04. Le bord du ciel

Massively Asynchronous Exploration

Le jeu multijoueur a explosé. Un, deux, dix, mille, dix mille personnes simultanément parcourent le même monde dans tous les sens, tentant de vivre leurs propres aventures, leurs propres explorations, à leurs propres rythmes. Pour bien comprendre le sentiment d’exploration, il est critique de bien comprendre la manière dont on ressent cette aventure, de parler le langage de l’épique.

Découper, catégoriser, délimiter l’univers pour mieux comprendre la place que l’on y tient : moi, ma famille, ma ville, mon pays, mon continent, mon monde, mon univers.

C’est ce même type de pensée gigogne qui a tout naturellement été empruntée par le récit d’aventure, y compris mythique, un héros qui doit se coltiner des périls de plus en plus terribles avant la conclusion. Et de facto, suivre les aventures d’un héros classique implique toujours de se coltiner des chapitres de menu fretin pour enfin accéder à un point d’orgue épique. Des boîtes, rangées par taille, puis rangées dans une plus grande.

C’est un schéma qui fait partie de l’histoire universelle de l’Aventure, de l’évolution du soi, et témoigne d’une forme de rite de passage. Ce même schéma a imprégné la littérature épique et fantastique, ergo le jeu de rôle papier, ergo le jeu vidéo.

Ultima IV
Ultima IV : Slooooow progress

Depuis les vieux Ultima en vue de dessus jusqu’à un platformer lambda, le vocabulaire du jeu vidéo consiste à découper le monde en tranches de vie, pardon, de niveau, pour mesurer et contrôler la progression de l’épopée du joueur. Tandis que le joueur avance, on change le monde autour de lui : ici on déroule un pont-levis, là la mort d’un boss nous donne le double-saut tant attendu qui nous ouvre de nouveaux horizons. C’est tout naturel que le joueur en vienne à considérer qu’il est implicitement le maitre du monde : les PNJs l’attendent pour évoluer, et le monde restera immuable jusqu’à ce qu’enfin, le Messie-joueur le modèle à l’image de son « skill ». L’aventure existe pour lui et l’Univers est sien : il existe pour lui, vit par lui. Il sera le seul à en gravir les sommets, à en fouler les déserts, à en déflorer les sorcières des marais.

Transition du joueur seul au joueur multiple

Puis vinrent les MMO, nouvelle frontière du social, l’aventure partagée, les horizons communs. Sauf que oui, mais non. En effet, si dans un jeu solo il est facile de remplir une zone de gobelins et de la laisser telle quelle quand le joueur revient (les gobelins y seront toujours morts), ou s’il est amusant de laisser le château en ruines après qu’il a été rasé, comment traiter le cas d’une aventure asynchrone ? Car c’est là toute la difficulté du MMO. Le monde est découpé en tranches de progression, de plus en plus difficiles, suivant le rythme connu et réconfortant de n’importe quel récit fantastique, mais il est de facto, statique : comment faire en sorte sinon que le joueur arrivant dans le château y vive une aventure au moins aussi gratifiante lorsqu’un autre a déjà rasé les murs ? Les MUDs [1] originels, et dans une certaine mesure les premiers MMOs, avaient tout simplement décidé de créer des événements ponctuels, des Boss mortels, une frontière finie à chacun de leur contenu.

Mais très rapidement, un constat d’échec : impossible de délivrer une expérience de jeu similaire et constante à deux joueurs asynchrones dans un univers. Les actions du premier ont aussi tôt fait de modifier l’univers pour le second, et de domino en domino, que reste-t-il pour le deux millième joueur ? Doit-on produire deux mille fois plus de contenu pour supporter le flot inépuisable de joueurs avides d’aventure, d’exploration, de challenges ?

EQ
Everquest back in ’99 : From Fippy, with love.

Un monde surréel qui ne meurt jamais

En écrivant son histoire, le MMO a rédigé ses propres codes, à l’instar du vénérable Everquest (1999) : des zones délimitées par des écrans de chargement, une géographie immuable, des gardes que l’on peut tuer, mais qui reviennent à la vie, des monstres « uniques » mais qui réapparaissent après quelques heures, quelques jours tout au plus, un monde comme figé dans une sorte de quasi-immobilisme, à peine déguisé par des cycles de mort et résurrection de ses habitants :

- “Hey Dr00d, I just killed that dark elf dude Dorn B`Dynn, crappy loot tho.
- “Hey Wizzie ! Yeah I know. I killed him yesterday for zilch. Let’s kill him again tonite !”

Impossible de se débarrasser de cette saleté de Maire corrompu, de tuer ce dragon pour de bon, ou d’enfin sustenter ce nain qui réclame des muffins pour la deux cent-seizième fois aujourd’hui.

