Résumé des épisodes précédents : Après avoir fait la rencontre d’un colibri et d’un étrange garçon lui ayant enseigné les rudiments de l’électronique, l’auteur a échangé sa vieille Clio contre un camion de chantier pour sauver un chien de l’insolation. L’explosion d’un pneu fait malheureusement échouer le camion contre un arbre, et c’est grâce à l’aide providentielle d’un trio d’archivistes que le voyage peut continuer
Acte 0, Scène 5
Arizona, Nouveau Mexique, Texas, Oklahoma, Arkansas, Tennessee...Kentucky.
Vraiment ? C’est ici ?
Oui, oui, ne vous inquiétez pas.
Il ne vous reste plus qu’à entrer.
Vous êtes attendu.
Les archivistes m’avaient déposé au milieu de nulle part, face à une petite porte noire. Le nom sur la sonnette indiquait « Kentucky Route Zero »...ce n’était pas vraiment ce à quoi je m’attendais. Ma curiosité laissait place à l’appréhension...et si j’étais déçu ? C’était un peu tard pour reculer. Je pressai le bouton de sonnette. Start.
La porte s’ouvrit sur un couloir sombre, au bout duquel se trouvait un rideau. À travers, je pouvais entendre le hululement d’une chouette, le grésillement des grillons (à moins que ce soit celui d’un vieux téléviseur ?), la clameur de la route, mais surtout les échos d’une mélodie bluegrass entêtante, accompagnés de chants lancinants.
You’ve got to walk that lonesome valley You’ve got to walk it by yourself There’s no one here that can go there with you You’ve got to go there by yourself
Je franchis le rideau.
Acte 1 : Kentucky Route Zero
Au sol, des planches de bois usées, au plafond, des cordages, des poulies, derrière moi, le rideau rouge, en face, un miroir. Je venais de mettre les pieds au milieu d’une pièce de théâtre dont j’étais à la fois le public et le personnage principal. Livré à moi-même, je fis alors la seule chose qui me sembla sensée en ce genre de situations : je me mis à jouer.
La pièce était déjà écrite, mais mon rôle pas encore clairement défini. Ma seule indication scénique : trouver la Kentucky Route Zero, et encore, ce n’était qu’une suggestion.
Je choisissais chacune de mes phrases avec soin, inspiré par le voyage que je venais de mener, je fignolais mon jeu d’acteur. J’étais si inspiré que j’allais parfois jusqu’à modeler le rôle des autres, leur donnant un nom, leur soufflant discrètement la réplique...sans vraiment savoir si je faisais preuve d’initiative ou me pliais docilement à ce qu’on attendait de moi. Quel-qu’étaient mes choix la pièce suivait son cours, les machines se mettaient en branle et de somptueux décors se dépliaient derrière moi, me coupant le souffle et me laissant improviser sur des situations nouvelles. Les personnages se succédaient eux aussi sur scène, un à la fois, comme s’ils n’étaient en réalité joués que par un seul et même comédien, chaque fois grimé de manière différente, mais toujours aussi énigmatique. En bas, l’orchestre country avait invité la faune du Kentucky pour accompagner ses banjos et tambourins.
Parfois, les lumières s’éteignaient, et il ne restait plus que nos voix pour meubler le vide. Ces moments, s’ils étaient les moins spectaculaires, n’en étaient pas moins précieux, car c’est eux qui laissaient la plus large place à l’errance, à l’improvisation. Il y avait tellement de rencontres à faire, de lieux à visiter, de libellules à poursuivre...la Kentucky Route Zero attendrait bien.
Le premier acte touchait à sa fin et je ne pouvais pas me résigner à quitter la scène. J’étais si imprégné de mon rôle que j’en avais oublié de regarder dans le miroir, ce n’est qu’en y posant les yeux pour la première fois que je vis les fantômes qui m’entouraient : L’ordinateur, l’oiseau-mouche, la maison en Californie, l’électricien, les insectes, le rêve, la station-service, le chien, le charpentier, le camion, les archivistes, les mouettes se changeant en poisson...ils étaient tous là sur scène, jouant leur rôle à la perfection.
C’est à ce moment que je compris : je ne venais pas de trouver la Kentucky Route Zero : j’y étais engagé depuis le début. [1]
Je retournai à mon clavier.
Notes
[1] Kentucky Route Zero : http://cardboardcomputer.com/2013/0...
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