Mise en ordre
Soyons honnêtes : Return of the Obra Dinn apparaît au premier abord d’une laideur qui frise le suicide commercial. Qui aurait 16€ à mettre dans un jeu à la 3D rugueuse, tout en nuances de gris ? Heureusement, les premières impressions ne sont pas toujours les bonnes, car sous cette esthétique repoussante pour quiconque n’a pas grandi avec un Commodore 1084 se cache un objet d’une grande beauté.
Return of the Obra Dinn, c’est donc le nouveau jeu de Lucas Pope, déjà célébré pour son angoissant Paper Please. L’objet se présente ici sous la forme d’une énigme, aussi étrange que son esthétique : Au début du 19e siècle, un navire anglais du nom de l’Obra Dinn rentre au port, vide de tout équipage. Revient au joueur la charge de découvrir ce qu’il est arrivé aux soixante personnes présentes sur le navire, aidé pour cela d’un carnet où il note l’ensemble de ses découvertes... et d’une montre fantastique.
Activée près des restes d’un matelot mort, celle-ci permet d’entendre les derniers instants de son existence, puis d’être projeté au moment de son décès, dans un arrêt sur image que le joueur peut explorer à sa guise. Le jeu prend donc la forme d’une succession de tableaux qui renvoient les uns aux autres, et qui permettent pas à pas de répondre aux trois questions nécessaires pour compléter la liste d’équipage : qui est cette personne ? Comment est-elle morte ? Qui l’a tuée ?
Appâté par le mystère, on reste d’abord pour le plaisir de découvrir chaque instant qui s’ouvre devant nous comme les entrailles d’une poupée russe. On a l’impression de tirer un fil : presque chaque tableau mortuaire donne accès à un autre cadavre, et donc à un nouveau flash-back qui ne manquera pas d’éclairer le précédent d’un jour insoupçonné. Le plaisir de la découverte est suffisant pour tenir en haleine jusqu’à ce que tous les corps aient été exhumés, et qu’on soit arrivé au cœur de la poupée russe. Et c’est là que le véritable jeu commence.
Car lorsqu’ils se présentent au joueur, les cadavres lui livrent une histoire dans l’ordre chronologique inversé : La mort a déjà frappé, le voyage se fait donc toujours vers le passé. Il faut alors reprendre le fil chronologique dans le bon sens, combler les ellipses pour que les pièces du puzzle s’assemblent. Lucas Pope a tout compris au jeu d’enquête, et cela se sent. On prend un plaisir fou à tirer ses propres déductions, à extrapoler le rôle d’un marin en fonction de sa place sur une illustration, à devenir familier de l’intimité de l’équipage et de la division du travail à bord en quelques heures. Alors que les pièces du puzzle s’assemblent, Return of the Obra Dinn donne l’impression gratifiante de mettre le passé de ce navire en ordre.
A l’aide de la répétition d’un même tableau — une guérite de douane — Paper Please parvenait à provoquer l’angoisse de la faute. Pope y transgressait avec génie les règles du Point & click pour en faire un cauchemar bureaucratique. L’Obra Dinn est aussi inclassable que son prédécesseur : walking simulator rempli de puzzles, puzzle game pour ceux qui sont mauvais en casses-têtes [1]. Avec un succès similaire, car l’exploration de l’Obra Dinn est aussi plaisante et jouissive que le quotidien bétonné de Paper Please était anxiogène.
Pur Jeu
Une étrange sensation vient cependant titiller l’échine du joueur lors de sa progression. L’accès d’un pont est bloqué par le corps d’un marin lors d’un flash-back, les identités sont validées trois par trois, une porte se débloque opportunément suite à la découverte d’un corps. L’œil attentif sent que sa progression est guidée artificiellement, que tout cela est mis en scène à l’aide de mécaniques qui font sens dans le jeu... mais pas vraiment dans le récit.
Ces contraintes se font plus subtiles qu’un mur invisible, mais leur délicate présence et leur arbitraire révèle en creux que ce n’est pas tant l’histoire qui intéresse Pope, mais les systèmes au cœur de son jeu. Ce qui compte pour lui, c’est d’associer les identités aux personnes correspondantes, plus que les identités en elles-mêmes. Dès lors, la narration a beau avoir un rôle à jouer – et pas des moindres, car c’est elle qui accroche le joueur – elle n’en est pas moins inféodée au jeu : seules comptent les mécaniques.
