiques contenues dans de nombreux jeux se déroulant dans l’espace. D’autres dénonceront qu’on confonde deux cultures distinctes, comme la Chine et le Japon.
Que faudrait-il leur répondre ? « On s’en moque, ce n’est qu’un jeu, pas besoin d’être correct ou réaliste. » Il est malheureusement possible d’aller très loin sur cette voie.
J’aurais presque envie de me raccrocher à l’article de Martin sur les questions qu’on est en droit, ou non, de se poser face à jeu vidéo, même si les enjeux sont loin d’être les mêmes. Un jeu ne doit certes pas éduquer, rééduquer ou instruire, mais peut-on tout de même le questionner sur les notions et idées (si anodines soient-elles) qu’il véhicule consciemment ou non ?
Chacun cherche ce qu’il veut dans une œuvre et lorsque l’on met en scène, sans parodie, la période historique qui me passionne, j’apprécie particulièrement l’effort porté à sa reconstitution. Je ne force cependant personne à s’en soucier.
Il faut de plus réaliser, comme le dit Laurent, que certains publics prennent tout pour argent comptant. Je pense donc qu’il peut toujours être utile de signaler les erreurs ou les choix discutables.
Cela étant dit, je suis d’accord pour noter que le choix de faire avancer le joueur d’un âge sombre, quasi préhistorique, à l’âge de la poudre à canon, est lié à la volonté de rendre sensible la progression technologique. On sacrifie la cohérence historique pour que la montée en puissance du joueur soit un peu plus spectaculaire et plus gratifiante. C’est un choix qui peut se justifier puisqu’on cherche ici à fabriquer un jeu et non un manuel d’histoire. Permettons seulement qu’on questionne ce choix au regard de ceux effectués par des titres comparables. Je reste pour ma part persuadé qu’il aurait été possible de concilier gameplay et respect de l’histoire et que cela n’aurait pu que profiter à la qualité globale du jeu.
Pour finir, je suis moi aussi très intrigué par Kingdom Come qui s’annonce de très bonne qualité. J’espère qu’il sera surtout un bon jeu, et non une simple visite virtuelle de la Bohème du XVe siècle (ce qui serait par ailleurs très intéressant, mais ce ne serait plus un jeu).
Et pour répondre à Martin, je ne connais pas du tout le projet dont tu parles mais l’accroche de la page Kickstarter n’est pas super rassurante ^^’ :
Encore cette bonne vieille vision apocalyptique. Le choc des civilisations est toujours plus séduisant car plus spectaculaire. Enfin bon, on verra !
@poulopo : peut-être, mais il faut maintenant que tu nous expliques en quoi c’est le cas, et dans quelle mesure cela s’exprime ;)
La_Planche # Le 31 juillet 2014 à 04:47
Effectivement, à partir de là, et même à partir du design d’ensemble que le jeu semble adopter, on peut se douter que celui-ci s’inscrit complètement dans le même mouvement de "més-information" médiévale épinglée par l’article.
Je ne suis pas du tout un expert de la période, loin s’en faut, mais considérer la "chute" de l’empire romain occidental comme un recul global et radical de la civilisation me parait un contresens fondamental. Quant à parler de sombre et de brutal, pour ce que j’en sais, les 250 dernières années de l’empire ont été je crois pour le moins anarchique, entre rébellions et sécessions permanentes de divers généraux se réclamant tour à tour empereur d’ici ou d’ailleurs, et luttant sans cesse pour la reconnaissance de leur pouvoir mesquin... Finalement, c’est un système pourrissant qui s’effrite naturellement (et peu à peu !) sous l’action conjuguées de ses contradictions internes comme des pressions extérieurs exercées par ces peuples dits "barbares" et pourtant, en ce qui concerne les Francs en tout cas, déjà largement intégrés au système romain.
Ceux-ci ne font alors que récupérer intelligemment les institutions déjà en place, les adapter en partie à leur convenance, pour asseoir avec plus ou moins de bonheur leur propre domination sur la région "envahie". On ne peut sans doute pas parler de rupture brutale et encore moins apocalyptique. D’autant que l’empire renaît ensuite de ses cendres, sous la tutelle carolingienne d’abord, qui poussera par le fer et la conquête la "civilisation" et le christianisme jusqu’à englober tout le monde germanique, là où les romains avaient échoué. Le féodalisme ensuite est un phénomène aussi complexe qu’intéressant, mais compliqué à appréhender , puisque a priori très éloigné de ce que nous vivons aujourd’hui dans nos sociétés contemporaines impériales centralisées. Il pousse lui aussi sur le déclin de l’autorité carolingienne. Un système en remplace un autre, car peut-être bien que "la nature a horreur du vide". Et puis les hommes sont avides, donc voilà.
Bref, tout ça pour abonder dans le sens initial de l’article. D’un côté, on peut déplorer les approximations permanentes laxistes voir orientées (à caractère commercial ou politique, idéologique donc) que l’on retrouve partout concernant la période qui nous intéresse répandues à travers toute la culture moderne, et pas seulement vidéoludique. D’un autre côté, on peut aussi se faire à l’idée et accepter que dans la pop culture actuelle, il est établi que le Moyen-Âge occupe le rôle peut-être important - quoiqu’un tantinet ingrat - d’une sorte de défouloir fantasmatique - ce dont témoigne clairement tout le courant dit de la fantasy.
Peut-être serait-il intéressant de creuser dans ce sens, et d’interroger le rapport entre une forme de conscience collective et la fonction de cette époque obscure - mais obscure parce que mal documentée - en tant que vaste réservoir à délires ?
Ceci étant, il faut rendre hommage aux titres de Paradox qui bien qu’approximatifs eux-mêmes à bien des égards (ils restent des jeux avant tout), poussent l’utilisateur à s’interroger et à progresser dans sa conscience du phénomène historique. Comme quoi, les jeux participent aussi à l’éducation de tout un chacun, d’ailleurs c’est avéré de longue date. Après tout, le jeu n’est-il pas une composante essentielle de l’apprentissage chez l’enfant en bas âge ? Et même encore après ?
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