Si le plaisir de la découverte reste intact, l’aventure exploratrice dans un MMO reste globalement une expérience individuelle. Chacun pourra visiter un lieu individuellement, mais "le groupe" de joueurs n’aura pas d’impact direct sur l’environnement. Le monde s’en voit découpé d’une nouvelle façon, entre Ceux qui Précèdent, et Ceux Qui Suivent, un découpage chronosocial lié à l’existence même de ces univers persistants, ironique paradigme de leur succès et de leur immobilisme.

Pendant des années, la seule évolution du monde s’est faite au rythme des contenus additionnels, « add-ons » ou autres «  revamps » des zones, chaque extension du monde apportant son lot de changements, ici une nouvelle zone, là quelques remplacements dans les PNJs du cru.

Création d’un décalage ludique : comment concilier pionniers et suiveurs sur un même serveur ?

Oh bien sûr, quelques pionniers ont tenté de transgresser les Lois du MMO, comme par exemple Shadowbane (2003), qui en plus d’offrir un monde complet de lutte joueur contre joueur, laissait la possibilité de changer le monde de jeu lui-même, en terraformant l’univers, construisant des bâtiments ou en les détruisant, installant ses propres PNJs marchants, gardes, modelant pour ainsi dire le monde à son image. Dans la même perspective, Star Wars Galaxies (2003) offrait en plus la possibilité d’instaurer son propre système politique afin de gérer une microcommunauté à l’intérieur de l’univers. Mais ces choix drastiques imposent une contrainte de taille : un joueur plus lent ou arrivé sur le tard aura une expérience « déformée » du jeu, rendant plus difficile/facile/différent son arrivée dans le jeu. La progression d’un joueur se met alors à changer, là où les vaillants pionniers du MMO mettaient des semaines voire des mois à coloniser l’Ouest sauvage, les nouveaux venus parcourront la distance en quelques jours, favorisant une inflation des économies nécessaire à la bonne santé d’un univers en ligne, s’engageant dans une spirale folle creusant toujours plus le fossé entre l’expérience d’un nouveau venu et celle des anciens.

SWG
Star Wars Galaxies : An Empire Divided. Une planète. Quelque part. Avec des gens. Et des droïdes. Mystérieux !

Au final, rapidement, le nouveau venu se retrouve privé de la liberté du joueur-dieu, position accaparée par ses prédécesseurs, et en vient à se retrouver acculé à tout ce qui dans l’univers ne changera pas : le confort de la zone pour les débutants, la sécurité de la chasse aux monstres contrôlés par l’ordinateur dans l’une de ces zones immuables qui n’ont pas pu être subtilisées par Ceux qui Précèdent.

Et, à nouveau, cette sensation d’immobilisme, même vis-à-vis de ce que Ceux qui Précèdent ont réalisé. Sensation douce-amère d’un univers immuable envers et contre tout, la perte de l’impression de triomphe du joueur solitaire autour duquel toute l’Existentia du jeu gravite. Le sentiment d’en vouloir plus, l’ultime pouvoir du bouton Pause. Les réussites ludiques d’hier sont devenues des victoires sociales aujourd’hui : la seule façon de glorifier l’exécution N°4377 d’un même boss est la valeur sociale qu’elle revêt : faire partie du club des 4377, c’est avoir exploré une frontière plus lointaine que 45623 autres joueurs. La progression dans les « boîtes d’univers » devient une progression dans des cercles sociaux. La carte du monde supplantée par la carte d’adhérent de la Guilde Unetelle, ou une liste d’« achievements » comme autant de jalons dans un univers social.

L’explosion de la perception de l’espace dans les MMO

C’est Dark Age of Camelot, avec son extension Foundations (2003) qui a le premier popularisé le concept d’ « instance » dans le MMO : un fragment d’univers n’existant que pour le joueur (et les amis qu’il invite), répétable à l’infini pour autant de joueurs différents. Il s’agissait ici de gérer la possession de maisons privée personnalisables et individuelles, et le choix avait été pris afin de gérer la quantité variable de joueurs et l’espace limité : on créerait autant de version vides et identiques de chacune des zones résidentielles, comme autant d’univers parallèles, possédant chacun leur assortiment unique de maisons reflétant leur possesseurs uniques d’une instance à l’autre.

DAOC
Dark Age of Camelot : Foundations. Le premier MMO mainstream a proposer du "player housing", des maisons individuelles personnalisables... mais instanciées.

