S’il est vrai que l’univers comporte jusqu’à une dizaine de dimensions, n’est-il pas frustrant de ne pouvoir en percevoir que quatre ? A quoi cela ressemblerait-il d’être capable d’en percevoir davantage et de pouvoir s’y déplacer ? L’art a parfois essayé d’élargir les limites de notre perception, comme le cubisme qui tentait de nous montrer tous les côtés d’un personnage en même temps, ou comme les travaux d’Escher sur les objets impossibles mêlant plusieurs perspectives contradictoires. C’est aussi ce que propose Fez : voyager à travers des « dimensions supplémentaires » et voir comment cela affecte et modifie les lois de l’espace auxquelles nous sommes habitués.
[Avertissement : l’article révèle certains éléments des cinématiques de fin.]
Le trait de génie de Fez c’est de traiter la troisième dimension, que nous connaissons pourtant, comme cette dimension « en plus », imperceptible mais présente, incompréhensible mais réelle. L’univers est perçu en vraie 2D : plate, avec tous les éléments alignés sur une ligne, un plan. Pas de perspective cavalière ou isométrique pour donner l’illusion de la 3D : le pur plan. Pourtant on peut faire tourner l’univers et découvrir un nouveau côté du monde. Mais immédiatement l’univers s’aplatit sur cette nouvelle ligne : tout précipice ou obstacle qui se trouve dans la profondeur, sur l’axe z, n’existe plus. Ce qui n’est plus visible depuis cet angle est annulé, comme si cela appartenait à une autre dimension imperceptible pour Gomez, le petit héros. Tout le challenge et le plaisir du jeu consiste donc à changer de point de vue pour plier et déplier l’espace à notre convenance, afin de créer des passages impossibles et d’abolir des obstacles.
Car il y a un plaisir qui provient de l’affranchissement des lois de la physique et de la perception : s’envoler dans les airs et flotter, ouvrir une porte sur un monde parallèle, voyager dans le temps… Le jeu vidéo permet d’expérimenter cela métaphoriquement, par le gameplay et les règles du jeu qui diffèrent des règles du réel. Le corps humain est lourd et rivé au sol, mais dans Journey le corps est léger, il peut courir verticalement sur des algues magiques et flotter doucement au-dessus des dunes. Si Journey est l’espérance du « ravissement », de l’élévation spirituelle et physique, Fez est la tentative de visualiser le tissu de l’univers et de passer à travers ses mailles.
D’autres jeux avant lui ont établi leur concept sur ce vertige de l’illusion d’optique et de la perspective trompeuse. Echochrome est celui qui rappelle le plus Escher et des œuvres comme Relativité, par son esthétique noir et blanc ultra sobre et ses niveaux constitués d’escaliers, de piliers et de ponts, mais surtout par sa logique. Pour franchir un précipice, le joueur doit masquer ce dernier par un pilier, en changeant de point de vue. Le trou ou l’obstacle ainsi masqués disparaissent littéralement et le personnage peut passer.
Dans A Shadow’s Tale, on joue l’ombre d’un personnage qui tente de retrouver son possesseur. L’univers est en trois dimensions, mais en tant que simple ombre, on est condamné à n’évoluer que sur deux dimensions, projeté sur le monde. Ainsi un passage discontinu, infranchissable, peut produire une ombre compacte et continue, le long de laquelle notre ombre pourra se déplacer. Le joueur doit cette fois changer de perspective et parfois modifier les sources lumineuses afin de créer ces passages immatériels d’ombres projetées.
Closure (dont une version PSN est disponible depuis peu) utilise aussi la lumière pour tromper notre perception mais de façon différente : tout ce qui n’est pas éclairé et est « dans le noir » (l’univers est en noir et blanc) n’existe pas. Si l’avatar s’avance à tâtons sans source lumineuse, il tombe. S’il vient avec un globe de lumière, un sol se révèle et l’empêche de tomber. Tout le jeu consiste donc à judicieusement placer ses sources d’éclairage pour créer un espace solide là où on en a besoin. Ce n’est pas un hasard si Fez comporte un niveau qui est une citation de Closure dont il reprend momentanément l’esthétique et le concept.
Tous ces jeux et Fez avec eux reposent sur le plaisir du trompe-l’œil et de l’incertitude de l’espace physique. Cependant Fez est le seul à pousser la thématique aussi loin (bien plus loin que le terre à terre Sky Island qui s’en tient à la simple mécanique de gameplay du changement de perspective), avec de nombreuses références semi-cryptiques à la théorie des cordes et aux univers parallèles, aux trous noirs et aux particules élémentaires. Ses deux cinématiques de fin n’ont rien à envier à 2001 l’Odyssée de l’espace pour ce qui est du vertige dimensionnel psychédélique, l’une nous plongeant vers l’infiniment petit (en cas d’échec) et l’autre vers l’infiniment grand (en cas de victoire). Dans un cas Gomez devient une forme de plus en plus simple, se réduisant peu à peu à deux pixels blancs et un rouge, dans l’autre il s’éloigne de plus en plus jusqu’à devenir là aussi un simple point. Tout dans l’univers de Fez est « pattern », tout est lisible : les nuages sont des carrés, les constellations des tetrominos, des codes secrets se cachent sous le moindre caillou. De nouvelles pierres de Rosette sont disséminées partout dans le monde, prêtes à être déchiffrées. On trouve les traces d’une ancienne civilisation disparue, dont des crânes à trois orbites, signe là encore que ces ancêtres étaient probablement doués d’une perception plus sophistiquée que la nôtre.