C’est peu, et c’est déjà beaucoup pour un développeur que d’avoir compris cela. Ce n’est pas le cas de tout le monde. En donnant la priorité aux systèmes sur le récit, Lucas Pope évite la dispersion : au contraire, l’ensemble des éléments de l’Obra Dinn sont en symbiose, rien n’est superflu, et cette économie de moyens n’empêche pas de convoquer des références prestigieuses : difficile de ne pas penser à l’univers d’Allan Poe et des Aventures d’Arthur Gordon Pym en arpentant les ponts de l’Obra Dinn, ou à Master and Commander en découvrant le quotidien de l’équipage.
De fait, un des jeux dont s’approche le plus Return of the Obra Dinn, c’est certainement The Witness, lui aussi développé par un enfant prodige de la scène indé. Car tous deux donnent la même primauté aux mécaniques, tous deux nous invitent à revenir sur nos pas pour extraire d’un monde clos des signes qui nous avaient échappés. Dans The Witness arrivait un moment d’épiphanie, lorsque le joueur comprenait que véritable puzzle n’était pas celui que l’on croit, mais que l’île était elle même un casse-tête. Dans l’Obra Dinn, ces instants sont multiples, à chaque souvenir que l’on retraverse et qui révèle une signification inattendue parce que visité avec un regard nouveau. Dans les deux cas, le joueur prend plaisir au décryptage, à la capacité qu’il a acquise de lire ce qui était dissimulé aux yeux du profane.
Vase Clos
Aussi intelligent soit le jeu de Pope, il ne parvient cependant pas à empêcher le joueur d’en venir à des solutions d’abruti. Là où l’ultime puzzle de The Witness nécessitait d’avoir tout compris de ses systèmes, le joueur se retrouve sur la fin de l’Obra Dinn à intervertir des identités au pif, en ayant la sensation qu’un indice lui a échappé. Peut-être cela est-ce voulu par Lucas Pope, mais on a cependant l’impression dans ces instants-là d’être en train de tricher, pseudo détectives que nous sommes.
Mais là n’est pas l’essentiel : il faut rendre hommage au travail d’orfèvre de Pope. En 2015, The Witness était qualifié ici même de chef d’œuvre, comme « témoignage de la maîtrise » d’un artisan. Return of the Obra Dinn, pourrait prétendre au même titre, tant on est émerveillé par le sens du rythme de Lucas Pope, par la fluidité de son design, mais aussi la beauté cachée de son univers en dégradés de gris. Sans parler de l’esthétique sonore – Pope a lui-même composé la bande son – sur lesquels Polygon s’est longuement attardé.
L’esthétique intransigeante choisie par Lucas Pope prend d’autant plus sens dans ce contexte. Car il s’agissait d’éviter toute confusion : Return of the Obra Dinn se place à contre-courant des tendances du AAA roboratif. Anti-Red Dead Redemption, il oppose une soute figée et morte aux mondes immenses et pseudo-vivants façonnés par des centaines de développeurs de cathédrales modernes. Et on comprend pourquoi : la taille réduite de l’univers permet non seulement de limiter les coûts de production, mais surtout de contrôler tous les éléments de l’expérience du joueur, et de garantir qu’il ne se perdra pas.
C’est peut-être dans sa manie du contrôle que Return of the Obra Dinn atteint ses limites. Car malgré le plaisir qu’on prend à mettre la liste d’équipage en ordre, il faut reconnaître que l’aventure concoctée par Lucas Pope s’avère assez anecdotique. L’univers marin ne décolle jamais d’une mythologie fantastique et marine déjà sérieusement balisée. Le mystère, une fois résolu, s’avère donc décevant, peut-être comme tous les mystères lorsqu’ils sont dévoilés. Il manque au jeu cet art du hors-champ qui donnait toute sa puissance à Paper Please, ou une forme d’hermétisme qui faisait de The Witness le support d’une infinité d’interprétations. A l’arrivée, tout est résolu, au point qu’on se demande a quoi pourrait servir de relancer l’Obra Dinn un jour, vu qu’il ne reste plus aucune question en suspens.
Notes
[1] Les achievement sur steam nous apprennent que 40% des joueurs sont allés au bout du jeu... Bien plus que les 16% qui ont terminé The Witness par exemple.
Vos commentaires
Nico D # Le 11 janvier 2019 à 13:42
Peut-être prendra-t-on plaisir à relancer Return of the Obra Dinn comme on prend plaisir à rouvir un livre maintes fois relu.....
J’adore votre site sinon, keep goin’
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