Une démultiplication des horizons à visiter, et l’ajout d’une « 4e dimension » à l’exploration, donnant aux joueurs un panel apparemment infini de variations sur un thème imposé. Mais pourtant, ces zones, de par leur conceptions, restèrent en dehors du monde, comme des petits mondes isolés et autonomes à l’intérieur de quelque chose plus grand, mais sans interaction entre eux sinon le va et vient des pionniers dimensionnels / joueurs.

WoW
Un portail d’instance dans World of Warcraft. De ce côté : le monde commun, de l’autre : le monde privé. Pour un temps.

World of Warcraft (2004) a tenté d’apporter une dimension « individuelle » aux aventures par le biais de ces instances, qui offrent au joueur un morceau d’histoire rien que pour lui et ses amis. Il peut ici avancer dans une mini trame scénaristique en huis clos, éliminer des ennemis qui ne réapparaissent pas, ouvrir des portes sans qu’elles se referment. S’il revient dans « son » instance, il retrouvera le monde dans l’état qu’il aura créé… Pour un temps tout du moins. Quelques heures, jours, au pire une semaine plus tard, l’horrible Boss Untel reviendra à la vie comme par magie, et les portes explosées se reconstruiront d’elles-mêmes. Car oui, un univers persistant est avant tout un univers rejouable, encore, et encore, et encore.

Guild WXars
La carte Guild Wars : chaque point correspond à la progression propre du joueur, et représente un évènement dans la trame narrative du jeu. Voyager dans le monde, c’est voyager dans le temps.

Là où les concepts de lieu et de temps se confondent

Pourtant, en 2005, Guild Wars a tenté une autre approche : créer une histoire globale, ou chaque zone franchie clos un chapitre de L’univers, pour le joueur et le joueur uniquement. On pouvait donc y jouer dans une zone enchanteresse, puis de fil en aiguille provoquer un cataclysme, et devenir incapable de retourner en arrière, la vision propre du monde appartement au personnage étant changée pour toujours. Impossible de jouer avec un ami qui n’aurait pas franchi ce même cataclysme, même s’il est toujours possible de créer un nouvel avatar pour revivre les évènements du passés. Comme par magie, la frontière spatiale se transforme en une nouvelle frontière temporelle, tour de force de Guild Wars, transcendant une épopée géographique à travers un chemin initiatique, soigneusement découpé en zones calibrées sur l’avancée du personnage. Ainsi, La redécouverte d’un évènement passé se joue comme on remarcherait sur ses propres pas, voyage temporel tout autant que physique, une remontée ludique du fil de la tapisserie des Moires.

Guild Wars
Guild Wars. Ascalon post & pre Searing : le voyage dans le temps via joueurs interposés

Bien que toujours incapable de transgresser les Lois Universelles de la rejouabilité et le développement asynchrone de joueurs de différents horizons, Guild Wars a créé un précédent en changeant la perception des limitations du genre. Tant et si bien que le susmentionné World of Warcraft en reprit la substance dans son extension Wrath of the Lich King (2008) après l’avoir expérimenté un peu plus tôt dans la précédente, Burning Crusade (notamment la quête Blade’s Edge Moutains : Intercepting the Mana Cells pour les aficionados). Désormais, le « phasing » serait généralisé : les serveurs du jeu renvoyant un contenu différent au joueur en fonction de sa propre avancée dans certaines quêtes ou arcs narratifs à l’intérieur du jeu : ici tuer quelqu’un sera permanent pour le joueur (et tous ceux qui en seront au même point de la quête), là on n’aura plus accès à un lieu, etc. Le monde à explorer devient un témoin de la différenciation entre deux joueurs. Il suffit d’entrer dans une zone en phasing pour se retrouver séparé de ses compagnons, spatialement au même endroit, mais à des années-lumière en termes d’avancement.

L’exploration devient un tribut apporté par le jeu à l’accomplissement personnel, permettant de retrouver en partie l’impression de faire partie d’un monde qui change, d’être un élément moteur, d’avoir un impact. On peut visiter les mêmes endroits, les revisiter, et apprécier le chemin parcouru.

WoW
The Wrathgate : Le plus notable exemple de phasing de Wrath of the Lich King.

La technique a toutefois eu une conséquence indirecte mais pourtant concrète : elle transforme l’asynchronisation des joueurs en désynchronisation. Impossible de se croiser, ou de se courir après : les joueurs habitent désormais dans des univers parallèles tout en restant capables de parler l’un avec l’autre, étrange discussion entre deux Alice, des deux côtés du miroir.

Vers une schizophrénie divertissante

Étrange magie que celle des MMO, qui en l’espace d’une dizaine d’années de popularité a replié sur lui-même le concept d’exploration dans un jeu vidéo. Mondes ouverts par défaut, mais soumis aux assauts répétés de milliers de colons avides d’aventures, mais aussi de reconnaissance de leur individualité propre.