Les références aux classiques du jeu vidéo (la salle à l’esthétique Game Boy, les nombreuses citations de Zelda, Mario, Tetris mais aussi Myst et bien d’autres), l’omniprésence des multiples de 8, nouveau nombre d’or, se mêlent aux références scientifiques pour créer un univers complexe, avec ses lois physiques mais aussi son histoire et sa mythologie. Ici pas de Temple de l’Eau ou de références chrétiennes ni d’écriture elfique. Les tetrominos se révèlent être un langage secret, un code correspondant aux différents boutons de la manette. On découvre un alphabet primitif, celui du jeu vidéo.
Si la physique tente de mettre l’univers en équations, si Escher tentait « d’intégrer les mathématiques à l’art », c’est peut-être également le projet originel du jeu vidéo, qui crée des mondes et exprime la vie par les chiffres. Rien n’est a priori plus opposé à la vie organique que la pure géométrie, ses angles droits et ses formes calculables, sa logique abstraite. Dans 2001 le fameux « monolithe noir » était l’exact opposé des primates maladroits et sales qui le découvraient. Était-ce l’image de Dieu ou une intelligence alien ? Pas étonnant que l’on retrouve cette icône dans l’une des salles de Fez, où il se pose une fois encore comme énigme insoluble, image de notre incapacité à saisir le code ultime de l’univers et ses multiples dimensions. Mais la beauté de la chose, c’est d’essayer.
Vos commentaires
Steph # Le 20 avril 2012 à 17:44
On pourrait prendre ça pour de l’auto promo - on aurait pas tout à fait tord -, mais il y a quelques temps Karl avait produit quelque chose qui se rapproche beaucoup de ce que tu dis à la fin de ton article c’était Jeu vidéo et Mathesis universalis. Il essayait de dire ce qu’il y avait d’amusant de jouer avec les règles finies qui donnent, et permettent, ce sentiment d’infini que l’on éprouve dans les jeux. il prenait le cas particulier des moteurs physique. Peut-être cela t’intéressera (PUB).
Steph # Le 23 avril 2012 à 21:51
oh bordel, je suis navré j’ai maudit l’article...
Martin Lefebvre # Le 23 avril 2012 à 22:59
Je sais pas si t’as maudit l’article, mais plus je joue à Fez, plus je trouve le jeu brillant.
J’ai encore un peu de mal avec la carte, mais il y a vraiment plein de passages très bons, d’autant que comme je n’essaye pas le 100 % je ne suis jamais vraiment frustré par une énigme, je progresse à mon rythme.
Je suis toujours pas emballé par l’univers, mais comme l’écrit Sachka le jeu a une réelle beauté mathématique dans sa manière de te faire manipuler — hacker en un sens — l’espace.
Steph # Le 24 avril 2012 à 14:44
Scroll of Curse2 : je ne vois pas ce que tu veux dire par beauté mathématique. Je ne vois même pas ou Sachka dit ça... et je jure que j’ai fait l’effort de relire l’article. A la limité je vois une beauté géométrique : c’est un assemblement de carrés et de rectangles qui produit un sentiment esthétique... et encore. Ce que j’en ai compris c’est qu’il était plaisant de jouer avec d’autres règles que les règles réelles mais que ce monde nouvellement créé conservait ce qu’il fallait de cohérence - parce que régit par des règles, des lois - pour que l’on si amuse, qu’il ne s’y passe pas n’importe quoi.
Martin Lefebvre # Le 24 avril 2012 à 17:37
La géométrie fait partie des maths, non ? ;)
La beauté de Fez n’est pas dans la DA que je n’aime pas trop, mais bien dans la manière dont on manipule l’espace, que Sachka compare à Escher et son "intégrer les mathématiques à l’art".
Steph # Le 24 avril 2012 à 21:49
A la limite géométrique = qui ne serait que géométrique ? ;) qu’il est taquin ce Martin.
Pour faire simple : ce que tu disais visait la manipulation et Sachka semblait se limiter aux formes dans le jeu ; mais il me semble maintenant que j’ai mal lu : "Le jeu vidéo permet d’expérimenter cela métaphoriquement, par le gameplay et les règles du jeu qui diffèrent des règles du réel. Le corps humain est lourd et rivé au sol, mais dans Journey le corps est léger, il peut courir verticalement sur des algues magiques et flotter doucement au-dessus des dunes."
Enfin ça ne m’avance pas des masses sur ce que peut vouloir dire "une réelle beauté mathématique". Je reviendrais à ça plus tard, ça s’éclairera peut être enfin.
# Le 8 mai 2012 à 10:03
N’ayant pas joué à Fez, et surtout n’étant pas Sachka, je suis mal placé pour te répondre.
Je crois que la beauté dont il est question ici ressemble à celle (dans une moindre mesure) qu’a vue Einstein quand il a découvert la relativité, ou à celle que voit Proust quand il réalise que le geste de Gilberte n’est pas ce qu’il croyait être. En cela, ce n’est pas qu’une beauté mathématique ; c’est ce à quoi nous faisons face lorsque nous comprenons que le monde - lisse en apparence - est infiniment plus complexe et stratifié que ce que nous avions prévu.
Lorsque les signes, que nous lisions d’une façon x, se révèlent signifier (x/y)², il advient un sentiment grisant et vertigineux que, je crois, Sachka a connu en jouant à Fez.
(Je suppute.)
Steph # Le 8 mai 2012 à 11:27
C’est un peu ce que je me suis dit en lisant l’article. Mais je voulais éviter de ramener Einstein dans l’affaire, craignant une reponse tres what the f ? :& ! ?
Il y a en revanche dans la description qu’elle donne du plaisir que l’on a à jouer à Fez un véritable plaisir de la comprenette, de la petite étincelle, quand les choses s’emboîtent dans la tête. Et les multiples références et renvois de Fez on l’air de faire penser en effet à ça. Une Joie pour parle le spinoza.
Laisser un commentaire :
Suivre les commentaires : |