Et quelle magie, sinon celle de la schizophrénie exploratoire, transformant la traversée d’un monde partagée en une expérience non plus seulement spatiale, mais dimensionnelle, surréaliste, sociale, et en définitive, humaine. L’Ultime Frontière de l’exploration du MMO, n’est-elle pas l’Autre, après tout ?

Notes

[1] Multi User Dungeons, ancêtres, souvent textuels, du MMO

Il y a 6 Messages de forum pour "Massively Asynchronous Exploration"
  • NaviLink Le 16 novembre 2011 à 21:47

    Excellent article sur l’évolution de la "persistance" dans le monde des MMO. Bien écrit et concis.
    Il reste quelques coquilles ici et là^^

  • lyz Le 21 novembre 2011 à 18:28

    seule solution, la génération procédurale de contenu ! Pas grave si une ville est rasée, du moment que le moteur peut en générer une autre quelque part. Tant pis si le grand démon du troisième ordre est tué, tant qu’un autre différent peut naître ailleurs. Hélas c’est plus facile à dire qu’à faire !

  • Ray François Le 22 novembre 2011 à 10:10

    Oui, c’est une piste intéressante, dont le succès tient autant à la qualité de l’algorythme de création du contenu que que la suspension d’incrédulité du joueur, une espèce de test de Turing ludique, à mon sens.
    J’ai écrit un sujet là-dessus sur mon blog il y a quelques mois d’ailleurs :
    http://mutantsparrow.com/2010/05/18...

  • Martin Lefebvre Le 22 novembre 2011 à 11:08

    L’autre solution ce serait de laisser les joueurs créer du contenu, un peu à la manière des mods. Il n’y avait pas un jeu qui avait tenté ça il y a quelques temps ? Le problème c’est que ce genre de trucs peut évidemment être utilisé pour tricher dans le cadre d’un monde persistant...

  • lyz Le 22 novembre 2011 à 16:57

    oui la création par les joueurs est une bonne piste, mais elle nécessite sûrement une forme de modération, à la fois pour éviter le contenu abusif et le contenu de trop basse qualité. D’autre part, comment s’assurer que le contenu créé par les joueurs ait une véritable valeur narrative ? S’il y a du contenu créé par les joueurs, celui-ci doit être directement générateur d’histoires. En outre, si c’est envisageable que les joueurs puissent construire une ville de leurs propres mains, est-ce aussi facile pour eux de créer des npcs ? uploader des meshes/sprites est relativement facile, pour des comportements, c’est plus délicat (mais tout de même possible). Idéalement oui, joueurs et npcs devraient être capables de modeler leur monde. C’est un gros challenge ;)

  • Gus Le 26 novembre 2011 à 02:25

    Très intéressant, cet article sur ces questions de narration dans les univers persistants...

    D’ailleurs si je puis me permettre, il me semble que Guild Wars 2 va y aller son petit pavé dans la marre, avec une expérimentation narrative des plus intéressantes :

    - D’un côté un univers persistant non instancié, mais qui évolue tout de même en fonction des actions des joueurs, dont les agissements (par exemple : sauver un village) entraînent des conséquences qui font évoluer l’univers (le village est sauvé, ou détruit, et dans ce dernier cas il le restera jusqu’à ce que les joueurs permettent sa reconstruction). Bon après, certes, c’est une évolution scriptée et cyclique, mais ça reste une évolution synchronisée... Et puis sur le papier ça permet aussi d’éviter le manque d’intérêt du contenu auto-généré, et le manque de constance du contenu généré par les joueurs.

    - De l’autre côté, ce qu’ils appellent "l’histoire personnelle" des joueurs : une série de quêtes instanciées qui reste sur le principe de désynchronisation du premier opus, mais en poussant beaucoup plus l’aspect RPG classique (j’imagine que tous les joueurs pourront sauver le monde, mais la façon de le faire dépendra de la personnalité choisie, ce qui selon moi est une louable tentative d’introduction de role play dans un MMO de cette ampleur).

    En bref, il devrait y avoir au moins deux narrations : l’une synchronisée de l’univers, avec des cycles non contrôlés mais quand même une maîtrise de la narration générale par l’équipe de développement (autre fait intéressant : ça inclut un certain aspect social au passage), et une complètement à part de tout ça, dans un autre espace-temps, garantissant une expérience personnelle pour chaque joueur. Reste à voir si il y aura la possibilité d’ignorer complètement l’une ou l’autre de ces options, si c’est bien intégré, et surtout si ça sortira un jour... Bon en attendant l’expérience a l’air alléchante, et, ça-y-est, j’arrête de faire de la pub.

    Chouette site, au passage...

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